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Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Je

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 

roman de l'écrivain suisse Yves Vélan (né en 1925), publié à Paris (Seuil, 1959).

Salué à sa sortie par Barthes et Merleau-Ponty, Je a placé d'emblée Yves Vélan parmi les premiers écrivains suisses de sa génération. Politiquement engagé -il fut membre du Parti suisse du Travail puis de la Nouvelle Gauche -, Vélan s'interroge avec constance sur les aspects totalitaires des sociétés occidentales et sur la nécessité des contre-pouvoirs.

Eté 1956. Le pasteur d'une paroisse de Nyon, Jean-Luc Friedrich fouille et décrit sans cesse son existence quotidienne. Convaincu d'être atteint par la disgrâce, d'être coupable, il ne parvient que difficilement à toucher les autres par sa parole. Il a pourtant l'amitié d'un ami communiste, Victor, à qui il rend souvent visite, à Lausanne ; il réussit à convertir un de ses paroissiens, Jaunin, atteint d'un cancer. Toujours inquiet de ce qu'on dit de lui, il surprend, alors qu'il se rend à Lausanne et qu'il se dissimule derriére son journal, une conversation entre des ouvriers : on le soupçonne de fréquenter des prostituées. Il se fait reconnaitre, et l'homme qui l'accuse, Morier, se confond en excuses. Quelques temps plus tard, alors que Jean-Luc se débat dans ce qu'il nomme le "péché solitaire", et se meurtrit pour se punir et en éloigner le désir, Morier lui propose de participer à une réunion du Parti du Travail, pour un débat contradictoire. Jean-Luc s'y rend, et propose, au cours du débat de parvenir à faire "cohabiter les croyances". Il accepte l'organisation réguliére de réunions, proposant même la participation de Dovat, l'autre pasteur de Nyon. Or pour celui-ci, on ne discute pas avec les "rouges". Jean-Luc est donc contraint de revenir en arriére, tout en manifestant publiquement son amitié à Morier. Il part à la fin de l'automne pour son cours de répétition militaire. Il y est à nouveau confronté à des prolétaires vis à vis desquels il se sent éloigné. Il tente, là aussi, d'exercer son ministére, en manifestant son pacifisme. Il rend service à une recrue, Balmer, sans doute souteneur dans le civil, qui le remercie en lui donnant l'adresse de Germaine, une prostituée de Lausanne. C'est au camp, enfin, qu'il apprend la mort de Jaunin. De retour à Nyon, il rend rapidement visite à Germaine, connaissant une femme pour la premiére fois. Il apprend par Victor que tous les fonctionnaires fédéraux communistes ont été congédiés. Il s'insurge contre le fichage des citoyens pendant un culte. Il est cependant désavoué en conseil de paroisse : Bovet, un notable de Nyon et indicateur de police dénonce publiquement sa fréquentation des prostituées. Jean-Luc s'enfuit à Lausanne. Pensant être chassé de l'Eglise, il est en fait reconnu comme une "maniére d'élu". On l'envoie trois mois en congé. Il devra se marier (il songe à Marie Jaunin) avant de retrouver son ministére, au printemps. Il décide alors de se fortifier dans sa voie, celle de la dénonciation de la bonne conscience des bien-pensants.

Annoncé dés son titre comme le roman de la subjectivité, Je se présente comme la longue séquence d'un monologue intérieur qui incorpore des discours rapportés, des pensées, des textes écrits pour des destinataires précis. Loin cependant d'avoir pour fonction de fonder un sujet, en ancrant celui-ci dans un moi fixe, référence stable auquel le sujet de l'énonciation confronterait et mesurerait les choses du monde et les discours des autres, ce je adopte dés l'abord l'attitude d'un témoin débordé et anxieux, confronté à une ville qu'il ne peut décrire que de l'extérieur, sans avoir la force - ou la volonté - de valider ses propositions : "Je ne m'appartiens que quand je suis hors du monde", surenchérit-il. Peu à peu, ce discours est traversé de doutes, de remises en questions, de retours sur ce qui est pensé, dit ou écrit, par une "sous-pensée qui se meut sans le savoir", qui s'empare du texte, et finit par se détacher des régles de la syntaxe : c'est l'embarras de ce je qui, comme le montre Barthes, devient le sujet du roman. A la fois témoin du monde et lui-même, mais aussi acteur, et confrontant incessamment ces différentes expériences, le pasteur est engagé dans un mouvement de commentaires : cette dialectique mise, comme on l'a souvent souligné, au service de la conviction fondamentale de la culpabilité et de la nécessité du rachât, pose sans arrêt la question des rapports entre la littérature et l'authenticité.

En s'interrogeant sur la collusion objective entre l'ordre établi et le pastorat, le roman prend de fait délibérément parti, sans toutefois s'enfermer dans une description des rapports sociaux au réalisme naïf. Et pourtant, il fait courir à la littérature son risque majeur, au moment où elle se détourne d'elle-même et se dénonce : un rapport de police, qualifié en note "d'authentique" y est même inséré. Comme le note Barthes, c'est donc la description de la lutte des classes en Suisse qui forme "la structure de l'oeuvre (...), sa justification, son mouvement éthique le plus profond." Mais si le je peut, en se déprenant de la bonne conscience, évoquer le drame des autres, il sait également qu'il ne peut parler que pour lui seul. Il lui faut, afin de dépasser ce constat qui enclanche "l'affolement de l'être", parvenir à être reconnu. Sa parole devra surgir pure, débarassée momentannément de ses doutes, et sera confrontée à ceux qui ne veulent pas l'entendre : la description de la Suisse comme une puissance policiére et totalitaire - Vélan prolongera cette description en 1977 dans Soft Goulag (Seuil) - "au dessus de tous soupçon" comme la qualifie Ziegler permettra cette reconnaissance, mais aussi son exclusion, et lui révélera - à la fin du livre - son désir de "chaleur humaine", celle des exclus. Or, le texte du sermon ne parvient pas au lecteur, privé de la tentation d'un discours positif. Pourtant, considéré comme un élu par l'autorité dont il dépend - alors qu'il n'a cessé de se considérer comme disgrâcié sous le regard d'un Il divin -, Jean-Luc se conçoit lui-même comme un Autre, aprés la crise : il parle un court instant de lui à la troisiéme personne En serrant ainsi au plus prés "le langage d'une subjectivité éperdue" (Barthes), ouvert avec rigueur aux contrepoints continuels et parfois subtils, telle la notation des changements saisonniers, Vélan donne une voix admirable à une jubilation étranglée par l'anxiété.

(Voir : Roland Barthes, "Ouvriers et Pasteurs", Essais Critiques, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1964
)

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09