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Etudes haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  {« Toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien »}

{Littérature, Fiction, Témoignage, Vérité.
Paris III, 19 et 20 mars 2004
Atelier II. Témoignages, Cultures, Crises historiques}

 

 
 

L'écrivain haïtien entretient un rapport à l'histoire et au témoignage qui prend sa source dans l'intime : ce qui s'est passé là-bas - la Traite, l'économie plantationnaire, les guerres de libération et d'indépendance, les désastres sociaux et économiques depuis, l'impossible vivre ensemble et désormais, l'exil -, ne parvient jamais à prendre la forme du témoignage littéraire apaisé, tant le marquage des corps et des consciences a été imprimé au plus profond des êtres. Comment dire ce désastre continu avec des mots, et à partir d'idéologies qui portent en leur sein le signe ininterrompu du préjugé1 ? Comment la dimension testimoniale accède-t-elle à la posture littéraire, et parvient-elle à remettre en jeu les codes de la fiction, en se dégageant de l'emprise politique et intellectuelle de l'autre ? Telle est bien la question qui est toujours posée par l'écrivain haïtien, d'Emeric Bergeaud (1818-1858), aux écrivains actuels (Ollivier, Laferrière, Trouillot, Franketienne, Lahens, Dalembert, pour ne citer que ces noms). A un degré ou à un autre, les écrivains haïtiens, essayistes, poètes, romanciers, auteurs de théâtre, semblent avoir placé au centre de leur projet d'écriture l'affirmation toujours renouvelée d'une vérité d'Haïti. Comme si le fait haïtien était plus que les autres redevable d'une transparence. L'écriture haïtienne a longtemps été une écriture dépliée résolument vers l'autre, réitérant sans relâche une mémoire des origines : le serment de Bois-Caïman, la révolte, l'abolition, l'Indépendance, et de nouveau, depuis quelques temps, la Dette. Lyonel Trouillot affirmait récemment encore qu'il y a sans doute un trop plein de mémoire en Haïti, une mémoire qui saturerait les discours au point que la parole des exclus ne serait pas vraiment entendue, et qu'elle demeurerait occultée. Dans le pire des cas, elle est délégitimée. En 1884, déjà, Louis-Joseph Janvier faisait dire à un personnage de paysan, vaincu lors d'une des innombrables guerres civiles : dans les livres qu'ils sont seuls à écrire ou qu'ils ont fait écrire, les fils des fusilleurs nous traitent de misérables, d'infâmes, de pillards et d'insolents !2
Cette question se manifeste avec encore plus de radicalité désormais pour ceux qui n'ont pu faire autrement que quitter le pays. Emile Ollivier, par exemple, qui se déclarait « québécois le jour, haïtien la nuit » travaille cette mémoire, suggérant ses traces dans les postures corporelles, dans les attitudes mentales et les (in)aptitudes à se mouvoir au sein d'une géographie de la modernité qui ne cesse de signaler en creux qu'elle est la résultante de cette exploitation des corps par la Traite. Dans Passages (Paris, 1994, Le Serpent à plumes), il questionne la difficulté de nommer directement ce rapport à la fois à l'histoire et à l'intime, à travers la figure de personnages voués à l'errance, à la migrance, dans un monde qui ne parvient pas à comprendre autrement que par la figure du décalage, ce difficile rapport aux autres et au dire.
La stratégie narrative déployée dans le roman met en cause le regard du lecteur sur cette histoire et sur le témoignage, et explicite comment ce lecteur est partie prenante de ce qui est raconté, malgré la distance culturelle et géographique, en particulier dans la représentation littéraire de ceux que l'on appelle les « boat-people ». Ce n'est que par des déplacements successifs, que par une écriture du détour, que cette mémoire inscrite au cœur de l'intime parvient à se manifester.
La communication présentée s'appuie sur les résultats provisoires d'une recherche en cours autour de la question des rapports entre la représentation de l'intime et la dimension testimoniale chez plusieurs écrivains francophones, pas seulement haïtiens. Les rencontres fréquentes désormais lors de salons littéraires, les lectures croisées d'œuvres littéraires, la circulation internationale de ces écrivains et la relative familiarité entretenue avec nombre d'entre eux ouvrent à mon sens des perspectives nouvelles, notamment en termes de parentés littéraires, et de soucis communs.
J'articulerai cette communication en deux moments : d'abord, une série de considérations sur la question de l'intime, comme ce qui par définition n'accède que de façon détournée, ou latérale, au champ littéraire. J'en viendrai dans un second temps à la mise en forme que propose le roman d'Emile Ollivier, Passages.

1 L'intime ne se donne ni ne se déclare directement

L'intime, tout d'abord, est un ordre qui remet en cause le discours : est intime, on l'a souvent répété, ce qui est le plus intérieur, le plus secret. Voici ce qu'en écrit Michela Marzano dans l'article consacré à « L'intimité à l'épreuve de la transparence dans le récit de Catherine Millet », paru dans le numéro 12 de Sigila
3 :

L'intimité permet à tout être humain de s'abriter, de se cacher, d'escamoter : c'est une partie d'être qui s'oppose au paraître ; une partie de vérité qui s'oppose au mensonge ; une partie de dedans qui s'oppose à l'extérieur ; une partie de silence qui refuse l'énonciation.

Pourtant, dans l'ordre de la fiction - pas seulement, il y a aussi la biographie -, le dire de l'intime est au fondement même de la plupart des projets. La scène romanesque est consacrée au dépli de ce qui ne se dit pas dans la réalité, et fonde dans le même temps la légitimité de la fiction : dans la littérature se dit ce qui ne se dit pas ailleurs, ou bien si peu.
Venons en à quelques effets haïtiens de cette problématique. Avant de traiter plus particulièrement de Passages, j'évoquerai un moment par lequel cet intime-là se montre dans son scintillement.
Dans L'Espace d'un cillement, de l'écrivain haïtien Jacques Stephen Alexis, c'est ce qui se donne à entendre dans le cri que lance La Niña Estrellita, lors de la mise à feu d'un mannequin, « censé représenter les grands prêtres juifs du Sanhedrin qui condamna Jésus ». « A bas le 'Juif' ! »
Cette voix n'avait rien de commun avec ce qui se passait dans la rue. Sous couleur d'exaltation collective, c'était un cri intime, un cri qui saisissait l'occasion de jaillir, profitait d'une circonstance où il était licite de crier. Que de choses, que de choses tues pendant longtemps, que de choses peut-être ignorées d'elle-même, que de choses oubliées avait exprimées cette voix. Une bête prise, un tigre abattu, un arbre foudroyé, un chien écrabouillé, seuls hurlent ainsi !... (...)
La Niña s'est révélée par ce cri. Ces sons relâchés, sans squelette, gluants, étaient immondes. Par là elle racontait au monde sa pestilence, ses vices, les envies de vices qui la travaillent et qu'elle n'arrive pas cependant à admettre au fond d'elle-même ; elle disait son ennui aussi. Elle étalait sa charogne, ses déjections putrides, ses vers grouillants, ses gaz fétides. Cette désarticulation même des syllabes était odieuse.
4
La voix de l'intime, pour La Niña, est encore cette béance que peu à peu elle va combler avec El Caucho, et dans le chemin qu'il retraceront ensemble, vers ce paradis perdu des soucis de l'enfance. Jusque là, Eglantina est une morte, mais elle ne le conçoit pas, encore. Il lui faut pourtant renaître. Les Haïtiens associent étroitement cet intime-là - celui de la naissance, de l'amour et de la mort - aux loas guédés, cette famille si essentielle des rituels du sacré vaudou. Les guédés sont chargés de traiter ce qui concerne la part élémentaire de l'humanité, la naissance, les relations sexuelles, la mort, comme le rappelle Karen Mc Carthy Brown
5.
Au centre du dispositif, papa Guédé est chargé de veiller au règlement des relations entre les êtres humains. Car le vaudou est avant tout une pratique sociale qui a pour fonction de régler les conflits levés au sujet des relations entre les êtres, notamment de les révéler, lorsqu'ils sont tus et que le non dit participe du délitement social. Et c'est évidemment par un guédé que La Niña sera possédée, lors d'une cérémonie improvisée, elle qui a tant à voir dans les replis de son intimité, avec la vie utérine, la naissance, l'amour et la mort. Cet intime là se révèle dans l'intermittence : l'autre en soi ne se laisse pas dépouiller sans résistance. C'est l'autre en soi qui est soi, dans le détour.
L'intime est un travail, incalculable car infinitésimal, mais toujours actif : la contre-posture qui ruinera idéalement les postures sociales et publiques. Toute la littérature haïtienne est traversée par cette faille, fendue par cette fissure. En tout personnage haïtien, ce sont au moins deux mondes qui se déchirent, comme ne cesse de le rappeler Dany Laferrière dans L'Autobiographie américaine, par exemple dans l'ordre de la culture. Il s'agit ici de la mère de Vieux Os, le narrateur :
Chez elle s'affrontent quotidiennement deux mondes. " Le joli paquet " dont elle parlait, c'est-à-dire le vaudou, la dictature et l'Afrique face à l'Eglise catholique, l'Europe et la démocratie. Elle vit profondément dans son intériorité la plus intime, ce conflit. Le plus vieux conflit culturel haïtien. Rien n'est plus terrible que de faire partie d'une culture qu'on méprise.
6
Un tel affrontement n'est pas sans conséquence, surtout quand la transmission est essentiellement assurée par les mères. Haïti revêt bien souvent l'informe vêture d'une matrie repliée sur le conflit et l'incertain.
Dans l'ordre du politique, cette insinuation dans l'intime est, au contraire, d'abord violence. C'est l'endoctrinement rendu possible, l'assignation : l'être ravalé à une manière d'être, exigence de l'ingénierie sociale chez les plus riches, ou de la férocité la plus exacerbée, comme dans l'Haïti des Faustin Soulouque, et de la litanie des présidents dictateurs. Les Haïtiens le ressentent au plus profond de leur histoire intime, car à Saint-Domingue, la mise à nu a été radicale, annulant l'embryon du droit naturel. Lors de la vente de l'esclave, par exemple. L'intime a toujours à voir avec les scènes initiales de la Traite, de la Cale et de la Vente. Cette histoire, patiemment se défait en même temps qu'elle commence à s'écrire, depuis ses fondations
7. Dany Laferrière le rappelle laconiquement :
Le Nègre, c'est celui qui garde encore dans son être intime les stigmates de l'esclavage (...).8
L'intime est sans doute du côté de la familiarité inquiète : l'intime, unheimlich. C'est le là et le pas là, confrontés dans une relation étroite, un nœud qui attache par ce qu'il y a de plus encaissé et de moins disposé à se laisser signifier, fût-ce dans la conversation intime, qui est souvent confidence. Dans l'écriture haïtienne, ce qui est généralement décrit comme intervention de l'auteur(e) est cette manifestation confidentielle, qui revêt l'apparence du cri de la Niña. Emile Ollivier nous fait souvent ces confidences amères, et le mouvement est fréquent chez d'autres auteurs :
Nous venons d'un pays qui n'en finit pas de se faire, de se défaire, de se refaire. Coureurs de fond, nous avons franchi cinq siècles d'histoire, opiniâtres et inaltérables galériens. Nous avons subsisté, persévéré sur les flots du temps, dans cette barque putride et imputrescible à la fois, dégradable et pérenne. Notre histoire est celle d'une perpétuelle menace d'effacement, effacement d'un paysage, effacement d'un peuplement : le génocide des Indiens caraïbes, la grande transhumance, l'esclavage et, depuis la mort de l'Empereur, une interminable histoire de brigandage. Notre substance est tissée de défaites et de décompositions. Et pourtant nous franchissons la durée, nous traversons le temps, même si le sol semble se dérober sous nos pas. Malgré vents et marées, malgré ce présent en feu, ce temps de tourments, cette éternité dans le purgatoire, nous continuons à survivre en nous livrant à d'impossibles gymnastiques.
9
L'intimité, pourtant, ne se confond pas avec la subjectivité. L'intimité trace les contours d'une poétique de l'insignifiant. Elle décrit un espace paradoxal où le dedans et le dehors se rencontrent. La parole de l'intime se distingue aussi de celle de la sincérité, autorité retorse, aveuglée d'un regard intérieur qui se détourne du monde. Emile Ollivier lui préfère l'image de l'île :
Espace du dedans, l'île est lieu pour rentrer en soi-même ; espace du dehors, l'île est un lieu propice à la dérive, une rampe de lancement...
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A la construction métaphorique de la profondeur opposée à la surface, Emile Ollivier substitue ce repli de la mer que constitue l'île.

2 Passages

Je voudrais ici étendre ces réflexions sur l'intime à la lecture de Passages, le roman d'Emile Ollivier. Passages, passer : les mots ont de nombreux effets de sens. Passage des passants qui passent et repassent par les mêmes lieux, ou bien qui n'y passent qu'une fois. Passage d'un visage au même visage, mais dans des lieux et des temps différents. Passage vers la mort, passage vers la vie : initiations multiples et découvertes incessantes de soi. En découvrant des géographies nouvelles, le personnage passe d'un état à un autre, mais ce qu'il a dans son espace du dedans, ses cauchemars, ne passe pas. Passage de l'Haïti des Duvalier, pourriture et cérémonies sanglantes, à l'Haïti de la foule carnavalesque, qui danse sa joie. Passage du témoin, d'un personnage à l'autre. Passage par la passe du vent des navigateurs, qui passent dans le naufrage : ils ont passé, alors qu'ils se rendaient vers la terre non promise. Passage de l'intérieur à l'extérieur, par le retournement de la surface : continuité dans une apparente ligne droite, et le passage est dans le continu, impossible à situer. Et puis, enfin, passer comme faner : les couleurs passent, la palette se rapproche de l'indistinct, ce qui rend possible l'oubli. Il ne demeure que du rien, que seul le vent canadien, cousin nordique du Vieux Vent Caraïbe, se charge d'emporter.

Passages est sans doute le roman préféré des lecteurs d'Emile Ollivier. Lui-même estimait pourtant que Les Urnes scellées était le meilleur. C'est sans doute aussi celui où cette esthétique baroque qu'il revendiquait est marquée le plus par la retenue, et se révèle essentiellement dans l'économie narrative. Peut-être aussi Passages était-il un texte dont il ne parvenait pas à se défaire de la proximité, et qui était la mise en scène de sa propre disparition.
Normand me dit d'une voix caverneuse : « Amparo, je vais m'envoler »
Pour ceux qui ont connu Emile Ollivier, cette phrase, assurément, résonne comme le dernier écho, indéfiniment prolongé, de sa propre voix.

La construction narrative de Passages est d'une complexité éprouvée. D'emblée, l'équilibre narratif est donné comme précaire. Un narrateur ultime, Régis, qui vit à Montréal, transmet une succession de voix, dont certaines sont le fait d'enchâssements : il relaie ainsi la voix de Leyda, l'épouse de Normand, qui relaie celle d'Amparo, avec qui Normand a eu une liaison à Miami, qui relaie celle de Normand, qui relaie celle de Brigitte Kadmon Hosange, survivante du naufrage de La Caminante, un trois mats construit par les paysans de Port-à-l'Ecu, qui ont décidé de quitter Haïti, devenue terre de l'impossible, pour se rendre en Amérique ; elle-même, Brigitte, relayant les voix de ces paysans et particulièrement celle d'Amédée, son mari. Le temps de la narration tient dans un après-midi, pendant lequel Amparo et Leyda conversent chez cette dernière, un an après la disparition de Normand, et tentent de constituer la compréhension de qui était Normand, vraiment. Cette herméneutique du Normand intime et secret est menée à partir de bribes de paroles prononcées, de gestes, de fragments de pensées, d'attitude, de portraits successifs, de papiers froissés. Peu à peu, à partir de notations discrètes qui néanmoins saturent le texte par leur fréquence, se fait jour la tragédie haïtienne, mais aussi ses espoirs : la vie et la parole des paysans ne se déploient pas frontalement, selon l'ordre d'une mimesis à la fois éprouvée mais trompeuse, parce que fatalement éloignée de la réalité même des conditions de vie infra humaine de ces populations. Ainsi la représentation de l'autre ne peut pas se tenir en dehors d'un recours accepté à la position de celui qui la mène, et qui prend aussi en charge les cultures multiples dont il est devenu lui-même porteur. Comme c'est souvent le cas chez les auteurs haïtiens, Ollivier pose comme essentiel le rapport à la fiction, et à une relative opacité, pour tenter de nommer cette tragédie. C'est au lecteur de tenter de saisir quelques unes de ces bribes et d'entendre en lui ce qui fait sens, peut-être. Il faut avant tout relever une limite à cette communication : les montages de ces bribes sont très nombreux dans le roman, et je tenterai de limiter cette quête du sens à quelques éléments qui touchent plus particulièrement les paysans qui partent de Port-à-l'Ecu.
Normand se rend à Miami, un matin d'hiver. Il laisse derrière lui le froid montréalais. Il se rapproche des tropiques. Il est né en Haïti, il a quitté le pays dans les années soixante, quand tout a été bouché par la férocité duvaliériste. Il est épuisé. On vient de lui greffer un rein, espoir de toutes les personnes soumises à la dialyse. A Port-à-l'Ecu, les paysans, sous la conduite d'Amédée, ont pris la mer, quelque semaines auparavant, sur un bateau baptisé « La Caminante ». Ils se rencontrent dans le chapitre médian du roman, le huitième, sur un total de quinze. Dans le trajet de la lecture, le lecteur est bien sur le « mezzo del camino », et, alors que Normand semble connaître une « vita nova » par sa seconde rencontre avec Amparo - celle dont le nom signifie je protège -, c'est bien une vomissure de l'enfer qui surgit dans les eaux : les corps des naufragés. On sait la proximité d'Emile Ollivier avec l'œuvre de Dante.
Tout le chapitre évoque en filigrane ces moments fondamentaux de l'existence que traitent les guédés haïtiens : la mort, « cette vieille catin sans pitié », aperçue lovée dans le regard des retraités québécois au début ; mais aussi l'amour dans la montée du désir de Normand pour Amparo. La naissance, enfin, à la fois dans les généalogies farfelues du camarade de Normand, Youyou, mais aussi dans l'évocation de la Fontaine de Jouvence (p.156). C'est en effet celle-ci que recherchait Ponce de Léon quand il aborde les rives de cette terre en 1513, le Jour des Rameaux (Pascua florida). La Floride de Normand est marquée de ce double sceau du mythe de la jeunesse renouvelée ainsi que de l'anamnèse de la Passion.

La continuité des espaces détermine en fait une opposition, dans le roman, entre l'espace îlien et l'espace ex-îlien. Le premier chapitre du roman rappelle cette continuité.
Il y a la mer, il y a l'île. Du côté de l'île, la mémoire n'est pas neuve ; elle n'est même plus très jeune. La moindre parcelle de terre peut être considérée comme un tertre magique où se sont réfugiés mânes des ancêtres, figures des héros de l'Indépendance, mystères, loas et dieux de sang. Montagnes et mornes, rivières ou estuaires, sources et lacs, routes ou sentiers, cases et crânes sont habités par la mémoire. Sans elle, pas de connaissance en profondeur. (13)
Il y a la mer, il y a l'île : elles sont posées comme impersonnelles, séparées. Mais cet impersonnel, c'est avant tout le séparé de la séparation que trace le langage. La perception du paysage est marquée en fait par la répétition indifférenciée, comme une boucle qui ne se laisse pas appréhender autrement que comme un espace qui s'enroule et se déroule sur lui-même, qui ne laisse pas appréhender le discontinu de la mer d'un côté, de l'île de l'autre et qui pourtant ne parvient à la saisie langagière que dans ce discontinu. Les espaces ne parviennent pas à la séparation, même si c'est en posant cette séparation dans les mots que cette tentative est énoncée : « terres boueuses, sulfurées, territoire de l'incertain où l'on ne sait si c'est la mer qui envahit le sol ou le sol qui s'annexe à la mer » (14). La mer et l'île : dans ce pli l'un de l'autre, la topographie traquée par les mots est l'hypertopie même. Chaque parcelle de ce paysage est habité et reconnu comme tel par ses habitants :
De sa vie, Amédée n'avait cessé de se frotter aux esprits de la plaine, aux dieux délurés, aux prêtresses endiablées. Homme d'humus et de racines, Amédée connaissait les humidités enfouies. Le spasme des corps exaltés, la jungle des désirs tapageurs constituaient son univers familier. Le tambour et son tam-tam, l'odeur des bois et la montée de leur sève avaient habité l'espace de ses jours. Ses dix carreaux de terre représentaient un lieu polyvalent : chambre d'écho pour la voix des ancêtres, sanctuaire, territoire de labours, de chasses rituelles, zone sacrée.
Amédée possédait une connaissance et une intelligence des êtres, une expérience intime et atavique des choses
(19)
Le cloisonnement est en revanche caractéristique de la ville, et dans cette distinction bétonnée, ce qui se manifeste est « la grouillance de vermines », la « puanteur des égouts, des fruits et légumes abandonnés » (25).
La fragmentation atteint la campagne avec la sécheresse, et sa transformation programmée en décharge. La terre, alors, sera « démantelée » (27), livrée elle aussi à la vermine, aux blattes.
A Montréal, en revanche, tous les éléments qui composent le paysage sont d'emblée distincts. Dès le second chapitre, la traversée du quartier de la rue Oxford par Leyda est saturé de noms de lieux : rue Sherbrooke, Old Orchard Ice Cream, la Catherine et ses boîtes, Sainte-Augustine, Notre-Dame-de-Grâce, Collins Funeral, ferme Esposito. Il y a des miettes de conversation, des signaux de couleurs qui captent le regard, et dirigent les personnes : feu rouge, feu vert ; rouge des érables, jaune des peupliers, vert des conifères. Les frontières culturelles et sociales sont déterminantes : noirs et juifs s'affrontent sur la ligne de partage urbain. Seul le temps du carnaval parvient à désassembler cette compartimentation, au grand dam des populations locales. La segmentation est la première caractéristique de ces espaces réputés modernes. L'espace ne saurait être immédiatement ouvert à l'intime. Il est technicisé, instrumentalisé. Ainsi, à Miami, l'appartement de Ramon, dans lequel s'installent Normand et Amparo : « Le studio n'avait pas cet air chaleureux et accueillant des demeures coloniales » (123). C'est même une « odeur de renfermé » qui accueille les voyageurs, derrière la porte blindée. Toute la ville de Miami est atteinte de ce cloisonnement : c'est un lieu d'exil, un lieu d'imposture, de violence, de séparations, de quasi claustration. C'est un lieu de rancunes et de souffrances, sans racine : « Miami, aujourd'hui, n'est qu'un lieu de passage, une terre de l'errance et de la déshérence, fragmentée en dix villes où des solitudes se fraient » (66).
Brigitte, la tragédie accomplie, affirmera l'impossible enfermement dans ce monde mis en boîte et terrifiant :
Ici, sous les reflets blafards des néons, à l'ombre des gratte-ciel de béton, d'acier et de verre, les gens ont quelque chose de triste qui laisse l'impression qu'ils sont au terme de leur vie. Là-bas, face à la mer, à marcher contre le vent, contre les brisants, on ressent un élan de vie, un désir de lutter. Rien. Vraiment rien. (229)
C'est une singulière vision de l'extrême occident que nous renvoient les personnages.
Dès que le paysage est quadrillé, ce sont les relations entre les personnages qui sont atteintes
Amédée et Brigitte, comme Normand et Leyda, voient leur passion se dégrader de la même façon dès que l'espace est gagné par la nécessité du quadrillage, dès qu'il se circonscrit. Si dans un premier temps, Amédée et Brigitte connaissent la relation par laquelle l'extérieur et l'intérieur se répondent l'un à l'autre, dans une transparence du sens ; s'ils parviennent à retrouver cette transparence et cette complicité phosphorescente au début du voyage, la destruction du paysage les a installé précédemment dans une fermeture où la parole elle-même n'est plus garante de la vérité. Il faut retrouver, même momentanément, cet espace ouvert par lequel l'intime fait lien avec l'exigence de vérité.
C'est bien le cas, lors de la cérémonie donnée pour Agoué, le seigneur de la mer, sur le bateau : la danse d'Amédée et de Noelzina révèle aussi la relation qui les unit. Certes, le cadre cosmique de la cérémonie participe de cette ouverture indistincte de l'intime sur le dehors, mais ce cadre est aussi celui de la communauté perdue au milieu de la mer, enfermée dans une figure d'arche de Noé, définitivement trompeuse : il s'agit moins de préserver ce qui existe que d'aller vers l'ailleurs. L'exubérance des sens permet en fait à la communauté, et à Brigitte en particulier, de réinterpréter la place et le rôle sociaux d'Amédée, chevauché par un esprit guédé. Peu à peu, Brigitte réinterprète la danse fortement érotique du couple des possédés, comme la marque de la relation qui unit Amédée et Noelzina.
La disparition de cette dernière pendant la tempête accentue la disjonction et la rupture du lien communautaire. Elle s'envole pour être plongée dans la mer. Elle y est plongée trois fois, comme si, depuis le plus lointain des mythes, cette répétition ternaire signalait le début de la Passion qui désormais marquera le parcourt de cette communauté, dont la majorité des membres va disparaître. A son envol, fera écho la fin de Normand : « Amparo, je m'envole ». La Caminante n'est plus l'arche de cette alliance entre la nature et la communauté, telle qu'elle était décrite au début du roman, mais la barque funèbre qui avance vers cette terre éclairée que Brigitte percevra comme un lieu hanté par des êtres qui ne sont plus réellement en vie.
C'est une terre d' exil qui peu à peu surgit dans le regard. Lors de l'enterrement d'Amédée, le cantique entonné par l'assistance, inconnu d'Amparo, est au croisement de plusieurs psaumes (au moins le 137 et le 126) : chant de l'exilé, chant de protection, chant de déréliction. La nécessité du départ se mue en exigence de retour. Mais désormais, le monde entier n'est plus que contraintes, multiples, paradoxales : si les habitants de Port-à-l'Ecu ont quitté la terre d'Haïti, c'est bien aussi qu'elle est elle-même (re)devenue terre étrangère. Le départ est réinterprété par la voix narratrice, ici, comme le refus d'un retour au temps précédents l'Indépendance : « ils refusaient, eux, les plus rudes, les honorables, les plus orgueilleux, de redevenir esclaves » (32). La décision du départ est précisément cette échappée à un devenir insidieux qui est absence de devenir. On ne devient pas esclave. La servitude est violence infligée, elle n'est pas un choix constitué en destin. Ce n'est pas davantage une figure de la raison sociale et existentielle. Mais tout contraint, en Haïti, tout est devenu séparation, expulsion, découpage, comme en témoigne, par exemple, la scène où les miliciens torturent les paysans sous les yeux de leurs familles : « Satan avait procuré aux miliciens des pierres meulières pour aiguiser leurs machettes » (56). En ouvrant les corps, en arrachant le cœur, le milicien figure une représentation dégradée et sommaire de la négation de l'intime, dont peu à peu se dessine la fonction première, qui est le retour à une servitude imposée, c'est-à-dire à la déshumanisation : "Je veux quitter ce pays d'immondices, d'égouts à ciel ouvert, de crottes ; je veux quitter ce pays où les sentes boueuses empestent l'urine rancie ; je veux m'en aller loin des aisselles et des vagins qui n'ont plus mémoire d'eau claire. (...) Quatre siècles de mauvais air, de mauvaises races, de mauvaises nations..." (57). La répétition en boucle de ce discours proférée par une paysanne, transmis à Normand par Brigitte et rapportée au lecteur par Régis est celle que porte en creux la société haïtienne, qui dit aussi par là qu'elle n'est jamais parvenue à se constituer en société, mais qu'elle a toujours fait mine d'avancer sur la frange indistincte par où le risque de la déshumanisation est toujours entier. Dans cette distribution narrative, chaque relais devient à la fois porteur et témoin de ce risque. Au bout de cette série, Régis rappelle opportunément que les Haïtiens exilés occupent ailleurs des emplois peu rémunérés, et que d'une certaine façon, ils continuent à assurer en partie le bien être du monde occidental, comme leurs ancêtres esclaves.
Il est possible encore de poursuivre ces séquences, montées en spirales, et qui constituent un système de rimes narratives, par lesquelles fait sens ce travail de la fiction, de l'intime, du témoignage qui vise à fonder une approche de l'histoire qui ne s'arrêterait pas à la superficialité de l'événement : des boat-people haïtiens fuient leur pays sur des embarcations de fortune, et se noient à proximité des côtes des Etats-Unis. Mais le temps nous est compté.

Il peut paraître surprenant d'invoquer ici la figure de Racine : le titre de cette communication est en effet extrait connu de la préface de Bérénice. On se souvient que l'auteur y rappelle que ce n'est pas le nombre de personnages, ni celui des péripéties qui fonde le vraisemblable dramatique, mais bien, « la violence des passions, (...) la beauté des sentiments et (...) l'élégance de l'expression ». Certes, les normes ont changé, les codes se sont déplacés, les critères de l'élégance se sont transformés. La tragédie haïtienne, elle, se poursuit dans toute sa violence. Cependant, Émile Ollivier, en s'attachant à retrouver dans ce qu'il y a de plus implicite chez les personnages, de plus secret, ce qui a priori ne fait pas sens directement, parvient, à partir de ce rien-là, avec une très grande économie de moyens littéraires, à conférer un poids certain à ce qui est parfois murmuré, souvent tu. Il n'est pas toujours très efficace de détruire uniquement par les mots le monde des maîtres : c'est la voix de la grandiloquence, et une certaine écriture haïtienne nous y a habitués. Il est assurément bien plus difficile de donner à entendre ce qui vient du plus lointain et du plus obscur de l'intimité de ceux à qui on dénie depuis près de quatre siècles toute humanité, et en conséquence, la légitimité de toute parole.
Yves Chemla

1 Je rappelle le texte de la Proclamation solennelle du 1er janvier 1804 : "Paix à nos voisins ! mais anathème au nom français ! haine éternelle à la France ! voilà notre cri.... Jurons à l'univers entier, à la postérité, à nous-mêmes de renoncer à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination."

2 Janvier, Louis Joseph, Le Vieux Piquet. Scène de la vie haïtienne, Paris, Imp. Antoine Parent, Bibliothèque démocratique haïtienne, 1884, p.21

3 Marzano Michela, « L'intimité à l'épreuve de la transparence dans le récit de Catherine Millet », Sigila, Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur le Secret, N° 12, Automne-hiver 2003, pp. 95-104

4 Alexis, Jacques Stephen, L'Espace d'un cillement, 1959, Gallimard, , 1959 p.191

5 Mc Carthy Brown, Karen, Mama Lola. A Vodou Priestess in Brooklyn, Berckeley & Los Angeles, University of California Press, Comparative studies in religion and Society, 1991, p.361

6 Laferrière, Dany, Le Cri des oiseaux fous, Paris, Le Serpent à plumes, sd [|2000] p.275

7 Il faut lire, à cet égard, le remarquable livre d'Odile Gannier, Les derniers Indiens des Caraïbes. Image, mythe, réalité. Matoury, Ibis Rouge, 2003

8 Laferrière, Dany, J'écris comme je vis, La Calonne, La Passe du Vent et Dany Laferrière, , 2000 p.178

9 Ollivier, Emile , Passages, Paris, Le Serpent à Plumes éditions, 1991, p.184

10 Ollivier, Emile , Mère-Solitude, Paris, Le Serpent à Plumes éditions, 1994, p.173

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09