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HORS SUJET
Je tiens tout d'abord à remercier les organisateurs de la manifestation
de m'avoir invité à y participer. Comme je m'interroge
depuis un certain temps déjà sur les significations suscitées
par la littérature haïtienne, qui me paraît poser
des questions d'une rare intensité, ils ont cru bon de me demander
d'intervenir et d'apporter quelques éléments de réflexion
à cette problématique qui tourne autour de : la place
des écrivains issus des communautés noires dans les lettres
québécoises (1).
Il me semble que la figure de l'écrivain tel que la remet en
question Dany Laferrière permet d'approcher cette problématique
si complexe. On pourrait d'emblée dire de lui ce qu'écrivait
Etienne Pasquier à un autre humaniste, à propos de Montaigne
: " Il estoit personnage hardy, qui se croyait, et comme tel se laissoit
aisément emporter à la beauté de son esprit. Tellement
que par ses escrits il prenoit plaisir de desplaire plaisamment.
" Apparenté à Montaigne, au moins du point de vue de la
critique littéraire me semble-t-il, Dany Laferrière déconstruit
dans son oeuvre toute installation dans une place, dans un lieu littéraire
marqué, codé et donc susceptible de répétition.
Plaire et déplaire s'enroulent dans son projet largement ouvert
sur le lecteur.
Deux éléments, au moins me forcent à la réflexion.
D'abord, la question de la place. On peut entendre ce terme au
moins de deux façons. D'une part, il y aurait un aspect positif
: la renommée, le rôle moteur dans une littérature
qui, perçue depuis son dehors, a un aspect exotique, au mieux,
francophone. Pendant longtemps, les connaissances sur ces lettres ont
été réduites en France. Ces écrivains de
la communauté noire viendraient en quelque sorte donner du supplément
à une littérature qui n'en finirait plus de régler
son compte avec le conformisme, avec une certaine forme d'américanisation
et plus largement toutes les valeurs appuyées sur la tradition.
Je crois que prendre cette direction serait détestable, justement.
Car, d'autre part, place renvoie à quelque chose de particulièrement
dangereux, aussi bien qu'insidieux, et qui porte le nom d'assignation.
Assigner, c'est déterminer un contenu, attribuer une marque,
en établissant une correspondance entre le terme désignant
et l'être désigné. Nommer la place de ... revient
à délimiter pour coder, pour stabiliser et réifier,
à partir d'une connaissance fondée elle-même sur
une identification, donnée, remarquons-le, comme le produit d'une
connaissance. On a là un cercle bien connu, qui déconstruit
justement l'appareil de la connaissance, qui en porte la négation,
parce qu'il permet de produire des discours par nature irresponsables.
Il y a en effet plusieurs façons d'apprécier la renommée
d'un écrivain : ses chiffres de vente, son inscription dans un
discours critique qui peut parvenir à l'instrumentaliser comme
faire-valoir, ou dans un discours universitaire, la longévité
de sa diffusion, son propre discours sur ce qu'il écrit. Il y
a aussi le succès, palpable et tangible, qui est frère
de la renommée, et qui correspond à une séduction
réussie exercée par l'écrivain, à un moment
choisi et selon des procédures calculées. Dany Laferrière
nous le dit à sa façon, dans J'écris comme je vis,
quand il évoque sa stratégie montréalaise de diffusion
de son premier roman : Je me souviens de la visite
à Montréal d'Annie Cohen-Solal avec son énorme
biographie de Sartre. Des posters géants de Sartre partout. J'enviais
Sartre, même mort il continuait à marcher fort. Ce type
a quand même passé cinquante ans de sa vie à écrire
dix heures par jour. Je ne pouvais pas me battre avec Sartre avec mon
petit livre (...).Je savais aussi que mon mince petit livre allait battre
à la course sa grosse biographie de Sartre. C'est bien Sartre,
mais qui peut quelque chose face à l'appétit occidental
pour le sexe interracial. Nègre sur Blanche bat L'Être
et le Néant. Exit Sartre et sa prétresse(2).
Si je me permets de prendre ici à témoin Dany Laferrière,
c'est aussi parce que le deuxième terme qui m'interroge dans
cette problématique est l'expression issus de la communauté
noire. Il y a là une sortie, comme s'il fallait quitter cette
communauté noire pour être écrivain et pour revendiquer
une place. Je sais que ma lecture est partiale, mais je m'intéresse
ici à ce qu'on peut appeler un effet de sens. Or, justement,
Dany Laferrière, dans ses entretiens avec Bernard Magnier répète
qu'il n'a cessé de sortir, sur un plan concret, de Port-au-Prince
à Petit-Goâve, de Petit-Goâve à Port-au-Prince,
de Port-au-Prince à Montréal, de Montréal à
Miami, mais aussi sur un plan intellectuel. On connaît ses diatribes
contre tous ceux qui voudraient l'enfermer, dans l'haïtianité,
l'antillanité, la créolité, le Québec, les
Etats-Unis, la francophonie etc... Pour Dany Laferrière, il y
a une nécessaire sortie de ce codage dans lequel nous enfermons
les écrivains.
CONSTRUIRE L'AMERICANITE C'est donc cette série de paradoxes
que je vais tenter d'interroger. Les lecteurs disposent désormais
d'un cycle complet qui me paraît décrire le cercle tracé
par cette problématique. Il s'agit de cette Autobiographie
américaine en dix livres plus un guide de lecture, J'écris
comme je vis. Nous avons là un ensemble donné par
l'auteur, comme complet, voire terminé. Le dernier ouvrage d'entretiens
semble même avoir la valeur d'une sorte de testament du narrateur
réputé désormais disparu : Dans
le dernier roman Pays sans chapeau, Vieux Os livre son vrai nom.
(...)Le type a enlevé son maquillage, c'est fini. Il ne peut
plus remonter sur scène (3) A ce testament
du narrateur, s'ajoute un codicille disponible gratuitement en France,
et distribué par les librairies du réseau Initiales, Je
suis fatigué. Remarquons d'emblée que le titre de ce codicille
est en contradiction avec certains passages de J'écris comme
je vis : Je suis un écrivain au travail (4), peut-on
lire dans le recueil des entretiens. En revanche, Je suis fatigué
se termine par la phrase suivante : ... j'aimerais,
si possible, qu'à partir de ce moment l'on cesse de me considérer
comme un écrivain en activité. Je me sens vraiment très
fatigué (5). Une telle contradiction doit nous inciter
à la réflexion. Et tout d'abord, qui est ce " je " qui
parle ? Est-ce un écrivain noir ? Issus de la communauté
noire ? Comment peut-on être un écrivain noir ?
COMMENT PEUT-ON ETRE UN ECRIVAIN NOIR ?
Il y a un aspect Lettres persanes dans cette question. De Comment
faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer à La
Chair du maître en passant par Cette Grenade dans la main
du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ?, le narrateur
Vieux Os plonge un regard incisif et radical sur les modes de vie et
les traits culturels en vigueur sur le sous-continent nord-américain.
Le procédé à l'oeuvre est celui de l'extériorité
du narrateur, distinguant les Noirs des non-Noirs et des Blanches, donnant
à l'image des sociétés traversées le statut
d'objets d'observation, soit par le regard direct et l'écoute
des discours, soit par la voie du souvenir. Mais la comparaison s'arrête
là. Il y a une notable différence entre Usbeck et Vieux
Os : le premier croit pouvoir être tyran à Ispahan (le
sérail) et philosophe à Paris. Il n'en est rien pour Vieux
Os, qui est narrateur et se revendique écrivain partout. Rien
de la mauvaise conscience du philosophe des Lumières qui élude
le problème de l'action révolutionnaire grâce au
mythe d'une raison universelle et intemporelle occupant une place justement
reconnue. La question de la mauvaise foi, comme un ver qui viendrait
lui ronger la conscience (morale) ne semble pas torturer Vieux Os. Point
de cette mauvaise conscience enrobée " de
toute la vaseline de la culpabilité judéo-chrétienne
(6) " pour lui, mais en revanche la dent bien dure envers ceux qui l'ont
méprisé pendant les temps difficiles : cette fois c'est
Dany Laferrière qui parle et qui rapporte qu'avec la célébrité
est arrivée une immédiate reconnaissance.
La scène se passe dans un bar de la rue Saint-Denis, où
l'auteur est servi en priorité. Un type,
pas loin, m'a lancé qu'il attendait sa bière depuis un
certain temps, mais que, semblait-il, les vedettes avaient la priorité.
Je lui ai répliqué parce que je le connaissais bien, que
je ne l'avais pas entendu quand, il y a à peine deux mois, on
m'avait interdit d'entrer ici parce que des Haïtiens, que je n'avais
jamais vus, y avaient eu une dispute avec les serveurs (7). Les
douze livres offrent une remarquable palette de situations qui sont
autant d'exemples de scènes, de moments heureux ou non, qui racontent
cette mise à distance de la culpabilité, et la volonté
de croquer dans la pomme du succès, malgré les obstacles
de toutes natures. On pourrait les cataloguer, relever les oppositions
de discours si fréquentes, voire les contradictions, les retours
en arrière, les temps de l'enfance et du souvenir, les déceptions.
Mais aussi le bonheur de vivre et ses pendants, la solitude, la tristesse
et la mélancolie.
UN NARRATEUR GIGOGNE
Il me semble surtout que l'enjeu n'est pas là, même si
cette piste est constamment rappelée par le narrateur. Résumons
d'une autre façon la situation de cette Autobiographie américaine
: dix romans, le mode d'emploi plus un codicille. Le chemin de la lecture
est balisé, verrouillé même en quelque sorte. Il
y aurait un parcours, un ordre de lecture à respecter, et qui
ne correspond pas à l'ordre de publication des textes. C'est
néanmoins une oeuvre bizarre en ce qu'elle est constituée
d'un commentaire sur l'oeuvre et d'un commentaire sur son ouvrage, sa
fabrication. Cette écriture sur ce qui s'écrit et sur
le fait que ça s'écrit, est réalisée par
un écrivain qui dans ses entretiens raconte qu'il écrit
qu'un narrateur raconte qu'il écrit. Et qui commente la dénudation
des procédés, la constituant elle aussi comme un procédé
narratif. Cela fait beaucoup pour un seul lecteur. Cela doit nous inciter
à entendre d'un peu plus près. Mais en même temps,
ce lecteur est aussi pris de court : ce qu'il va dire est susceptible
d'avoir déjà été écrit, commenté,
critiqué. Dans l'Autobiographie américaine, on
trouve ce souci constant d'être en avance sur le lecteur et la
lectrice, et d'une certaine façon de parler en leur nom en les
mettant eux-mêmes en scène. La différence entre
ces deux approches n'est pas seulement subtile, elle est je crois essentielle.
Par là, l'Autobiographie américaine est peut-être
aussi une oeuvre hyperréaliste et païenne, si l'on reprend
les termes proposés jadis par Jean-François Lyotard (8).
Le monopole narratif y est détruit, le narrateur perd ses privilèges
en faisant " valoir ce qu'il y a de puissance,
non moindre, dans l'écoute, côté narrataire, et
aussi dans l'exécution, côté narré
". Toute l'Autobiographie américaine semble en partie
répondre à ce programme : Luttez
plutôt pour l'inclusion des métarécits, des théories
et des doctrines, politiques notamment, dans les récits. Que
l'intellingentsia ait pour fonction non pas de dire le vrai et sauver
le monde, mais de vouloir la puissance de jouer, d'entendre et de raconter
des histoires. Cette puissance est si commune qu'il est impossible que
les peuples s'en laissent priver sans riposte. S'il vous faut une autorité,
elle seule l'a. La justice est de la vouloir (9). On croirait
presque entendre Dany Laferrière. Mais reconnaître un tel
montage ne revient pourtant pas à tomber dans le piège
tendu par Vieux Os, qui oriente la lecture vers une fonction unique,
celle de chercher à repérer le principe unificateur et
de décrire ses modes d'application et de signification, d'extraire
du livre le sens qui s'y trouve enseveli, tout en déniant au
lecteur cette possibilité. Ce sens serait nommé grâce
au choix judicieux d'un ensemble exclusif de citations. En fait, on
aurait là des angles : le racisme, le sexe, la mélancolie,
la solitude, la religion, l'immobilité, le jazz, les influences
littéraires. Il y aurait forcément des distorsions, puisque
la quête du sens ne parviendrait pas à prendre en charge
des éléments opposés. Prenons l'exemple de la nationalité
de l'ensemble et de son auteur. Le titre renvoie à l'Amérique,
certes. Mais Laferrière dit aussi ceci : Je
suis aussi tout ce que je ne veux pas être. Je suis un écrivain
haïtien, un écrivain caraïbéen (ce qui est légèrement
différent d'un écrivain antillais, mais je suis aussi
un écrivain antillais), un écrivain québécois,
un écrivain canadien et un écrivain afro-canadien, un
écrivain américain et un écrivain afro-américain,
et, depuis peu, un écrivain français. (...) Je change
peut-être de chapeau mais jamais de discours (10). Dix
pages avant ces mots, le chapitre " Je suis un écrivain japonais
" montre un refus viscéral d'être rattaché à
un lieu, une nature, une substance en dehors de celle du métier
: Je veux être pris pour un écrivain,
et les seuls adjectifs acceptables dans ce cas-là sont : un bon
écrivain (ce qualificatif a bien sûr ma préférence)
ou un mauvais écrivain (11). Il faut tenir en même
temps les deux termes de cette contradiction. Accepter un membre plutôt
que l'autre revient à s'égarer dans une lecture naïve
et à devenir le dindon de la farce. D'une certaine façon,
c'est rejouer le rôle de la journaliste, Miz Bombardier dans Comment
faire l'amour...(12) et Denise Bombardier, dans J'écris
comme je vis (13). L'interview est vraiment rejoué. Il l'est
même indéfiniment, à travers d'autres rencontres,
d'autres interlocuteurs et interlocutrices mis en scène. Si l'on
cherche à renverser un désordre apparent en ordre caché,
dans l'ensemble de l'oeuvre, cette quête revient à prendre
le risque de se retrouver englué dans cette posture du critique
telle qu'elle est figurée dans l'oeuvre. La proximité
des thèmes, la continuité des sujets, entre le texte attribué
à l'auteur et celui attribué au critique ne constituent
en aucun cas l'indice d'une connaissance, mais au contraire le signe
notoire d'une illusion. Il paraît plus nécessaire de constituer
cette effervescence narrative -ce désordre présumé-
comme élément d'une production littéraire et idéologique.
Il semble enfin souhaitable de pratiquer une lecture qui tranche de
façon suffisamment nette, permettant une différenciation
claire entre le texte lu et le texte critique. Où bien alors,
en acceptant sans réaction que le narrateur gigogne prenne en
charge l'ensemble du dispositif, le lecteur commentateur se trouve lui-même
englué dans ce que Michel Foucault décrit comme un Jeu
à la Borgès d'un commentaire qui ne sera pas autre chose
que la réapparition mot à mot (mais cette fois solennelle
et attendue) de ce qu'il commente (14).
DANY LAFERRIERE DEPLACE LES QUESTIONS
Pour reprendre les termes de la problématique, je dirais que
la question posée par Dany Laferrière n'est pas tant celle
de sa place en tant qu'écrivain que celle du lecteur. Et c'est
ce déplacement qui constitue l'enjeu majeur de cette oeuvre.
Il me semble que la direction prise est indiquée dans le texte,
par la métaphore de la perspective. Mais, objectera-t-on, en
cherchant mes arguments dans le texte même de Dany Laferrière,
je retombe dans l'illusion dénoncée au paragraphe précédent.
Cela n'est pas sûr, car il faut ajouter ceci : l'objet ici n'est
pas de mettre à jour une quelconque " véritable " opinion
de Dany Laferrière sur un sujet donné, sur sa place dans
une idéologie, dans un débat d'idée, mais d'étudier
la façon dont est produite la narration et dont la fiction progresse,
c'est-à-dire d'analyser la forme de cette production. Voici ce
texte : Dans la plupart des toiles occidentales,
le point de fuite est au fond du tableau. Comme une invitation à
pénétrer dans le tableau. On s'installe ainsi dans l'univers
du peintre, et on étudie, on flâne. Mais comme tout est
sur le même plan dans la plupart des tableaux naïfs, on finit
par se demander où est le pont de fuite. Je l'ai cherché
jusqu'à ce que j'ai découvert que c'était mon plexus
qui servait de point de fuite. Donc, voilà pourquoi je n'arrivais
pas à pénétrer dans le tableau. C'est lui qui devait
pénétrer en moi (15). On peut en dire autant de
cette Autobiographie américaine : il faut consentir à
s'en laisser pénétrer. Tout le monde ne l'accepte pas,
et nous disposons de la palette des réactions au premier ouvrage
paru, de la déclaration d'amour au jet du verre de vin (était-il
bon ? était-il mauvais ?) à la figure. Pour ma part, la
plus troublante est décrite dans le roman Cette Grenade...
au chapitre intitulé "Pourquoi les nègres préfèrent
les blondes". Toute la question est finalement
de savoir comment regarder ce qu'on voit avec la distance intérieure
qu'il faut (16), nous rappelle Maximilien Laroche, dans La
Dialectique de l'américanisation. Certes, je n'oublie pas
que je suis un lecteur, et peut-être pas un des lecteurs mis en
scène par nos deux gémeaux, Vieux Os et Dany Laferrière.
Il me semble que précisément cette mise en perspective
inversée correspond à ce que, vu de loin, raconte l'Autobiographie,
et qu'étudie l'ouvrage de Laroche. De L'Odeur du Café
au Pays sans chapeau, de cette inscription dans une terre, un
paysage, des sociétés, une famille, qui irradient l'enfance
au retour sur cette terre devenue un " waste land ", une terre guaste,
c'est le discours de la décolonisation continue et imparfaite,
et toujours contredite par les faits, qui se trame. C'est par le déplacement
de cette question, de l'extérieur de l'histoire vers l'intérieur
d'un sujet toujours en relation (avec lui-même, avec les autres)
que joue cette trame. Le résultat de cette opération vaut
réellement pour distanciation, excentration intimement poursuivie.
Un moment de Comment faire l'amour... me semble faire jouer d'une
manière exceptionnelle cette inscription. Lors de l'entretien
avec Miz Bombardier, Vieux Os décrit une situation de drague
menée par un " type d'Abidjan " : devant
la Blanche, l'Afrique doit lui servir en quelque sorte de sexe surnuméraire
(17). Un " sexe surnuméraire " :
l'expression n'est pas banale. Elle n'est pas non plus de Vieux Os.
Pour la retrouver il lui a fallu plonger dans un monde qu'il connaît,
celui d'Haïti, et de ses écrivains, notamment un des plus
connus, Jacques Stephen Alexis. A la deuxième page de Compère
Général soleil, roman quasi fondateur des lettres
haïtiennes contemporaines, on lit en effet : Sur
la montagne, le morne, là, impitoyable, un petit tambour s'égrène
et se plaint sans repos. ( ...) Un petit tambour stupide et lancinant
comme une migraine ! C'est l'Afrique collée à la chair
du nègre comme une carapace, l'Afrique collée au corps
du nègre comme un sexe surnuméraire. L'Afrique qui ne
laisse pas tranquille le nègre, de quelque pays qu'il soit, de
quelque côté qu'il aille ou vienne (18). Je me permettrais
de rappeler que le surnuméraire est du côté du surnombre,
du trop, mais aussi du sans grade, du non reconnu. C'est bien ce biface
que porte en elle la littérature de la Caraïbe, et peut-être
toute littérature que l'on pose et que l'on assigne sous le regard
de l'autre.. L'Amérique, nous rappelle
Laroche, n'est pas la terre où l'homme
européen blanc a toute liberté de recommencer le monde,
de reconquérir le Paradis perdu et de devenir le nouvel Adam.
La décolonisation (pourquoi ne pas dire la véritable découverte
?) de l'Amérique ne s'est donc pas achevée avec les victoires
de Dessalines, Bolivar, Sucre, O'Higgins et bien entendu Georges Washington.
Il reste à l'homme américain à se découvrir
lui-même. Et il semble bien que pour plusieurs, ce soit une "terra
incognita" plus difficile à atteindre que les Indes mythiques
que cherchaient les navigateurs d'antan (19).
L'écriture de Dany Laferrière appelle des protocoles de
lecture qui vont dans le sens de ce que Fanon appelait une " décolonisation
intérieure ". J'en donnerais un seul qui me paraît
grandement producteur de connaissance. Il s'agit du langage de l'invective.
L'invective est d'abord du côté de la violence verbale,
de l'injure et de l'insulte. Elle vise à blesser, à réduire
l'autre, mais ce faisant, elle lui reconnaît l'existence, elle
lui reconnaît la présence, à l'inverse du caractère
de " meuble " qui définit l'esclave. Elle est ensuite du côté
du plaidoyer, car dans ce discours, il y a quelque chose à dire.
Elle vise à faire comprendre, à convaincre et à
persuader. Elle connaît ainsi de larges moments de suspension,
au seuil de la réponse. Elle est l'expression d'une colère,
et elle affirme la présence de l'invectiveur. Enfin, l'invective
a à voir avec la jubilation : ce que je dis, je le fais, et mon
faire, c'est un dire. L'Autobiographie déroule sans limite
cette jubilation, qui devient affirmation d'une co-présence à
soi et aux autres. Jean Genet rappelle, dans le Journal du voleur,
que l'invective est proche en cela de la scène d'amour faite
" à un amant cruel ", sans doute
ici cette Amérique qui affame le " tiers-monde
depuis Wall Street " (20), et qui est pourtant si désirée.
L'invective, on le voit, ouvre à un double-jeu systématique
: elle donne un état des opinions sur les sujets qui se présentent
et critique la matière de ce discours. Rien ne peut être
affirmé sans avoir reçu une seconde lecture goguenarde
qui détermine les conditions de validité de la première
affirmation. La "vérité" n'est pas donnée. Elle
est à construire pas à pas. Le discours ne vaut donc pas
tant par ce qu'il dit que par les titres qu'il a à parler. Ce
ne sont pas les conclusions toujours temporaires qui importent, mais
les conditions d'énonciation, les modes d'être des individus
qui les parlent. L'Autobiographie interroge avec beaucoup d'acuité
la grande liberté des choix qui sont menés sur le sous-continent,
c'est-à-dire l'irresponsabilité de ceux qui les font.
Ce que le texte offre à ses lecteurs c'est de parcourir la répétition
de ces choix, répétition qui est, comme nous le savons
depuis Montaigne, la figure de l'humaine condition. Rappelons-nous le
deuxième chapitre du troisième livre des Essais.
Il commence par cette phrase que nous n'avons pas fini d'interroger
: Les autres forment l'homme ; je le recite et
en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si j'avoy
à façonner de nouveau, je ferais vrayement bien autre
qu'il n'est.
C'est ce mouvement là du devenir-autre qui constitue la dialectique
de l'américanisation. Et cela ne semble pas tout à fait
un hasard, si, dans le même contexte, quelques lignes plus bas,
Montaigne ajoute : Si le monde se plaint
de quoy je parle trop de moy, je me plains de quoy il ne pense seulement
pas à soy.
Je terminerai cette intervention en proposant à la lecture de
l'Autobiographie américaine une autre posture du lecteur.
Pour entendre les différents moments de ce discours déjà
ancien mais que nous avons tant de difficulté à actualiser
et que reprend à son compte notre écrivain gémellaire,
il faudrait peut-être, en déplaçant sensiblement
la perspective inversée décrite plus haut, que le lecteur
lui-même se reconnaisse comme " un Nègre " et que le texte
soit reçu par lui avec autant d'élégance que l'est
dans l'Autobiographie une " Blanche ", qui n'est jamais forcée
et qui vient délibérément tout autant que joyeusement
à la rencontre de son amant. Par là, je crois pouvoir
affirmer que la question ne me semble pas tant celle de la place de
l'écrivain, essentiellement être du déplacement,
être en déplacement, rebelle et insaisissable, que celle
du lecteur et de ce qu'il lit. Je vous remercie.
Notes
1 Il me faut avouer ici ma regrettable et quasi-totale incompétence
en matière de lettres québécoises. Je suis un produit
universitaire standard et parisien, des années 75-85, de cette
époque où il n'était de littérature que
classique et française de France, mais dont la critique se déverrouillait
néanmoins, grâce aux ouvrages majeurs d'auteurs tels que,
en vrac, Barthes, Macherey, Genette, Todorov, Richard, Althusser, Derrida,
Blanchot... Un séjour de deux ans à Port-au-Prince vint
remettre en cause cette centration, déjà passablement
déconstruite. Vous vous demandez sans doute pourquoi cet inconnu
qui vous parle en ce moment se pose en tant que sujet. Il n'est pourtant
pas là pour parler de lui. Certes. Mais il me paraît important,
pour l'instant, de poser ces détours. Il s'agit quand même
pour ce sujet, qui s'interroge, de donner une légitimité
à ce qu'il expose. Il la trouve où il peut.
2 Dany Laferrière, J'écris comme je vis. Entretiens
avec Bernard Magnier, La Calonne, La Passe du vent et Dany Laferrière,
2000, p.133
3 J'écris comme je vis, p.185
4 Dany Laferrière, J'écris comme je vis, p.131
5 Dany Laferrière, Je suis fatigué, Initiales,
Vincennes, 2000, p.132
6 Cette Grenade..., p.49
7 J'écris comme je vis, p.137
8 Jean-François Lyotard, Instructions païennes, Galilée,
Paris, 1977.
9 Jean-François Lyotard, idé., p.87
10 J'écris comme je vis, p.94
11 J'écris comme je vis, p.86
12 p.159
13 p.131
14 Michel Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971,
p.25
15 Dany Laferrière, J'écris comme je vis, p.104
16 Maximilien Laroche, Dialectique de l'américanisation,
p.247
17 Comment faire l'amour..., p.162.
18 Jacques Stephen Alexis, Compère Général soleil,
Paris, Gallimard, 1955, p.8
19 Maximilien Laroche, Dialectique de l'américanisation,
p.68
20 Cette grenade..., p.15
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