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  Comment dire une disparition ?

Version longue d'un article publié sous le titre "Où sont passées les masses paysannes" dans Notre Librairie, n°157

 

 
 

On connaît cette phrase de l'historien Eric Hobsbawm, écrite à la fin du vingtième siècle : « Le changement social le plus spectaculaire et le plus lourd de conséquences de la seconde moitié de ce siècle, celui qui nous coupe à jamais du monde passé, c'est la mort de la paysannerie. Car, depuis le néolithique, la plupart des êtres humains avaient vécu de la terre et du bétail ou de la pêche»1. Toute la chaîne des relations s'est disloquée en un bref laps de temps : pour le plus grand nombre, la relation immédiate à la nature s'est irrémédiablement transformée ; les terres évacuées, les paysages sont en général remodelés ; les contingences et les formes de socialités liées à des pratiques traditionnelles n'ont pas survécu à ce changement, autrement que sous des formes anecdotiques et ponctuelles. Élève de l'ENFOM en 1948, Roland Colin, lui-même inscrit dans une société où l'arrière plan paysan est très prégnant, prend conscience du caractère crépusculaire de ces sociétés : « Nous découvrions [...] que ce monde qui nous attendait était aussi devenu, derrière l'arrogance des façades du pouvoir occidental, la terre meurtrie d'une civilisation du désarroi »2.
Même la littérature semble avoir peiné à saisir l'essence de cette dislocation : le monde paysan est décrit souvent à partir de l'angle de la nostalgie, d'un passé à jamais disparu, ou bien, quand en demeurent des survivances, comme le lieu d'une communication troublée. La voix narrative est celle d'un personnage qui n'appartient pas ou plus à cet espace, et qui, bien souvent, par les études qu'il a menées, s'écarte de ce terroir, qui n'est plus pour lui qu'une des identités relatives qu'il a acquises ou élaborées dans son expérience du monde. Déclarer son origine paysanne, décrire les cadres culturels des habitants du terroir, revient d'emblée à prendre en charge un décentrement initial, fût-il implicite. Écrire la vie paysanne, c'est poser son regard sur un monde dont on est sorti, ou bien évoquer le monde de l'autre, quelque peu ethnologisé. De la littérature coloniale aux classiques des littératures du sud, ces deux postures sont identifiables, à certaines nuances près. L'arrivée de l'autre colonisateur, origine du regard ou bien porteur des forces de transformation, mises en œuvre en général avec brutalité, est toujours le signal que l'effondrement est imminent : Things fall apart, affirmait Achebe3, et son roman est exceptionnel dès le présent du titre. La saisie romanesque est celle de cette dislocation, néanmoins perçue depuis une voie narrative qui marque quelque peu ses distances à l'égard de la tradition.
Les romans et témoignages publiés récemment pourraient bien signaler en creux la disparition de ce que l'on a coutume de nommer « les masses paysannes », sans trop bien définir ce que ce terme finalement recouvre. On peut d'abord se demander si les littératures du sud ont réellement tenté de représenter ces « masses ». Il semble qu'au contraire, le roman s'est en général focalisé sur des communautés restreintes, bien souvent dispersées, et c'est la chronique d'une famille ou d'un groupe de familles qui était traitée. Mais cette typification avait valeur d'une mise en perspective : derrière la communauté, il y avait les réseaux de relation, les ramifications qui conféraient épaisseur à cette représentation. Ensuite, il faut parvenir identifier l'absence d'une représentation massive, c'est-à-dire une présence absente. Au delà du caractère paradoxal de cette enquête - car, dans la réalité, nous le savons bien, dans un certain nombre d'aires géographiques, cette disparition n'est pas complète, mais seulement en cours, du fait même de la mise en place progressive d'une raison économique globalisante-, il convient aussi de s'interroger sur le surplomb du regard porté vers cette paysannerie comme sur l'impact de cette évocation . Ce qui est en jeu est bien une esthétique de la distance qui porte en son cœur une question lancinante : quelle signification peut bien avoir pour un lectorat essentiellement urbain, et connaissant des conditions de vie en général plus aisées que l'objet de la représentation qu'il consomme, cette représentation de vies pathétiques ?
Cette question se distingue très nettement de celle que posait autrefois le roman paysan, ou bien même le roman du terroir : l'enjeu n'est plus la célébration humaniste de la campagne, ou bien l'évocation réaliste du paysan rivé à la continuation de la tradition, borné, et un tant soit peu cruel, objet de crainte en raison de la force historique qu'il incarnait, autrefois, particulièrement lors de la période coloniale, un paysan qu'il était un devoir de civiliser. Les terroirs eux-mêmes ne sont plus préservés, ils sont entrés de force dans des histoires complexes qui ont neutralisé l'ancienne homogénéité culturelle comme leur pérennité, fondée sur l'unité de l'homme et du monde. Things falled apart, désormais, et chacun en a conscience. Le paysage, les outils, les moyens de transport et de communication ont été modifiés, et plus rien ne sera comme avant, dans un antérieur dont les plus jeunes ne soupçonnent même pas qu'il ait pu exister. C'est par exemple ce que rappelle Auguste Avice, dans le récit de sa vie dans les années 1940-1950, à Mayotte : « Tu t'imagines, faire le trajet en charrette, toute la crête de Combani, jusqu'à Mamoudzou pour traverser ensuite avec le boutre, aller à Dzaoudzi pour acheter 5/6 paquets de cigarettes et retourner le soir ! [...] Il n'y a rien qui reste de ce temps-là : ni boutres ni charrettes »4. Les paysans des terres du sud sont les laissés pour compte de la modernité, et en général, ils se perdent dans les abords des villes qui croissent à la démesure, ceinturées de leurs bidonvilles. Les auteurs se sont détachés des erreurs d'analyse et d'appréciation d'il y a quarante ans, et que rappelle très opportunément Hobsbawm : « A l'heure même où, dans les années 1960, de jeunes gauchistes optimistes invoquaient la stratégie de Mao Zedong pour faire triompher la révolution, basée sur la mobilisation des campagnes, pour encercler les bastions urbains défenseurs du statu quo, des millions [de paysans] abandonnaient leurs villages pour s'installer en ville »5.
L'enjeu critique n'est pas simple, puisqu'il s'agit de repérer ce qui apparaît seulement comme traces dans des romans qui, il est vrai, semblent de plus en plus planter leur décor dans la ville. Mais il faut tout de suite relever que selon les aires géographiques, les conditions de la représentation ne sont pas les mêmes : les romans haïtiens, par exemple, de par leur ancienneté relative, ont saisi peu à peu le mouvement de désaffection de la terre. Mais aussi, la distinction fortement ancrée entre la ville et le pays en dehors, pour reprendre les analyses de Gérard Barthélémy : le contentieux est ancien en Haïti, où justement les masses paysannes se sont longtemps opposées par la force au projet de modernisation sociale porté par les bourgeoisies urbaines. Dans Le Vieux Piquet, Janvier mettait en scène un paysan révolté :
Notre sang fut versé à flots. Encore une fois nous fûmes vaincus, écharpés, écrasés. C'est depuis lors surtout que, dans les livres qu'ils sont seuls à écrire ou qu'ils ont fait écrire, les fils des fusilleurs nous traitent de misérables, d'infâmes, de pillards et d'insolents ! Quelle menteuse canaille et quels bandits !6
Pour le paysan haïtien, et depuis le point de vue d'un écrivain particulièrement critique du fonctionnement de la République, le monopole de la représentation par les gens de la ville confirme l'imperméabilité des deux cultures.
Cependant, peu de temps après que le discours de l'indigénisme en ait appelé à la représentation du terroir haïtien7, les romanciers s'en sont emparés pour traduire sa décrépitude, sa pulvérulence et le recul conséquent des limites de la survie. Du hameau vers le bourg, du bourg vers la ville de province, de la ville vers Port-au-Prince, puis ensuite vers l'ailleurs, les romanciers d'Haïti ont traduit cette spirale de la décrépitude, et son cortège de misères8. Reconnue internationalement avec un roman paysan, Gouverneurs de la Rosée, cette littérature a désormais la ville pour aire de prédilection. Pourtant Passages, d'Emile Ollivier, prend pour un des objets de la fiction une de ces communautés paysannes. Mais c'est pour dire son départ :
Il fallait partir, puisqu'il n'était plus possible de s'agripper à la terre, de protéger leur communauté, d'échapper à mille et une infortunes ; puisqu'ils refusaient, eux, les plus rudes, les plus honorables, les plus orgueilleux, de redevenir esclaves.9
Mais dans la représentation qui est menée du groupe, la tâche de l'écrivain n'est plus la visée ethnographique qui était celle des aînés. L'enjeu n'est pas, comme l'écrit Claude Souffrant, de « reculer jusqu'au XVIème siècle pour retrouver cette mentalité traditionnelle »10 comme l'avait fait Roumain, ni de tenter d'approcher une espérance quasi messianique de la recomposition du terroir, paysage et société, mais d'en mettre en lumière la signification sociale et politique par le biais d'une poétique de l'imaginaire, elle-même fondatrice d'une esthétique baroque. La communauté paysanne tente de se reposséder une dernière fois avant de se dissoudre dans une américanité qui l'attire et la repousse. Mais en même temps, c'est tout le sens de cette traversée du temps de la technique, depuis le paysage rural en poussière, mais habité par les dieux, jusqu'à la modernité urbaine la plus exacerbée et la plus absentée de l'esprit, que le roman approche par touches successives. La dernière tâche que s'assigne le héros Normand Malavy est bien celle-ci : comment parler de ce désastre ? Comment le faire entendre ? Comment tout d'abord faciliter la prise de parole par ceux qui sont les grands muets de l'histoire ? Les multiples évocations des moyens de communication comme la mise en œuvre d'un montage narratif emboîté et complexe participent de cette interrogation essentielle. Très vite pourtant, le regard sur les paysans retrouvent l'ancienne distance. Dans Bicentenaire de Lyonel Trouillot, le monde rural est celui de l'arrière plan, désormais lointain, de l'enfance des personnages. Et la parole qui en provient n'est que celle de la mère, aveugle, qui ne parvient pas à prendre en charge réellement, ce qui se trame en ville pour ses deux fils11.
Le constat est le même dans le douloureux roman de Jean-Euphèle Milcé, L'Alphabet des nuits 12. Le narrateur qui poursuit la recherche de son amant disparu observe les paysans de l'Artibonite en crue depuis l'habitacle de son véhicule tout terrain. Le découragement du personnage s'amplifie, au fur et à mesure qu'il poursuit sa quête, et qu'il sait qu'il va quitter l'île où sa famille est pourtant installée depuis plusieurs générations. Mais il est resté à la surface chaotique de cette culture : « les paysans de l'Artibonite ont semé du riz et ils récolteront du blé américain pour sinistrés. [...] Des deux côtés de la route, les paysans drainent l'eau qui reste. Le spectacle est désolant. A chacun ses péchés. A chacun ses misères »13. L'imperméabilité entre ville et campagne s'est tendue à nouveau.

Le spectacle des misères paysannes depuis l'habitacle du véhicule n'est pas propre au regard haïtien. On le retrouve par exemple à Madagascar, dans le roman de Michèle Rakotoson, Lalana14. La campagne paraît vidée : « Cette zone est devenue un no man's land [...] et les habitants se sont enfuis[...]. Les maisons sont poussiéreuses, branlantes et tombent en morceaux, brique par brique. La misère remplace la pauvreté »15. La rencontre avec les paysans rescapés s'avère désastreuse : ils sont captifs d'une religiosité sectaire qui ne leur permet pas de dépasser une interprétation apocalyptique de la réalité. Mais à l'inverse, dans le regard de Rivo, l'ami qui va mourir du sida et que Naivo conduit à la mer, c'est bien aussi la procession spectrale des esclaves, autrefois emportés vers les navires marchands, qui surgit. Cette contre vision tente de susciter l'impensé historique de la société malgache, profondément inégalitaire. La situation actuelle est ainsi perçue comme le résultat d'un faisceau de causes, dont certaines remontent bien avant la période coloniale, comme l'ont aussi relevé Jean-Luc Raharimanana et Monique Agénor16.

Le constat est généralement partagé par la plupart des auteurs : la dégradation actuelle des conditions d'existence des paysans n'est pas redevable de la seule situation postcoloniale, comme, pouvait l'expliquer Les Soleils des Indépendances, par exemple. Ce n'en est qu'un des paramètres. Dans son recueil de souvenirs, Roland Colin rappelle opportunément que pour le monde des paysans sénoufos, viscéralement attachés « avant tout aux forces telluriques », la réalité ante coloniale était déjà difficile : « les sociétés du terroir, chez elles, n'avaient pas vécu pour autant dans un monde idyllique. La guerre était omniprésente : luttes inter villageoises pour accroître, par les captifs, le potentiel de culture de la terre ; lutte entre l'État et les villages réfractaires pour se procurer des sofas17, des armes en vendant des esclaves, et des approvisionnements »18. Tierno Monénembo, dans Peuls19, reprend cette histoire, et mène la réappropriation du passé, en s'écartant délibérément du merveilleux habituel des contes peuls comme de la vision des vainqueurs. Bien que massivement documenté, le texte est fondé en roman : l'évocation des paysages, de la vie domestique paysanne, particulièrement celle des éleveurs, comme du rythme des saisons agricoles, voit en contrepoint l'impact des ravages des guerres. Mais c'est aussi un récit sans complaisance, mené par une parole décalée, qui se joue de la mythification inhérente au genre de l'épopée. Sans cesse, l'auteur montre combien les prémices de la décadence sont contenus dans ceux de la grandeur, mais aussi, combien furent fatales les dissensions entre les États peuls au moment des guerres de colonisation. Les temps de la colonie semblent, eux aussi, revenir sous la plume de certains auteurs. Celle-ci n'a pas amélioré le sort des paysans, comme le rappelle Roland Colin : entre les « prestations » en nature, et la pression fiscale par l'impôt de « capitation », dans l'aire de domination française , « la répression autoritaire, s'appuyant sur les ressources coercitives du régime de l'indigénat, donnera son visage à la conscience douloureuse des paysans vivant ainsi, dans leur chair, le 'temps de la force' »20. Henri Lopès rappelle combien ce statut de l'indigénat est à la source même du projet colonial. Dans Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois, il cite Renan, dont le manifeste La Réforme intellectuelle et morale fut le livre de chevet de plusieurs générations : « comment Renan, un humaniste, a-t-il pu se laisser à affirmer : 'La nature a fait une race d'ouvriers, c'est la race chinoise, [...], une race de travailleurs de la terre, c'est le nègre ; soyez pour lui bon et humain et tout sera dans l'ordre ; une race de maîtres et de soldats, c'est la race européenne' »21. L'inhumanité des traitements est un des stéréotypes des littératures du sud classiques. Ainsi, dans le même recueil, Lopès reprend la parole courante des coloniaux, évoquant une scène de retour en métropole, où il se rend lui-même pour accomplir ses études : « ... ils maudissaient notre pays, ce bled de nègres sauvages, cette fichue colonie de bordel de merde »22. Roland Colin, lui aussi, explore finement cette difficulté à dépasser les imaginations préalables, ainsi que les postures et les gestes, autant de marqueurs culturels. Très vite, il ressent ce « contraste tranchant entre les gestes convenus du cérémonial politico-administratif étranger et l'expression que les paysans portent sur leur visage et dans tout leur corps, irradiant une culture sans commune mesure avec la loi des Blancs »23. Il y a un gouffre béant entre les deux mondes, et rares sont ceux qui parviennent à le franchir. Mais quand cette traversée est accomplie par un colonisé, elle devient matière à un roman de formation, relativement fréquent, lui aussi dans les littératures classiques du sud. Les Ténèbres de ta mémoire, de l'écrivain équato-guinéen Donato Ndongo relève en partie de ce genre. Publié pour la première fois en espagnol en 1987, le roman décrit les moments marquants de l'éducation coloniale d'un garçon destiné au séminaire et à la prêtrise. S'il évoque la tension entre tradition et modernité, les conflits entre les cultures et les générations, les écarts entre la ville et le monde rural, qui constituent des oppositions courantes dans le roman de formation depuis L'Aventure ambiguë, de Cheikh Hamidou Kane, le roman inscrit ces oppositions dans un contexte particulier : appartenant à une famille convertie à un catholicisme bigot d'obédience franquiste, le narrateur vit déjà le conflit à cette échelle familiale. Son renoncement à la prêtrise et sa décision de devenir avocat constituent une seconde marche critique. C'est ce double contraste qui constitue la matière romanesque. Ainsi, d'un côté, il y a ce regard porté par l'enfant de choeur qui se demande « si ces Noirs aux plaies suppurantes et puantes, tout endimanchés qu'ils fussent, si ces pauvres êtres dévorés par les anophèles et que le paludisme et la dysenterie amibienne avaient réduits à un état hypnotique irréversible, leur donnant un sempiternel regard de fous dociles »24 sont dignes de cette « mission transcendante » dont il est chargé ; ou le même, refusant cette vie paysanne dont il est l'héritier : « dans la chaleur humide de midi j'ôtais ma chemise blanche, mon pantalon blanc et mes baskets blanches pour revêtir les guenilles du petit travailleur agricole »25. De l'autre côté, il y a la lente dissolution du discours de la messe et de sa gestuelle compliquée, qui sous la plume de Ndongo, semble aussi devoir être renvoyées à un arrière monde digne d'une exploration ethnologique. Double culpabilité, donc, que le texte travaille, par touches successives d'une écriture résolument inscrite dans le souci de la modernité littéraire.
Une culpabilité analogue affecte le narrateur du Fils de l'arbre, de Libar Fofana. Mais cette fois, le narrateur doit échapper à l'emprise de la tradition, qui ruine tous ses projets d'études, et à la dictature post coloniale. La tradition, c'est l'enfermement dans l'archaïsme et le dénuement, et se traduit par l'impossible individuation. La dictature, c'est la reprise en boucle d'un discours évidé de tout contenu, l'impossible libération de la tradition, dans les faits. Mais cette fuite hante le personnage, qui ne peut partager avec personne ce souvenir des racines, ni se libérer de sa culpabilité. Faisant retour près de quarante ans plus tard, il ne peut que constater que les êtres sont toujours « retranchés dans l'imperceptible forteresse de leurs traditions »26, et qu'il faut à tous faire effort pour parvenir à établir une frêle passerelle entre les deux mondes. Il faut retisser la mémoire, et détisser les haines afin de pouvoir participer à la transmission patiente de la modernité. Même s'il réside à Marseille, Bakari est désormais reçu comme un ancien du village, dont il se considère lui-même comme un des pères désormais. C'est un fragile équilibre que décrit Fofana, et qui paraît bien rare. En général, la rupture avec l'ordre paysan est radicale, et se fait sans espoir de retour.
C'est en général le point de vue des colons. L'Afrique est bien souvent reliée à une géographie de la nostalgie, dont Karen Blixen aura tracé les contours. Pourtant, dans un subtil roman passé inaperçu, La Nuit du planteur, Daniel Henriot, qui a passé sa vie en Afrique, raconte la remontée conradienne de Mahon, longtemps soldat d'infortune « au service de chefs de bande, [...] vains tyrans à qui le désir d'enrichissement servait d'idéal »27, vers un père inconnu, « broussard amoureux d'une terre sauvage »28 qui aura eu toute sa vie un rapport sensuel à la terre, et à ses plantations d'ananas. Il fait ainsi revivre les fastes de la période coloniale, mais aussi l'installation définitive dans un lieu de rupture et de recentrement sur sa propre identité, que va découvrir Mahon, à son insu.

Ce n'est pas le seul type de retour vers la ruralité africaine. Comme l'écrit Philippe Antoine, « en Afrique de l'Ouest, au début des années 1990, les flux du monde du monde rural vers les capitales se sont fortement ralentis. A contrario, les flux en sens inverse, de la capitale vers le milieu rural, deviennent assez importants ; on observe même dans certains pays un exode urbain »29. Si les raisons majeures de ces flux proviennent de la difficulté d'accès à un emploi rémunéré et aux études, dans le roman, bien souvent, le retour aux village est entraîné par la guerre civile, qui ravage les villes. Cette fuite est ainsi vécue par Laokolé de Johnny Chien Méchant d'Emmanuel Dongala, à la fois comme une régression et comme un non sens, puisque pour les plus jeunes, la coupure avec le monde rural a déjà eu lieu : « Nous n'avions jamais eu le désir ni senti la nécessité d'aller dans le village de nos parents, ni de parler la langue de la tribu [...]. Et voilà qu'une querelle de politiciens nous rejetait chacun vers son village, chacun vers sa tribu »30. Le village dans lequel elle prend du repos surgit dans une clairière en demi teinte : c'est d'abord l'extrême pauvreté des habitants, qui ne vivent que de maigres cultures, compensées par un braconnage dangereux, du point de vue sanitaire, qui frappe ; c'est ensuite le caractère apaisé de l'existence certes aux limites de la survie, mais dans une proximité réconfortante avec les forces telluriques, qui ressourcent les corps meurtris par les combats et les horreurs. Mais, les plus démunis sont aussi ceux qui ne peuvent résister au débordement de la violence urbaine, qui vient détruire ce havre provisoire. Plus de ville, plus d'espace rural, plus de trace de toute culture : c'est le retour à la nature, celle d'avant même le néolithique, d'avant l'émergence de toute société. Laokolé est seule dans la forêt, et se bat pour trois bananes contre une « connasse de nana de phacochère »31, boit dans une mare comme un animal, plongée dans l'hébétude. Il faut en effet tout refonder, quand on a rencontré le coeur même de l'animalité et de la nature.
Car le monde rural est en lisière de la nature. Là, les bêtes rôdent, les plus massives comme Placide, le crocodile monstrueux de La Nuit du planteur, mais aussi les panthères de Johnny Chien Méchant, ou les hyènes de Kénédougou ou du Fils de l'arbre, comme les plus infimes, le moustique vecteur de paludisme. Franchir la frontière, c'est prendre sur soi comme à l'intérieur, l'être même de la nature, ce dont les habitants des villes sont irrémédiablement séparés. L'Enfant-bois 31bis, d'Audrey Pulvar traduit cette expérience cruciale de l'enfoncement dans la boue primordiale et la naissance dans une matrice humide sécrétée par les fourmis. Roman complexe, qui prend en écharpe les désastres régionaux, notamment le désastre haïtien, l'indistinct départ entre la folie et la normalité, les décentrements induits par un ordre insulaire, arc bouté à des mythes, et la confrontation à la modernité londonienne : il s'agit, pour le personnage d'Eva, de se (re)construire, de mener une patiente anamnèse vers soi et de retrouver le chemin de la parole brisée par la cruauté inhérente aux sociétés rurales, à laquelle sa propre cruauté paie un lourd tribut, le meurtre du frère. Et parvenir à entendre les raisons qui fondent une généalogie tronquée, surtout le désamour de sa propre mère. Mais désormais, une fois les scènes primordiales revécues, surgit la conscience claire que la réalité ne s'établit plus une fois pour toutes à partir de l'univers de référence immédiat, la ville, la modernité occidentale, qui connaît elle aussi ses zones de trouble, ou bien le monde rural, enfermé dans son conformisme. Il faut, pour le personnage, parvenir à prendre en charge ses identités multiples et s'affirmer dans une projection future dé-libérée.
C'est peut-être ici que cette esthétique parvient à prendre son sens : la représentation paysanne dans le roman récent traduit rarement le souvenir d'un paradis perdu. Dans la plupart des textes abordés, le dénuement, la souffrance, suggérée ou mise en évidence, le malheur, la faim, la folie semblent le lot commun des personnages du monde paysan. Il y a quelque chose de bizarre dans cette tentation du spectacle, comme si par là, les valeurs les plus communes du monde développé rendaient hommage à la misère, par le biais d'une activité de pure dépense : la lecture. La réalité est encore plus complexe, on le pressent, mais ce que disent ces textes et ces romans récents, c'est bien une incertitude générale sur les fondements mêmes qui permettent leur écriture, puis leur diffusion. Il faut accepter d'être différent pour nommer cet éloignement de l'univers paysan et donc accepter de le trahir, de remettre en cause sa légitimité traditionnelle, afin de parvenir à construire une individuation cohérente. Mais un tel retournement fait sens dans la dénonciation, latente, souterraine, et si constante, de cet état de fait : proches de la critique du discours environnemental, si prégnant désormais dans la sphère du développement, et dont les conséquences sont désastreuses pour les plus pauvres, discours dans lequel le « Nord qui connaît les angoisses liées au changement climatique, dont on sait que les causes se trouvent historiquement et encore actuellement dans ces pays »32, ces discours des auteurs affirment sans cesse l'impact désastreux des marges latentes du « progrès », comme cette ethnologisation de l'autre, sur fond de bonne conscience, cette ingérence du droit de regard, si peu apte à modifier les conditions réelles d'existence. Tous les textes évoqués traduisent un refus très net de la folklorisation, mais aussi un engagement résolu dans une modernité consciente de ses débords. Et c'est par là que cette esthétique d'une double mise en perspective rejoint l'éthique et le politique, parfois de façon ténue, et malmène quelque peu son lecteur. Aucun de ces écrivains n'est ainsi gagné par la tentation de décrire un quelconque 'zoo littéraire', ou bien une 'réserve', même si, notamment dans les romans haïtiens, l'imperméabilité reprend semble-t-il ses droits.

Yves Chemla

1 Hobsbawm, Eric, J., L'Âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle, Paris, éditions complexe et Le Monde diplomatique,1999, p.382
2 Colin, Roland, Kénédougou au crépuscule de l'Afrique coloniale. Mémoires des années cinquante, Paris, Présence africaine, 2004, p. 34
3 Achebe, Chinua, Le Monde s'effondre, Paris, Présence africaine, 1990 (première édition 1958)
4 Le déclin des domaines coloniaux : un récit de vie, Archives orales, cahier n°11, Délégation territoriale aux affaires culturelles, Mayotte, Les éditions du Baobab, 2000
5 Hobsbawm, op. cit., p.383
6 Janvier, Louis Joseph, Le Vieux Piquet. Scène de la vie haïtienne, Paris, Imp. Antoine Parent, Bibliothèque démocratique haïtienne, 1884 p.21
7 Price-Mars, Jean, Ainsi parla l'oncle..., Paris, Imprimerie de Compiègne, Bibliothèque haïtienne, 1928
8 Chemla, Yves, La Question de l'autre dans le roman haïtien contemporain, préface d'Émile Ollivier, Matoury, Ibis rouge, 2003
9 Ollivier, Emile , Passages, Paris, Le Serpent à plumes éditions, 1991 p.32
10 Souffrant, Claude, Une Négritude socialiste, Paris, l'Harmattan, 1978, p.56
11 Trouillot, Lyonel, Bicentenaire, Paris, Le Serpent à plumes, 2004
12 Milcé, Jean-Euphèle, L'Alphabet des nuits, Orbe, Bernard Campiche éditeur, 2004
13 p.101
14 Rakotoson, Michèle, Lalana, La Tour d'Aigues, éditions de l'aube, 2002
15 Rakotoson, id°, p. 111
16 Raharimanana, Jean-Luc, Nour, 1947, Paris, le Serpent à plumes, 2003 ; Agénor, Monique, Comme un vol de Papang', Paris, le Serpent à plumes, 1998. Voir Chemla, Yves, « Malheurs aux dieux... », Interculturel Francophonies, N°4, novembre-dédembre 2003, Alliance française de Lecce, p. 201.
17 « Le terme 'sofa', dans le vocabulaire militaire de l'époque s'appliquant aux armées des chefs d'empire, signifie guerrier », Colin, Roland, op. cit., p.386, note 21.
18 Colin, Roland, op. cit., p.105
19 Monénembo, Tierno, Peuls, Paris, éditions du Seuil, 2004
20 Colin, Roland, op. cit., p. 110
21 Lopès, Henri, Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois, Paris, Gallimard, coll. Continents noirs, 2003, p. 85
22 Lopès, op. cit., p. 105
23 Colin, op. cit., p. 61
24 Ndongo, Donato, Les Ténèbres de ta mémoire, Paris, Gallimard, coll. Continents noirs, 2004, p. 67
25 Ndongo, op.cit., p. 102
26 Fofana, Libar, M., Le Fils de l'arbre, Paris, Gallimard, coll. Continents noirs, 2004, p.11
27 Henriot, Daniel, La Nuit du planteur, Paris, La Table ronde, Paris, 2002, p.9
28 Henriot, op. cit.,p. 70
29 Philippe Antoine, « Population, sociétés et santé en Afrique », Perspectives Sud, Paris, ADPF, Ministère des affaires étrangères, Paris, 2003, p. 49
30 Dongala, Emmanuel, Johnny Chien Méchant, Paris, Le Serpent à plumes, 2002, p. 279.
31 Dongala, op. cit., p.314
31bis Pulvar, Audrey, L'Enfant-bois, Paris, Le Mercure de France, 2004
32 Constantin, François, « Environnement et développement », Perspectives Sud, op. cit., p.236


 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09