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L'Espace
d'un cillement,
roman de l'écrivain haïtien Jacques Stephen Alexis (1922-1961),
publié en 1959 (Gallimard).
Premier volet d'une tétralogie qu'Alexis ne pourra, faute de
temps et confronté à d'autres urgences, terminer, L'Espace
d'un cillement fut écrit en France en 1956-57, comme le Romancero
aux Etoiles. Cette époque - qui fut aussi celle de la première
remise en question de la révolution en U.R.S.S. - fut particulièrement
féconde pour Alexis, qui expose en septembre 1956 le résultat
de ses réflexions dans les célèbres Prolégomènes
à un Manifeste du Réalisme Merveilleux des Haïtiens.
Il s'y propose comme objectif d'"avoir une claire conscience des problèmes
précis (à) et des drames que confrontent le peuple".
L'histoire est racontée depuis les points de vue alternés
des deux protagonistes, El Caucho et la Nina.
I LA VUE. En Haïti, sous la présidence d'Estimé (1946-1950),
alors qu'une escadre américaine est au mouillage, le matin du
premier dimanche de la Semaine sainte, deux êtres se regardent
dans la rue : la Nina Estrellita, prostituée travaillant au Sensation
Bar et El Caucho, un ouvrier mécanicien. Tous deux sont nés
à Cuba. Ils s'observent longuement, avant que la Nina ne monte
avec des clients. De retour le soir même, El Caucho la retrouve.
II L'ODORAT. Le lundi matin, La Nina médite sur son histoire,
sur l'oubli de son enfance. De son côté, El Caucho arrive
en retard au travail. Il vient d'apprendre l'assassinat à Cuba
de son père spirituel, le syndicaliste Jésus Ménendez.
Il se rend à midi et le soir au Sensation bar. La Nina et lui
se sentent attirés l'un vers l'autre. Elle reconnaît sur
El Caucho l'odeur des cigares cubains, tandis qu'il accueille en lui
un souvenir d'enfance,, une prairie de soucis.
III L'OUIE. Mardi. El Caucho sauve devant le bar un enfant qui s'est
blessé. Pendant la soirée, la Nina a la confirmation de
l'origine cubaine d'El Caucho, par son accent. Une bagarre éclate
dans le bar, un marine ayant égaré sa bague (volée
en fait par la Nina). El Caucho défend le patron et se bat victorieusement
contre plusieurs soldats.
IV. LE GOUT. L'escadre américaine s'en va le mercredi. Les prostituées
sont au repos. El Caucho leur rend visite alors qu'elles jouent au loto.
La Nina gagne. Restés seuls, ils s'embrassent mais El Caucho
la quitte violemment à la suite d'un malentendu. Dans la méditation
qui suit, il compare la société caribéenne à
un vaste bordel. La Nina fume une cigarette de marie-jeanne, en songeant
au goût salé de la lèvre d'El Caucho. Assailli par
des bribes de souvenirs, ce dernier ne parvient pas à dormir.
Il cherche une photo.
V. LE TOUCHER. Vers midi, le Jeudi-saint, El Caucho médite sur
la situation d'Haïti par rapport aux Etats-Unis. Dans la cathédrale
la Nina demande l'aide de la Vierge. Ils se retrouvent au bar. Ils dansent.
Dans la chambre de La Nina, ils essaient de trouver le souvenir qui
les réunit. Ils se rejoignent, s'endorment. Au milieu de la nuit,
El Caucho la réveille, l'appelle par son nom, Eglantina. Elle
reconnait alors Rafaël, son premier amour. Ils trouvent dans les
affaires d'Eglantina la photo recherchée.
VI. LE SIXIEME SENS. Ils restent enfermés deux jours dans la
chambre, préparant un nouvel avenir. Eglantina craint de décevoir
Rafaël. Il part, et reviendra la chercher en fin de matinée.
CODA, L'ESPACE D'UN CILLEMENT. Eglantina range ses affaires et se prépare
à partir. Quand El Caucho revient la chercher au bar, Eglantina
a disparu. Elle a laissé une lettre dans laquellle elle annonce
qu'elle va travailler afin d'oublier la Nina.
De Compère Général Soleil
à L'Espace d'un Cillement, le trajet suivi par l'écriture
d'Alexis est exemplaire à plusieurs titres. D'abord, s'il écrit
un texte politique, le politique ne s'y arroge pas une part appuyée
et démonstrative. Il n'y a plus de héraut partisan, dans
l'histoire. Ensuite, s'il évoque encore la cellule primordiale,
le couple, c'est en envisageant les deux partenaires dans leurs différences
radicales. Enfin, si le projet de Compère Général
Soleil était de rapporter "l'avancée d'une inconscience
à une conscience" (Séonnet), cette fois, c'est la présence
et la perception de l'autre et de soi par l'autre qui fondent l'avènement
d'un projet de vie. Pour "rebâtir le coeur humain" et participer
à la renaissance d'Haïti, voire de tout l'espace caraïbéen,
Alexis part de la situation de La Nina : un corps objet, mort car privé
de jouissances. Mais face à cet être zombifié qui
n'a plus rien d'humain ("à il y a quelque chose de pire que la
mort dans ce mufle", I), un autre être éveille le désir
et du même coup introduit un nouveau désordre dans son
existence, par un regard qui déclenche immédiatement une
sorte de "gêne physique" (I, p.26). Ce signe naturel, qui, on
l'apprendra plus tard, plonge ses racines dans le plus profond, ouvre
les espaces des cinq sens, introduits, dans le texte par des citations
de cinq poètes. Le sixième sens - l'amour physique - nous
ramène en Haïti (l'auteur cité cette fois est Roumain),
avant une nouvelle ouverture, la Coda, introduite par une citation de
Soeur Inès de la Cruz. C'est peut-être qu'il est surtout
question d'un mystère : chaque partie est qualifiée de
mansion et s'apparente ainsi aux décors simultanés des
mystères médiévaux. Ainsi, reconnaissant le caractère
discontinu de leurs expériences, les personnages tentent néanmoins
de rattraper les fines attaches qui les unissent. Ce que perçoivent
leurs sens forme et s'informe d'un système de signes qui s'achève
dans une mutuelle re(con)naissance. Or l'écriture au présent
du roman confère à cette maturation un aspect nettement
performatif : le texte n'est souvent que la trace des pensées,
des réflexions et des paroles prononcées, ce qui fait
que l'histoire se construit en même temps dans l'actualité
constante des personnages et dans l'espace de la lecture. C'est pourquoi,
à la différence de Compère
Général Soleil, le roman n'est pas à la
recherche d'un narrateur relais prenant en charge la dimension politique
et testimoniale : du même coup, Alexis se démarque de la
littérature haïtienne, préoccupée le plus
souvent par l'origine problématique de la voix narrative. L'écriture
découvre ainsi une autonomie littéraire et politique qui
lui permet de décrire Haïti ("un îlot de sauvagerie
à quelques heures de Miami", V, p.273) avec aussi le point de
vue de l'autre, notamment américain. Il faut noter, aussi, que
pour la première fois dans un roman haïtien, des soldats
américains sont battus, assommés par El Caucho. Cette
anecdote est révélatrice de l'affranchissement de l'auteur,
par rapport à de nombreux tabous. Dans les trois premiers et
uniques chapitres de la suite prévues, L'Etoile Absinthe,
Alexis se délivrera résolument des derniéres réticences
stylistiques et inventera une langue tourmentée et prise de vertige
devant sa liberté enfin trouvée. Il pouvait aussi écrire
en 1960 à Duvalier qui le persécutait : "Je crois avoir
prouvé que je suis un enfant de l'avenir".
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