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Le Nouvelliste, Port-au-prince

 

 
 

Gary Victor, Banal Oubli, Vents d'ailleurs, La Roque d'Anthéron, 2008

Pour Jutta Hepke

L'oubli est un phénomène bizarre : on ne peut réellement tenir compte du fait qu'il se soit produit, à moins que le souvenir de son événement ne nous fût rappelé. Dès lors, il n'est plus effacement, mais bien manque, voire séparation, provoquée sans doute par une indifférence, passagère ou tenace, à la réalité du monde. C'est comme si l'on raturait une présence : il reste trace alors de la biffure, comme marque d'une rage passagèrement manifestée. C'est peut-être de cela dont nous parle ce roman, au titre en forme d'antiphrase, Banal Oubli, dans lequel Gary Victor a mis tant de lui : un écrivain, mis à la porte par sa maîtresse, s'oublie lui-même dans un bar, dans lequel il passe beaucoup de temps à boire des gin tonic. Mais on ne laisse pas impunément traîner son propre Minotaure dans un bar. Dès lors, ce double, mais qui n'en est pas vraiment un, puisqu'il s'agit bien de lui-même, quand même, dévêtu des oripeaux de moralisme bon teint d'un écrivain célébré, mène sa propre existence, irrespectueuse des normes et des codes de la civilité, et rapidement de l'humanité, comme assumant pleinement la part obscure de celui qui l'a laissé échapper.
Une sexualité violente, des meurtres à la bestialité manifeste, un sens aigu du blasphème, y compris à l'égard d'un sinistre Baron Samedi : il transplante les récits de Pierre Jean dans la réalité. Mais celui-ci qui comprend rapidement les risques qu'il encourt à se laisser ainsi aller, part à la poursuite de l'être qu'il est et qu'il recèle : vers son enfance, vers ce qui est fondateur, le père, la mère. La mer, aussi, et ses vagues qui emportent l'être au-delà de lui-même. Pierre Jean n'est jamais là où il faudrait qu'il fût : trop en retrait, ou bien en avance, le monde lui échappe irrémédiablement, et il ne sait même plus s'il n'est pas devenu lui-même un personnage de son œuvre. Mais il n'est pas seul sur cette piste : on retrouve ici l'inspecteur Azémar Dieuswalwe, qui avait brillamment résolu l'énigme des Cloches de la Brésilienne, publié par le même éditeur. Ce n'est qu'avec de larges rasades de clairin, et des messages sibyllins, rédigés par le meurtrier, mais qu'il parvient à décoder patiemment, qu'il comprend, lui aussi ce qu'il se passe, et quelle est la nature de l'événement. Pendant ce temps, Pierre Jean s'attache à sa dernière tâche : écrire un roman, qui raconterait précisément ce qui est en train d'arriver. Mais horreur ! ne voilà-il pas que le personnage de celui-ci, mécontent du sort qui lui est infligé, décide d'en finir avec son auteur !

On laissera au lecteur le soin de suivre les rebondissements spectaculaires de ce nouveau roman de Gary Victor, et surtout la résolution de cette énigme d'être là, dans cette pose que l'écrivain tente sans cesse de faire passer pour une stature.

Rarement, pourtant, l'auteur aura mis en jeu avec autant d'acuité et de pudeur ce difficile équilibre entre le secret intime et l'activité littéraire qui consiste à travailler sans cesse avec lui sans le dévoiler complètement. En un siècle de dévoilements impudiques, de retournements clinquants et de faux semblants dans lesquels se complaisent les puissants, il affirme la fragilité des êtres et leur exigence à préserver le mystère qu'ils sont, à eux-mêmes et aux autres. À force de saturation dans le dire de l'intime, l'écriture aboutit à son inversion : elle devient écran, masquage de la réalité pourtant sous les yeux. C'est bien aussi cette articulation que met en avant le roman, et qui cette fois, concerne sans doute directement Haïti, et les conditions de l'écriture de son histoire, ce qu'on appellera ici son Grand Récit. Tout le roman, en fait, résonne de cette question que pose de manière lancinante Gary Victor : "si nous sommes la République glorieuse qui s'est levée contre l'esclavage, comment se fait-il que nous en soyons-là" ? Qu'est-ce qui est omis dans ce Grand Récit et qui barre la route sans cesse ?
L'oubli, alors, est l'oblitération complète du souvenir : nous vivons dans un monde sans mémoire, où même l'activité mémorielle a(urait) disparu. Et c'est bien la tâche de l'écrivain de faire sortir de ses gonds la porte blindée qui verrouille la culture. Tel est alors l'autre roman que contient le premier, comme un jeu de poupées russes.
Dans un geste un peu théâtral, l'inspecteur Azémar Dieuswalwe soulève son jeune coéquipier par le col et lui demande de regarder le Champs de Mars : ce que voit d'abord ce dernier est bien entendu le palais National. Il faudrait en premier y relever la statue du Marron Inconnu. Tout est dans ce déplacement du regard, qui semble travailler les lettres haïtiennes depuis si longtemps : il faut y regarder de près, tant cette place y joue presque le rôle d'un ombilic. Ce déplacement, il y a bien longtemps, et de manière plus violente encore, un écrivain un peu oublié l'avait accompli : "dans les livres qu'ils sont seuls à écrire ou qu'ils ont fait écrire, les fils des fusilleurs nous traitent de misérables, d'infâmes, de pillards et d'insolents ! Quelle menteuse canaille et quels bandits !". C'était Louis-Joseph Janvier, dans Le Vieux Piquet, publié en 1884. Le roman de Gary Victor est ainsi un hommage rendu avec insistance à ceux qui ont lutté d'emblée contre le pouvoir colonial et contre les compromis, voire les trahisons qui ont lézardé le front révolutionnaire. Pour les disqualifier, on a qualifié ces troupes de 'bandes armées'. Le livre de Nicolas Rey, Quand la révolution, aux Amériques, était noire… Caraïbes noirs, negro franceses et autres "oubliés de l’histoire", paru en 2005 chez Karthala, nous éclaire très précisément sur ce sujet. Nicolas Rey a même rencontré au Honduras les descendants de Marc Saint-Dié, qui conservent le souvenir de ces luttes. Mais Pierre Jean, lui aussi connaît cette histoire, et c'est dans les tréfonds de son imaginaire qu'il la retrouve lorsqu'il est lui-même délivré de ce double qui occupait cette chambre désormais vide au centre de sa propre citadelle intérieure. Il fait un voyage étonnant dans les temps de la guerre d'Indépendance, et croise quelques acteurs anonymes, qui en disent long sur la réalité et l'allégeance au pouvoir, et qui sont aussi des personnages récurrents dans l'œuvre de Gary Victor : un militaire traîneur de sabre, un unijambiste, et puis un fou, particulièrement lucide, qui circule la nuit, éclairé par ses lucioles, gardienne de l'espoir bien fragile. Mais aussi, l'apparition sur la mer de ces réprouvés des guerre fondatrices prend la coloration d'un réalisme magique que le roman avait quelque peu jeté dans la flaque : Gary Victor redonne actualité à ce réalisme, tout en n'occultant pas la réalité quotidienne consternante que connaissent les habitants de Port-au-Prince. Il retrouve aussi, par delà les mythes, comme par delà les mers, une autre histoire du réalisme dans la littérature : on se souvient ici de la préface que Maupassant donna à son roman Pierre et Jean, comme au roman lui-même, dont Victor inverse les propositions, en récusant le sacrifice de la part la plus fragile.

C'est pourquoi ce roman est si important, et sans doute si urgent, tant il fait lien entre les ombres qui rampent dans le ressac des tempêtes que connaît Haïti, et une réalité forcément sans arrêt compromise par cette omission. La catastrophe récente, et qui affecte avec tant de violence les plus vulnérables, vient encore le confirmer. Aucune indifférence, aucun oubli ne sont vraiment insignifiants à l'échelle d'une nation, et Gary Victor nous le rappelle, avec justesse et sagacité.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09