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  Note de lecture : Emmanuel Dongala, Johnny Chien méchant, Paris, Le Serpent à Plumes, coll. Fiction française, 2002

Notre Librairie , n° 150

 

 
 

Comment dire littérairement l'inhumain sans tomber soi-même dans les pièges que nous tendent les pouvoirs de l'horreur ? Emmanuel Dongala nous l'écrit : il faut lever le regard vers la nuit étoilée, tandis que les pieds bien posés sur la terre, on marche guidé par l'ordre de son destin, tout en reconnaissant la part d'héritage qui nous a été transmise. L'oubli d'un seul de ces gestes entraîne toutes les catastrophes, et immédiatement la première d'entre elles, qui est l'effondrement de l'humanité. Rarement sans doute, la réponse n'aura été donnée aussi radicalement que dans Johnny Chien Méchant, ce roman si beau et si douloureux, qui met en texte les paroles de deux personnages âgés de seize ans : un garçon, milicien de son état, indifférent à sa propre férocité, et une fille, Laokolé, qui tente de sauver ce(ux) qu'elle peut. Dans la succession des textes de chacun de ces deux personnages, deux visions antithétiques de la guerre sont confrontées. De cette cacophonie bruyante et ténébreuse, de cette plongée à la fois si proche et si opposée dans l'horreur, émerge peu à peu le souffle puissant d'un roman de formation pour les temps incertains. Il faut relever, enfin, qu'Emmanuel Dongala a su saisir avec une acuité salutaire combien les guerres actuelles en Afrique dépassent les cadres locaux et combien l'occident y est impliqué, autant par son action que par l'obscénité de son regard.
Tout oppose ces deux personnages. Lui est un assassin sans père ni mère et un violeur, dont la fonction est d'obéir aux ordres, ceux qui obligent à détruire le peu qui est là. Elle, une jeune femme obstinée dans sa reconnaissance de l'autre, et dans sa volonté de construire en maîtrisant son destin, et de protéger, autant qu'elle le peut, sa famille. Elle voudrait devenir ingénieur, tant elle se sent habitée par « la beauté abstraite de l'angle droit » ou bien par « une équation abstraite [quand] elle se transforme en réalité concrète » (p.170). Le monde est pour elle ouvert comme champ des possibles : en pleine forêt, recueillie dans un village de bûcherons, elle lit un article sur l'astronaute africaine américaine Mae Jemison. Lui se définit comme un « intellectuel » car il a atteint le niveau scolaire du CM1, contrairement aux autres supplétifs du commando. Mais son langage est embourbé dans la fange, et dans l'appropriation d'une pseudo-réflexion sur le tribalisme : les phrases se suivent et se contredisent, les valeurs se dégradent. La veulerie devient une forme de courage, l'humiliation une marque de fierté, le viol une apparence de respect. Le personnage est intégralement un « sapeur », pour reprendre le mot qui avait cours avant la guerre, au Congo. Et quand il parle, il déverse tout à la suite, comme « une éructation de la misère ; une bile de mots.(...) L'Enfer, ça doit être ça, le lieu où tout ce qui se dit, tout ce qui s'exprime est vomi à égalité comme dans un dégueuli d'ivrogne » nous rappelait naguères Robert Antelme dans L'Espèce humaine. Dans cet enfer, la culture est assimilée à une parure, à égalité avec les fétiches dont le personnage s'affuble pour provoquer l'effroi. Ainsi, il rêve de posséder une bibliothèque, et vole des livres lors des pillages. Mais c'est par une Bible lancée contre son visage que commencera sa mise à mort. Enfin, et peut-être au point de départ de ce désastre, il y a l'absence de nom. Si Laokolé a reçu son prénom et donne le sien à l'enfant qu'elle adopte, lui en revanche s'accorde des noms successifs qui valent pour titres. Mais précisément, notre prénom est cette part du langage par quoi nous sommes appelés, par quoi nous sommes autres et par quoi nous différons de ce que nous croyons ou voulons être. Certes, les passages du roman dans lesquels le personnage raconte ces prises de nom et les argumentaires développés pour justifier ces appellations confinent au burlesque. Mais il faut savoir entendre que c'est aussi par là que commence la naturalisation du viol, et la négation de la culture. On s'attribue des désignatifs, mais on prend ceux des autres, car de soi, on ne sait que faire : les milices sont des « Tchétchènes », les chefs s'appellent « Giap », « Rambo », « Chuck Norris ». En se proclamant Johnny Chien Méchant, le personnage manifeste sa propre déchéance de l'humanité. Mais Dongala montre en même temps que cet avilissement est généralisé : quand Chien Méchant viole l'épouse du contrôleur des douanes et prévaricateur Ibarra, c'est d'abord pour humilier « l'un de ces grands qui passaient dans leurs véhicules luxueux en nous méprisant, en ignorant la misère autour d'eux » (p. 269). Cette scène particulièrement insoutenable révèle aussi combien pour Dongala les racines du mal s'enfoncent dans le terreau des désastres sociaux, et combien ces miliciens ne sont plus animés que par cette passion négative qui dispense d'attenter aux désordres du monde, le ressentiment.
Au contraire de Chien Méchant, Laokolé reconstruit l'ordre du monde. Poussée à la fuite, elle s'enfonce dans la nuit forestière, au cœur des ténèbres de l'origine. Elle renaît à la source dans une eau lustrale qui lui révèle sa féminité et la rend disponible à la rencontre. Désorientée par la violence des hommes et celle des éléments, elle va jusqu'au bout de la nature qui est en elle, jusqu'au bout de ce chemin qui mènera à une terre promise, combattant enfin la bête de la forêt, une « espèce de connasse de nana de phacochère » (p. 314). Reconstruisant une cosmogonie essentielle qui fait le lien de la boue profonde au ciel étoilé, elle parvient à la plus fine pointe de l'humanité, celle par où l'être revendique d'une façon quasi biologique son appartenance à l'espèce humaine, même si celle-ci est déniée par les Blancs qui viennent sauver les gorilles, mais pas les hommes, et se contentent de lui jeter un paquet de biscuits. C'est à partir de ce moment que Laokolé relève la culture de l'enfer, et qu'elle assure elle-même le lien avec l'héritage parental, en ouvrant une école dans un camp de réfugiés. Car c'est seulement par l'école, désormais, que se (re)fondent les sociétés.
En confrontant ces deux paroles qui parfois se répondent sans le savoir, parfois reprennent les mêmes phrases, dans une troublante stéréophonie, Dongala montre qu'une vision monophonique de l'histoire est insuffisante, parce que sans doute trop abstraite. Seule la pluralité des voix peut matérialiser le désastre. Il choisit dans Johnny Chien Méchant de faire entendre à la fois et successivement et l'une et l'autre. L'horreur s'y dit et s'y déconstruit à la fois par un contrepoint incessant. Il nous en revient une rare émotion.
Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09