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Etudes haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  La famille des Pitite-Caille

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 

roman de l'écrivain haïtien Justin Lhérisson (1873-1907), publié en 1905 (Imprimerie Auguste A. Héraux, Port-au-Prince).

Avocat, journaliste, enseignant et historien, Lhérisson, fut un observateur attentif de la société haïtienne à une époque particulièrement troublée de son histoire, où les humiliations étrangères et les coups d'Etat se succédaient. Face à cette menace dirigée contre l'identité haïtienne, certains écrivains préconisent dans les revues Jeune Haïti (fondée en 1894 par Lhérisson) et la Ronde (1898) l'élaboration d'une littérature nationale qui s'appuierait notamment sur l'usage partiel du créole. C'est ainsi que Lhérisson, dans La Famille des Pitite-Caille puis dans Zoune chez sa ninaine (1906), ouvre à l'écriture une forme typique de l'oralité haïtienne, l'audience. Il s'agit à l'origine d'une réunion mi-publique, mi-privée, où un narrateur généralement âgé et sage raconte une histoire, commente les nouvelles.
Golimin raconte au narrateur l'histoire de la déchéance des Pitite-Caille. Le premier de la lignée était un jeune esclave adopté par ses maîtres stériles. Surnommé Pitite-caille ("enfant de la maison") par les autres esclaves, il meurt en 1838 laissant 69 enfants, mais un un seul fils légitime, Eliézer. Celui-ci se "place" avec une tireuse de carte et sorcière martiniquaise, Velléda. Enrichis, ils se marient et font un voyage en France. De retour à Port-au-Prince, ils ont beaucoup d'enfants. Mais deux seulement survivent, Etienne et Lucine, qui font leurs études à Paris. Poursuivant son ascension sociale, devenu franc-maçon, Eliézer brigue la députation. Il recrute Boutenègre, un "chef de bouquement" (agent électoral). Grâce à ses libéralités, Eliézer voit sa popularité augmenter. Mais au cours d'une émeute, il est mis en prison et meurt à la suite d'un interrogatoire. Lucine épouse un homme qui la trompe, la vole et la fait mourir en couches ; Etienne se ruine. Quant à Velléda, elle devient l'une des cinquante maîtresses du général Pheuil Lamboy.

Peu à peu, au long de cette audience, l'humour et l'ironie glissent dans la dérision pour s'achever dans la tragédie. L'argent, les femmes, la politique, la question de l'origine et de la descendance servent de points de repère à cette érosion. C'est par les femmes que les richesses arrivent et notamment par Velléda, dont la seule récompense est une honorabilité achetée -le mariage- qu'elle peut jeter à la face de ses rivales. Honorabilité achetée, aussi, que cette langue française qu'elle arrive à parler "par routine" mais que dénoncent "quelques défauts de prononciation". Ceux-ci ne sont pourtant pas comparables à la langue composite de Boutenègre, dont le créole proche du français ne s'encombre pas de précautions oratoires, quand il faut par exemple décider Eliézer à acheter des voix : "Cé lé côté lé pli raide des zeulections libres". Pourtant, cette vision dérisoire de la langue et de la politique traduit un malaise et une douleur récurrents dans la société haïtienne, qui sont fortement incarnés dans le personnage d'Eliézer. Poursuivi par la prégnance du pouvoir militaire que finit par rejoindre sa femme, il a tenté d'asseoir sa lignée au sommet de l'échelle sociale en achetant lui aussi sa situation et les formes sociales qui lui sont liées. Celles-ci, n'étant pas le résultat d'un travail, d'un effort, sont d'emblée réduites à un rôle instrumental. Dans ce monde d'illusion où il est aliéné, il n'aura réussi que momentanément à s'emparer des apparences de la délivrance. Ce sont ces mêmes apparences qui aveuglent ses enfants envoyés à Paris "pour acquérir des manières distinguées". Le mirage de l'étranger, qui permet de croire que l'on peut échapper à la condition servile, dilapide la richesse de la famille et du pays tout entier. L'audiencier finalement porte un regard désabusé sur cet aveuglement. Ce souci de la distance s'accompagne de multiples considérations métaliguistiques (commentaires dans le texte, en note, traduction de phrases en créole, de créolismes) et laisse paraître mutatis mutandis le même malaise que celui d'Eliézer, celui qui touche à la question de l'identité et au statut de la parole en Haïti : un tel appareil semble indiquer que, malgré la présence d'un narrataire haïtien, le texte s'adresse aussi à un lecteur français. En affirmant ainsi sa différence et son rapport sensible à la langue française, La Famille des Pitite-Caille ouvrait à la littérature haïtienne une voie qu'elle continue d'explorer.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09