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Roman de l'écrivain haïtien Jean Metellus (né en
1937), publié en 1986 (Gallimard, Paris).
Après Une Eau forte (Gallimard, 1983) qui marquait une
première prise de distance à l'égard des clichés
du roman haïtien, Metellus s'attache dans La Parole prisonnière
à l'étude de certains troubles du langage.
L'action du roman se déroule à Metz. Sur les conseils
de son ami Didier Roth, sociologue réputé, Ernest Barthélémy,
ingénieur, conduit son fils Brice, bègue comme lui et
la plupart des hommes de sa famille chez une orthophoniste, Patricia
Wigéric. Jusque là, Brice a vécu dans un relatif
isolement, dans la superbe villa de ses parents, à jouer avec
son poney, Silence, à improviser au violon, avant de commencer
à prendre des leçons. Il devient l'ami du fils de Didier,
Alain. Sa mère, Eve, qui mène des recherches sur George
Sand, semble détachée des charges domestiques, laissant
à Ernest le soin de s'en occuper. Grâce à son talent,
Patricia parvient peu à peu à effacer le bégaiement
de Brice, mais aussi d'Ernest, dont elle devient la maîtresse.
Si Didier cherche dans les livres une explication de type sociologique
de l'origine du bégaiement, Patricia en vient à s'intéresser
à la famille Barthélémy. Les progrès de
Brice, tant pour le violon que pour l'élocution, sont spectaculaires.
Ernest a aménagé une double vie, qu'Eve accepte de plus
en plus difficilement. Patricia, en revanche, semble heureuse, elle
attend un enfant d'Ernest. Mais une lettre anonyme lui apprend qu'elle
est la fille d'Edouard, l'oncle d'Ernest. Après la réussite
de Brice au concours d'entrée au conservatoire, elle est prise
d'un malaise et avorte. Ernest, soudain pris d'une volubilité
surprenante se révolte contre son destin. Mais il se prostre
ensuite dans le silence. Sa liaison avec Patricia, qui s'expatrie au
Quebec, s'achève. Eve et Ernest se rapprochent, sans qu'Ernest
ne retrouve vraiment l'usage de la parole. Brice choisira dans son existence
le laconisme et confiera au violon l'expression de ses émotions.
Se déroulant entre le moment où Brice a 6 ans et son entrée
dans un avenir probable après sa réussite musicale, racontée
au futur, la narration n'offre que de très rares références
temporelles, alors que les descriptions des lieux et les portraits des
personnages marquent un souci de réalisme constant. Le lecteur
est donc privé de repères temporels -absolus et relatifs-,
et suit le déroulement du temps au gré de la circulation
des personnages, de leurs réflexions ainsi que de certains événements
ponctuels qui valent surtout par les rencontres des personnages et ce
qu'ils en disent ou pensent. Ainsi émerge une des caractéristiques
essentielles du roman qui bâtit une temporalité affective
et non formelle. En effet, si l'enjeu d'un certain nombre de personnages
est de parvenir à libérer "la parole prisonnière",
ce n'est bien entendu que lorsque celle-ci est en action, inscrite dans
le rapport aux autres, dans leur extrème attention. C'est le
portrait et la description qui prennent en charge cette fonction. Les
adultes, notamment, dans cet espace lorrain feutré qui signifie
sans cesse tout en essayant d'en dire le moins possible, se préoccupent
de leur image, et le narrateur accentue cet aspect par des portraits
précis, et une description attentive des vêtements qu'ils
portent. C'est aussi tout naturellement que la parole elle-même
est décrite. Les différentes attitudes langagières,
le silence, le laconisme, l'assurance, la volubilité et la véhémence,
sont évoquées, à travers divers moments ou divers
personnages. Métellus parvient à prendre comme objet de
discours la parole. Dans le même mouvement, il atteint les limites
de la description, en s'attachant, par exemple, aux sons que Brice parvient
à émettre avec son violon et qui imitent les bruits de
la nature, auxquels il est particulièrement attentif. Le violon
devient alors une possible métaphore de l'écriture réaliste,
qui se détourne du monde pour mieux l'imiter, dénonçant
en même temps le caractère littéraire de l'ouvrage.
En revanche, lorsque le narrateur ou un personnage rend compte du bégaiement
ou de l'aphasie qui atteint Bettina, la tante d'Ernest, c'est le discours
médical qui prend en charge à plusieurs reprises ces troubles
linguistiques, et dans ce cas, une autre limite de la littérature
est atteinte. Seule cette ouverture de l'espace littéraire marqué
comme réaliste par la description permet une telle exploration,
et l'on ne peut dans ce constat que se souvenir de la triple vocation
de Métellus, à la fois écrivain, linguiste et neurologue.
Il nous montre par là qu'aucun discours rassurant ne saurait
être tenu sur le langage : ce point de vue est renforcé
par les rêves de Gladys, l'épouse de Didier. Ils ouvrent
encore l'espace littéraire à la dimension du symbolique,
analysée par son mari, au discours précis, abondant et
assuré, qui en vient à bâtir une théorie
universelle du bégaiement dont il s'aperçoit qu'il est
lui-même redevable. C'est peut-être aussi la raison pour
laquelle on ne peut pas ne pas songer aux origines haïtiennes de
Métellus. Celle-ci sont implicitement évoquée dans
les descriptions, dans l'insistance sur certains thèmes (la géméllité,
la symbolique du serpent, dans le rêve). S'il est patent que l'histoire
bégaie, en Haïti, il est clair également que les
troubles du langage sont souvent au centre même de sa littérature,
écartelée entre le dire et le ne-pas-dire, le vouloir-faire-comprendre
et l'impossibilité de parler (Compère
Général Soleil).
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