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Etudes haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Compére général soleil

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 

Compére général soleil, roman de l'écrivain haïtien Jacques Stéphen Alexis (1922-1961), publié en 1955 (Gallimard).

C'est à Paris, où il réside de 1946 à 1954 que Jacques Stéphen Alexis écrit ce premier roman qui apparaît comme le prolongement mais aussi la clôture de l'espoir entrouvert par Gouverneur de la Rosée de Jacques Roumain. S'appuyant sur un événement historique épouvantable -le massacre des travailleurs haïtiens de la canne, en 1937, en République Dominicaine- il raconte comment cet événement s'inscrit dans la logique des dictatures fascistes, et plus largement dans celle qu'entraîne la perte de toute dignité quand l'exploitation des hommes ne connaît plus de limites.

I. Torturé par la faim, Hilarius Hilarion, jeune chômeur atteint d'épilepsie, tente un cambriolage nocturne (Prologue). Capturé (1), il fait la connaissance de Pierre Roumel dont les paroles de réconfort lui redonnent confiance. A sa libération, il rencontre une femme, Claire-Heureuse (4). Le médecin Jean-Michel (5) commence à le soigner. Il se rend avec sa mère à Léogane pour une cérémonie vodou (8) pendant laquelle son cousin tue un policier (9). II. Hilarius s'installe avec Claire-Heureuse qui ouvre une boutique (1). Dès lors, la vie du couple est une lutte incessante pour une existence décente. Claire-Heureuse est enceinte, Hilarius suit des cours du soir. Il est engagé temporairement au service du ministre Paturault, qui donne une fête (4) alors que la famine sévit et que l'agitation gronde. Hilarius apprend de Jean-Michel qu'il est guéri. Cependant, un incendie fait tout perdre au couple. III Hilarius et Claire-Heureuse partent en république Dominicaine, travailler à la coupe de la canne. Hilarius fait la connaissance de Paco Torres, un communiste, qui a connu Roumel dix ans plus tôt à Hambourg. (2) Claire-Heureuse accouche d'un garçon. Paco Torres est assassiné, alors qu'il lance un appel à la grève. (3) Son enterrement est l'occasion d'une grande manifestation. (4) Les travailleurs du sucre obtiennent une augmentation. Peu de temps après, dans les champs de cannes, les Haïtiens sont massacrés massivement par l'armée de Trujillo. (5) Hilarius et Claire-Heureuse parviennent à prendre la fuite. L'enfant, mordu par un chien, (6) meurt peu après. Claire-Heureuse et Hilarius parviennent à la frontière. Au moment où ils la franchissent, Hilarius est abattu. Avant de mourir, il fait à Claire-Heureuse, qui a perdu la raison, le récit de sa vie et de la lente prise de conscience de sa condition. Il meurt, le regard tourné vers l'Orient, alors que le soleil se lève.


Dès le Prologue, Hilarius, "homme d'ombre" confondu avec la nuit, dans le "devant-jour", cherche à parler, à se dégager de la folie qui l'envahit. Dans cet éveil, il est accompagné par un narrateur, et le décalage constant entre d'une part l'impossibilité à dire et d'autre part le discours conscient de ses enjeux, rend paradoxale la situation narrative : de quelle expérience le narrateur peut-il en effet se targuer pour s'adresser directement au lecteur, sinon de celle d'Hilarius ? Attentif à cette contradiction, c'est jusque dans son style que l'auteur investit certains aspects de son questionnement : du Prologue qui rend compte de la difficile recherche d'une expression métaphorique de l'affrontement entre la nuit et le jour, marquant la résistance du langage à dire la misère du héros, aux pages finales où Hilarius, au bord de la mort, atteint enfin la plénitude de la langue et des images, l'écriture de Jacques Stephen Alexis prend en écharpe les différentes modalités de la production du sens que lui offre l'espace culturel haïtien. Hilarius, l'être qui jusqu'à sa rencontre avec Roumel n'a de place nulle part, fait d'abord connaissance avec le monde dans lequel il est plongé, ce qui revient pour lui à parcourir l'espace haïtien. De l'expérience de la prison à la mort à la frontière, Hilarius rencontre l'un après l'autre tous les cas de figure de la déchéance et de la dignité de l'homme. Mais la différenciation n'est pas toujours aisée. Impénétrable, par exemple, est "l'Afrique collée au corps du nègre comme un sexe surnuméraire" (Prologue) et qui l'investit par l'intermédiaire du vodou. Espace trouble, il est contigu à celui des maîtres de la politique et du mensonge, qui, tel le ministre Jérôme Paturault, pratiquent eux aussi des cérémonies célébrant la gloire des dieux africains. La rencontre avec Claire-Heureuse, sortie de la mer, en plein soleil, a inauguré pourtant une nouvelle vie. Patiemment, le couple se tisse un espace de la familiarité, du bavardage. Mais cette reconnaissance du monde est sauvagement interrompue, et le couple repasse en Haïti, portant pour tout bagage son enfant mort. Hilarius retrouve l'élément qui lui est si proche et dont il devait se séparer pour accéder à la vérité : la nuit, le moment de la nuit qui précède le lever du jour. Claire-Heureuse est folle, comme l'était Hilarius dans le Prologue. C'est dans cet état de folie et de prostration qu'elle reçoit le message d'espérance, celui d'Hilarius qui enfin accède à une parole déliée, illuminée par "le général Soleil". Mais le paysage est vide, "pas une lumière à l'horizon" (III, 6), et Hilarius va mourir. Claire-Heureuse est chargée de transmettre cette histoire à Jean-Michel, le médecin, image, peut-être, par delà le narrateur, de l'auteur. Compère Général Soleil apparaît donc comme un roman inaugural, qui a pour objet de déterminer les conditions de son écriture. Toute l'histoire d'Hilarius cherche ainsi à nous conter par cette mise en abyme la geste de son élaboration.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09