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roman de l'écrivain haïtien Jean Métellus (né
en 1937), publié en 1981 (Gallimard, Paris).
Encouragé par Maurice Nadeau, Métellus entame dans son
premier roman l'exploration de la société haïtienne.
Après la parution de Au Pipirite chantant,
illuminé par la lumière de l'aube, dans lequel l'auteur
marque ses distances avec l'espoir d'un renouveau d'Haïti, Jacmel
au crépuscule rend compte de l'érosion qui mine la
société urbaine, dont l'aisance est fondée sur
la ruine des campagnes.
La bourgeoisie de Jacmel, attend, en 1956, la chute annoncée
du président Magloire. Elle commente aussi la promotion sociale
de Charles Pisquette. Celui-ci est issu d'un milieu très pauvre
: considéré par ses professeurs comme incapable de faire
des études, il a commencé à travailler dès
l'âge de treize ans, comme "boeuf chaîne" (portefaix). Il
devient conducteur. A vingt-quatre ans, il gagne 20 000 dolars à
la loterie nationale. Il investit dans des camions, achète des
maisons, pour sa mère, pour lui et pour Ninette, devenue Gros-Nina,
une jeune femme qu'il fréquente depuis son enfance et qui possède
des connaissances sur la pharmacopée naturelle de l'île.
A eux deux, ils vont tisser un réseau de relations qui leur permettront
de s'entraider. Décidé à se marier, Charles choisit
Marie-Thérèse, une des filles de Cardinus, le sacristain,
alors que parvenu lui même, il eût pu épouser une
fille de la bourgeoisie. La soeur de Marie-Thérèse, Marcelle
est courtisée par Justin Barthoux, le fils de Me Barthoux, un
notaire qui a pu réussir grâce à deux exactions.
La perspective de ce mariage ne l'agrée pas. Le mariage de Pisquette
est célébré avec faste, et fait l'objet d'articles
de journaux. C'est l'occasion pour le journaliste Liméris, ancien
fonctionnaire révoqué, de dénoncer à mots
couverts la façon dont certains spéculateurs s'enrichissent
en spoliant les paysans. Conseillé par Jean-Philippe Murat, un
professeur de philosophie démis de ses fonctions en raison de
son appartenance au Parti Communiste, Pisquette investit dans une usine
de vétiver et dans l'hôtellerie, à Port-au-Prince.
Il aide également son beau-frère Lucien à monter
un restaurant et à l'entretenir. Mais Lucien devient un espion
à la solde de Magloire, par l'intermédiaire du député
Daratus que Barthoux compte bien remplacer. Toute la famille est inquiète
d'un songe prémonitoire de la mère de Pisquette, tandis
que Marie-Thérèse accouche de jumeaux, Toussaint et Christophe.
Pisquette est arrêté, après une dénonciation
d'un ami de Lucien, puis relâché sur l'intervention de
Barthoux. On annonce la chute de Magloire. Me Barthoux attend une prochaine
nomination.
C'est une recomposition de l'espace social, à la veille de la
prise du pouvoir par Duvalier que raconte et décrit Métellus.
Mais cette recomposition revêt un aspect particulier, puisqu'elle
a pour toile de fond, la lente décomposition du tissu social
haïtien, qui dure depuis le meurtre de l'empereur Dessalines et
qui s'est accélérée avec l'occupation du pays par
les troupes américaines. "Ce petit peuple
n'a jamais dormi depuis 1804. Pas de repos. La course. La course. Une
interminable aventure" avoue, désabusé, Barthoux,
qui invoque la malédiction qui pèse sur le pays depuis
le meurtre du père fondateur. Il en est résulté
une série de fractures qui ont séparé la société
de sa culture, de son histoire, et de son économie, fondée
sur l'agriculture. Le roman ne cesse de rappeler comment la fortune
de la bourgeoisie est fondée sur des exactions. Ce comportement
s'avère aussi propice à la culpabilité : ainsi,
Barthoux, célébrant dans la joie la naissance d'une journée
ensoleillée, se voit vertement rappelé à l'humilité
par son épouse, qui sait d'où provient la fortune de son
mari. Ses fils illustrent parfaitement le clivage auquel la société
haïtienne est confrontée : soit, se lancer dans une révolte
souvent inaboutie, qui se perd dans le discours de l'ésotérisme
et dans le repli sur soi jusqu'à l'aphasie et la folie ("En
vérité, vivre ici, c'est s'enterrer vivant"), soit
l'exil, que choisit Justin. Entre les personnages, pas la moindre compassion
: tout se monnaye, même le sauvetage d'un paysan pris dans un
torrent. "Dans ce pays, les hommes sont inhumains"
avoue de son côté, Liméris, qui attend, comme Barthoux
son heure. Or, quand celle-ci viendra, l'inhumanité versera dans
l'horreur et l'abomination, décrite avec La Famille Vortex
(Gallimard, 1982), mais surtout, L'Année Dessalines.
Le cas de Pisquette marque une différence : héros positif,
proche en cela de Ludovic Vortex, il représente l'homme nouveau,
rêvé par cette société haïtienne, mais
dont l'élan est brisé régulièrement par
l'irruption du politique dans la vie domestique. Doué d'une volonté
rare, il ne doit sa bonne fortune qu'à l'équilibre qu'il
parvient à maintenir entre les forces de progrès et le
souci de son intégration. Les nombreuses conversations qu'il
a, et qui composent la matière du livre, font participer le roman
au genre de l'audience, inauguré dans la littérature haïtienne
par La Famille Pitite-Caille :
on y retrouve souvent le même ton, mais aussi la même réflexion
sur l'importance de la parole, en Haïti. L'être n'y acquiert
une existence que pris dans le tissu des commentaires que l'on fait
autour de lui. Mais en même temps, une note directement adressée
au lecteur, dès le début, signale qu'en Haïti, la
parole proférée est souvent mensongère, car dissociée
de son objet réel. La vérité du discours peut même
être relative au destinataire, comme le théorise Murat.
Le lecteur finit par s'interroger sur la validité de ce qu'il
lit : tout se passe comme si le narrateur se tenait lui-même à
distance des personnages, ne prenant pas complêtement à
sa charge les jugements sur l'état du pays, sur la société,
adoptant une attitude d'observateur, en retrait, voire en exil, face
à toutes ces paroles qui ne parviennent pas à appréhender
en profondeur la réalité haïtienne, contrairement
à ce qui est effectué dans le Pipirite
chantant. C'est que les garants de la parole finissent par tout
accepter : ils trouvent toutes les justifications à l'enrichissement
brutal, à la concussion.
Le mot de la fin revient encore à Barthoux, qui justifie ses
actes par le recours cynique au discours du théâtre classique
: "Comme le disait Racine, dans Phèdre,
je crois, il faut fonder notre bonheur sur les débris des lois".
Désormais, Haïti peut entrer dans la nuit, conduite par
ceux-là même qui auraient dû être les gardiens
de son combat pour la liberté.
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