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Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  {« Malheur aux dieux ! »}

{Revue : Interculturel Francophonies, n°4, nov-déc. 2004, Identités, langues et imaginaires dans l'Océan indien, Alliance française de Lecce}

 

 
 

Il n'y a pas assez de malheurs, de hontes, de crimes, pas assez d'absurdes désastres, de vies détruites, de bonheurs piétinés. Pas assez de sang, d'enfants tués, de destruction, de folie sur la terre. Il faut que la chose grandisse, montre enfin au grand jour sa tête hideuse et molle et dévoile sa puanteur. Il ne suffit pas que la chose soit vue, il faut qu'elle soit parlée, plus haut, beaucoup plus haut. Que son terrible langage soit entendu et qu'il déborde, ici et maintenant, puisque le lieu où il devrait être proféré, puisque ce lieu n'existe pas.
Henry Bauchau

Ecrire atténuerait la plainte : Nour 1947 de Jean-Luc Raharimanana est composé de sept nuits, pendant lesquelles une voix en accueille d'autres, se recueille en d'autres, et par l'artifice de la rencontre de ces autres voix dont elle porte en elle la mémoire, dépose dans un livre dont elle organise la composition, ce qui n'était jusque là, semble-t-il, qu'une suite discrète et interrompue de paroles distinctes et qui ne s'entendaient pas, au double sens que prend ce verbe. La plainte serait ainsi articulée et transformée en chant : face à l'évidence du malheur, il semble que l'exigence de la composition rende plus efficace, c'est-à-dire donne mieux à entendre, l'objet de la plainte. Il faut mesurer la véhémence, donner forme à la haine de ceux qui excluent et qui haïssent, capter suffisamment l'attention pour que le livre parvienne à celui qui doit le lire, et qui devra alors décider. Ecrire oblige à l'élégance de la forme, surtout quand la véhémence du ton, l'horreur décrite, la violence de la charge, ont la banalité du mal comme horizon. L'épopée est une des formes de cette élégance, et sans doute ici le narrateur y songe. Nour 1947 dit la lumière étrange dans laquelle baigne la contre épopée de la guerre de décolonisation. Le livre évoque aussi sûrement une contre création , puis une contre genèse : la destruction initiale qui s'est répandue sur la grande île et dont elle ne parvient plus à se préserver. Le narrateur - et avec lui l'écrivain - trouvent-ils dans le souci de cet effort une moindre puissance à dire ce qu'une certaine parole a banalisé sous le terme d'innommable ? On peut en douter : si la complainte est une forme repérée et codée, l'écriture vise à transmettre ce qui est en deçà à la fois de l'urgence et de la lamentation dont les cadres ont fini par occulter l'essentiel : en cherchant à susciter le plaisir de la reconnaissance, la complainte finit par laisser l'objet même de la plainte s'absenter. L'écriture de Raharimanana fait rupture avec ces silences parfois un peu fuyants.
Ce n'est donc pas écrire qui apaise, mais bien la certitude qu'un effort a été mené pour donner à entendre, et par là, peut-être aussi à s'entendre, ce qui se gênait. Paroles, discours : le roman de Raharimana nous rappelle qu'ils se nourrissent de l'interférence plus que de l'alternative. La dernière exclut, tandis que la première se nourrit de ce qui la mine, l'opposition et la contradiction. Pour que les discours soient entendus, il faut bien que les paroles qui les portent soient identifiées. On ne saurait accepter que le discours ne s'origine point. Il se tiendrait alors dans la pure rumeur, parole de l'autre qui s'empare de moi, un ensemble de mythes à la vocation de terreur.
Car le mythe terrorise : Madagascar est une île qui fut autrefois si grande qu'elle revêtit la taille d'un monde à soi, un monde dont les limites furent à la fois perçues et occultées, car quand on pense le monde, cette pensée cèle ce qu'il n'est pas et qui est rejeté dans l'au-delà. Il n'y a rien que la mer, et ce continent, si proche du temps et de la forme de son surgissement qu'il semble s'originer de lui-même. L'Autre est dans le dedans. Et c'est dans ce champ en apparence clos, que tout s'est déréglé. Ceux-des-cimes, Ceux-des-savanes, Ceux-de-l'Est, Ceux-des-cendres, pourtant, se savent venus de l'ailleurs. Madagascar est un monde devenu, par conquêtes successives, d'abord du territoire lui-même et rapidement de ceux qui s'y étaient installés. Toute l'entreprise des conquérants est de se fonder en Malgaches, de se fondre dans ce Nouveau Monde, d'en maîtriser l'espace mais aussi de s'en laisser pénétrer. Or, sans doute est-ce ici la première interférence qui prend l'accent de la discordance, comme le relève Raharimanana : « Etrange comme les hommes de ce pays se revendiquent d'ailleurs pour mieux s'enraciner sur leurs terres... ! » (56).
L'enracinement. La métaphore est récurrente dans les littératures des îles, comme si dans ces plis de la mer, il fallait de toute nécessité pénétrer au plus profond, recueillir l'eau invisible et la transformer en une sève destinée aux dieux. Contre « pluie et vent. Vent ou pluie. Qui durent depuis la nuit des temps. Rien n'a changé ici. » (73), l'enracinement de l'arbre offre l'image rassurante d'une installation dans le temps et dans l'évidence. Pourtant, c'est bien contre cette métaphore, contre cette image qu'une partie du projet de l'auteur se déploie. Il faut, au contraire, effectuer une sortie de cet espace où la parole des dieux justifie la peine des hommes à se combattre, il faut s'éloigner, demeurer certes à portée de vue de la Grande Terre, mais à distance de ses voix. Ce n'est qu'à ce prix que le personnage pourra réoccuper la sienne. Car tout le texte dit que justement, c'est bien le difficile enracinement qui a toujours prévalu : d'abord, par les guerres. En soumettant l'autre, le vainqueur l'exclut d'emblée de la perspective de toute fondation. Il lui interdit la légitimité de son être là et le contraint à l'errance. Il le remet en prise directement avec l'errance originelle, car si les peuples sont arrivés ici, c'est bien qu'ils sont partis d'ailleurs, dans des conditions dont la mémoire a effacé les traces. Le départ lui-même est occulté. Qui étaient-ils eux-mêmes pour avoir quitté les lieux dont ils viennent ? Ensuite, les esclaves : il y a le mythe, qui prétend que l'esclave fait partie de la famille. A l'esclave, aucune perspective d'histoire n'est offerte. Sa généalogie est limitée, et aucune terre n'est consacrée à ses restes. Son humanité est en fait déniée, et pour lui, l'errance est première. Il est ce huitième homme auquel les mythologies malgaches nous ont habitués : il est voué à la solitude et au travail de la terre, c'est un errant, à lui sont dévolus les grands chemins, et le banditisme. Qu'on ne s'y méprenne pas : banditisme est le terme par lequel les maîtres désignent le combat de ceux qui sont nus. Les derniers maîtres sont les colonisateurs français, qui recouvrent d'une parole mensongère la guerre de libération, la réduisant à une opération de police, une pacification. Mais du même coup, cette posture permet que se lève la question la plus indispensable : « Débarquant jadis de nos boutres, nous nous sommes proclamés d'un autre rivage. Nous avons soumis, assimilé les habitants qui venaient à nos rencontres. Quel est donc ce sentiment qui nous tenaille lorsque d'autres conquérants tentent à leur tour de nous soumettre et de nous assimiler ? Avons nous oublié nos propres exactions ? Les avons nous jamais senties ? A partir de quand nous sommes nous dit que cette terre nous appartenait et que nul ne pouvait ni n'avait le droit de nous en chasser ? » (49). On le relève, ici, de manière latérale, et on tentera d'y revenir : à Madagascar, la poétique de la relation est contrainte par l'acte refondateur de la conquête. L'esclave, quand il promène le regard sur son état, sait immédiatement qu'il a lui aussi été un maître. La condition de l'esclave n'est pas première, et on ne saurait confondre ce questionnement îlien avec celui des littératures des Antilles, par exemple.
Pour parvenir à soulever ces questions, le rassembleur-de-paroles (désignons le ainsi provisoirement) s'écarte de la présence à la fois unifiante et séparatrice : par un coup décisif, il part rejoindre une autre île, douloureusement marquée, dont les dieux ont été chassés, et où ils ne sauraient prévaloir : on y a esclavagisé des enfants. La femme morte, Nour -lumière- ne saurait non plus être enterrée dans cette terre, ni la féconder de sa présence ou de son intercession. C'est en ce conteur qu'elle s'achèvera, dans la putrescence qui acquiescera à la vomissure des paroles et au dire de la perte de l'humanité, déniée sans cesse par l'autre, c'est-à-dire par l'exercice de sa maîtrise. C'est par le refus de celle-ci sans doute aussi que tout arrive : le rassembleur-des-paroles commence par se détacher de lui-même et de ce que l'autre dit de lui, et dans cet effort dont il perçoit le caractère inquiétant, il accomplit le geste primordial de se retirer pour se mettre à distance, de s'emparer d'un point de vue. Contre l'emprise des dieux, il se désinstalle dans un lieu dont il ne peuvent se prévaloir ; contre l'emprise des généalogies lointaines, il revendique le temps court, celui des opprimés et des esclaves ; contre la parole vaine du discours idéaliste -ici nationaliste- de la libération, il interroge les contre discours qui participent également de sa propre histoire. Il n'est pas aisé de se séparer de ce que l'on croit être et qui est la plupart du temps ni plus ni moins qu'une assignation. Celle-ci, on le sait, participe toujours de la démentification. Le geste du narrateur est de déposer dans les plis de la mer, au creux des rochers, dans le craquement des cadavres réduit en bouillie, ce qui participe de cet oubli de soi et de cette vêture prétendument rassurante, et bien plutôt angoissante : il lui faut sortir de cette culture qui a apprivoisé la mort, en a fait une compagne de chaque jour et réduit l'humanité à ses manifestations les plus indistinctes. Il lui faut se dégager de l'emprise de l'ordalie, si prégnante dans les discours qu'il a toujours entendus. Le narrateur pose en creux les questions les plus radicales, ainsi celle de la valeur : que valent ces dieux qui ont rendu possible l'esclavage, qui l'ont justifié, et auxquels sont offerts des sacrifices abjects ? Qui sont ces dieux qui n'ont pas inquiétude de la cruauté parmi les hommes ? Quelle est l'essence de ce sacré chrétien, qui semble s'achever dans la peur et dans la mort, à tout le moins dans sa double clôture, rituelle et matérielle ? Est-il possible de bâtir l'histoire d'un tel monde, en vue de lui conférer la vision sereine du déroulement des temps ? Ces hommes là, peuvent-ils encore entendre de telles questions, et donc en tentant d'y apporter des réponses, changer ce qui les détruit, en faire une force justement pacifiante ? On le voit, l'interrogation ouvre à plus de soucis que l'oubli. Elle tisse et entrecroise tant de linéaments, tant de refus qu'il lui faut assumer, qu'elle ne saurait se satisfaire de l'univoque ni du linéaire : l'écriture, ici, avance par sauts, par collages, on l'a relevé déjà, par croisement de séquences, et joue de la contrainte que cette règle, présentée comme une absence de règle, lui impose. C'est bien là la seule exigence venue d'ailleurs dont s'empare le narrateur. Il lui faut se dresser au bord de la falaise, entendre l'attirance du gouffre, sans y sombrer pourtant, déposer la charge des discours stratifiés par le temps et les guerres, entendre le véritable appel de l'horizon, et dans ce mouvement souverain, relever le regard. Mais c'est d'une piètre souveraineté dont il s'agit ici : il importe de ne plus la satisfaire dans la conquête. Mais aussi, derrière lui, la présence de la grande terre ne saurait être oubliée. Il faut rejoindre aussi cette nuit : « Je dérive vers les nuits. Ne suis plus que rêve, que tracées des temps qui s'effile dans les songes. Trébuche mon souffle sur des caillasses obstruant mes poumons - crache ! crache ! -, trébuche mes pas sur la plage lourde d'obscurité. Je rejoins mon passé. » (102).
La déprise. La parole se risque ici dans la déprise, par le mouvement même où elle se dit. Elle rejoint le dénuement et la trahison. Dire l'esclavage, c'est dire l'obscénité que les discours postérieurs à la décolonisation ne veulent plus entendre. Situation délicate que celle de cette profération : il faut dire la haine coloniale, mais aussi la haine de ce qui était là auparavant et qui était aussi consternant, qui ne saurait revenir. En s'écartant de la grande île, le rassembleur-de-paroles rejoint aussi la figure de cette féminité qui refuse de se laisser plier par les dieux, Konantitra. Elle a déjà jeté à leur faces confondues ce qui est leur impuissance, leur incapacité à dire un droit qui ne saurait se passer de l'esclavage, un droit qui prend d'abord en charge la figure de la mère. Si les dieux revendiquent que les enfants soient esclaves, alors ils ne méritent pas que l'on s'attache à eux. Si les dieux acceptent que les enfants esclaves se jettent du haut de la falaise pour rejoindre Dziny, la Mère primordiale, alors ces dieux ne sont que de piètres usurpateurs. Si les dieux prennent la place de l'impossible, occupent l'espace de telle sorte qu'aucune reconstruction, qu'aucune ouverture de ce champ des possibles ne soit actualisable, alors il faut s'écarter d'eux et vouer son chant à l'imprécation. C'est encore une figure de l'interférence qui se donne à percevoir ici : il faut à la fois dire cette présence absolue des dieux et l'effondrement de celle-ci. Tant que le culte leur sera rendu, la parole risque la perte et la déliquescence. Mais dans un monde où les dieux sont rendus muets, c'est la mémoire aussi qui disparaît. Konantitra ainsi se réduit à l'humanité la plus fruste, au rejet le plus radical. Mais alors, est-il seulement envisageable de concevoir qu'une société soit de nouveau possible ? Le rassembleur-de-paroles doit aussi se déprendre de cette attirance du gouffre et du silence, du borborygme et de la répétition sans fin de la haine des dieux. On le voit : il n'est pas simple d'habiter l'éclat et de revendiquer sa place dans l'humanité. C'est pourtant là l'évidence : l'humanité. La voici défaite, sans relâche, dans l'évidence la plus transparente.
Comme ailleurs, l'île fut rêvée : « Rêves d'Occident ! Et de l'or, et des épices ! Et de la parure et de la senteur ! Les navires accostèrent et ne virent point les hommes. (...) La rencontre des hommes n'eut lieu qu'à travers les affrontements. Entre ceux qui étaient en quête de richesse et de merveille et qui pour cela ont bravé l'horizon, et ceux qui n'avaient jamais imaginé qu'il pouvait exister d'autres terres que celles qu'ils avaient l'habitude de fouiller. » (110). La colonialité porte en elle depuis les origines ce dédain de l'humanité, cet oubli de la présence de l'autre, comme nous le rappelle Odile Gannier dans Les derniers Indiens des Caraïbes
1. Et l'affrontement joue toujours en défaveur de ceux qui arrivent, car ils viennent pour conquérir : « Aux mousquets nous n'avons opposé que des sagaies, aux canons que la danse de l'éclair. Sans doute étions nous primitifs, sauvages, que dirais-je encore pour désigner ceux qui n'avaient pas eu la même histoire que les hommes des livres : impies, barbares, féroces, fourbes, tout juste bons à coloniser, à civiliser si possible... » (63). C'est dans ces derniers mots que le déni de l'humanité conduit sa putrescence. Mais le rassembleur-de-paroles le sait lui-même, et à plusieurs titres, puisqu'il a été gardien de camp de transit, et qu'il a vu les Juifs partir vers la mort, qu'il a aidé à ce départ, et qu'il a peu à peu perçu dans sa peur, dans son angoisse irrépressible, que lui aussi était intégré par les autres, ceux qui sont chez lui les « coloniaux », à cette horde de « semblants d'êtres humains mais qui en vérité n'étaient que des animaux » (146). Au creux de toute conquête, on retrouve la logique exterminatrice, comme l'a si bien rappelé Lindqvist.
Certes. Mais cela, le lecteur le sait. Le narrateur, lui, le reconstruit, dans l'espace de la narration. Il est alors confronté encore une fois à l'insensé : sur le malheur et l'horreur, fabriquer de la littérature. Son objectif réitéré est simple, pourtant : « Transcrire. Tout transcrire » (198, 225). Mais le personnage du tirailleur sait bien qu'il lui faut réinventer ces histoires qui le parcourent, qu'il a vécues, qu'on lui a rapportées. Il est le témoin de la fin de la rébellion, et à ce titre, lui seul peut transmettre cette vérité qui est sortie cette fois du temps et qui nous revient, longtemps après les faits. Il sait aussi que c'est hors du temps chronologique et linéaire qu'une certaine causalité explicative parvient à faire sens. Il faut sans cesse faire lien avec ce qui dans les histoires malgaches peuvent permettre de saisir et de réinterpréter ce qui est en germe de malheur. Mais aussi, dans ce qui n'est pas de Madagascar et qui y est parvenu. Il y a un point aveugle dans le roman, constitué par la présence du narrateur, qui à la fois rapporte les paroles des autres mais aussi les siennes propres. Il est le passeur, mais aussi un des objets de ce passage. Position inconfortable, sans doute mais celle à partir de laquelle toute parole, y compris la sienne, est celle d'un autre. Ainsi toute parole interfère avec une autre, et c'est dans cette interférence que la lisibilité de ce qui est arrivé s'accomplit. Peu à peu, advient un sens qu'aucune autre forme que la littérature ne parvient à faire se lever : l'imaginaire des habitants de la Grande Île est tourné vers l'abîme. « Notre île n'est qu'un simulacre de terre, émergence des profondeurs, parcelle de l'ombre ! Notre continent est là, sous la mer ! Il nous faut les abîmes... » (208). Car ce qui est prégnant, pour celui qui a voyagé au delà des mers, qui a vu les camps, qui a entendu les discours racistes, qui a entendu les généalogies de Nour, de Benja et de Siva, qui a lu les récits des missionnaires, est bien l'esclavage et son occultation. C'est dans la septième nuit que s'accomplit cette descente dans l'abîme, dont le rassembleur-de-paroles nous donne à entendre quelques « fragments : traces et perdition ». C'est d'abord dans une vision hallucinée et définitive de la répression que tout commence, poursuivie par le non-vouloir-vivre de ceux qui ne veulent pas se soumettre, et qui se livrent aux requins, avant la vision fascinée de la horde de ceux promis à l'esclavage, rampant dans la boue au fond d'un trou béant et se nourrissant de vers. Le paysage est transfiguré : ce n'est qu'une eau morte que cette terre, que la boue des profondeur finit par saturer. Paysage mort : « le marigot pourrit faute de pouvoir rejoindre la mer » (242). Seule l'écriture parvient à lui redonner un sens, à le faire sortir du silence. Et c'est dans cette boue que le narrateur revit sa propre naissance, ainsi que son bannissement immédiat de l'univers maternel. La seule origine qui compte est celle-ci, et c'est parce que cette renaissance a été rendue possible que la description mate de la répression peut avoir lieu, que la transcription s'achève. Mais aussi que la mère Konantitra peut accéder à sa dernière demande, mourir, enfin, ne plus rejeter son existence dans l'opprobre à attendre qu'une voix relaye son imprécation, puisque cette voix est là. Elle est.
La solitude du narrateur est ici est recueillement, et non un quelconque retrait de ce monde, un peu hautain, vouant les autres, tous les autres à se blâmer des meurtrissures infligées. Il faut définitivement faire lien entre toutes les paroles prononcées, toutes les paroles impensées, y compris la sienne propre, et poser la littérature comme un défi lancé contre la raison un peu courte des « civilisateurs » comme contre la férocité des porteurs de mythes, contre ces rois cruels et conquérants, contre, mais dans une moindre mesure, la parole inefficace des combattants. Mais c'est par là aussi que s'affirme cette solitude de l'œuvre, son caractère forcément d'exception, qu'aucun discours ne saurait faire taire : une langue, particulière, un ton, à la fois mesuré, capable de dissimuler son effet, et la description directe et crue de l'horreur, une véhémence apaisée, mais qui n'est pas édulcorée pour autant. A ce prix seulement, la littérature reprend sa part et se donne un lieu d'où se donne à entendre ce langage invoqué par Bauchau., qui n'est pas assez parlé. Et ce qui est donné à entendre résonne longtemps à l'intelligence du lecteur : « Malheur aux dieux ! » (134).


1 Gannier, Odile, Les derniers Indiens des Caraïbes. Image, mythe, réalité., Cayenne, Ibis Rouge éditions, , 2003

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09