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          L'essayiste haïtien Price-Mars avait longuement médité 
          cette phrase de Jules de Gaultier : "Tout être 
          se conçoit nécessairement autre qu'il n'est". Le 
          décalage intérieur entre soi et soi, qui a longtemps caractérisé 
          une manière de pecevoir les cultures haïtiennes, ne doit 
          pas faire oublier qu'ainsi l'altérité est introduite au 
          sein même de l'identité, et il n'y a aucune raison de la 
          voir diminuer dans l'absolu : j'ai beau réduire les différences 
          entre les autres et moi, pour une identité assignée par 
          la culture sociale, ces différences se reproduisent au sein du 
          moi lui-même.  
          C'est bien la mise en paroles de cette renaissance impatiente et complexe 
          que mène l'héroïne du livre de Lyonel Trouillot, 
          Thérèse en mille morceaux. Le roman est présenté 
          sous la forme d'un cahier, écrit par une jeune femme, abandonnant 
          la ville du Cap-Haïtien, un jour de mars 1962. Plusieurs axes constituent 
          la trame de ces notes éparpillées qui témoignent 
          d'une crise : Thérèse découvre progressivement 
          le décalage entre son apparence sociale assignée par les 
          conventions sociales et celle qu'elle appelle " 
          l'autre Thérèse ", que les autres renvoient dans 
          la folie. Les autres, justement, et notamment Elise, la soeur de Thérèse, 
          ne se dévoilent que dans la médiocrité de leurs 
          existences ainsi que la mesquinerie de leur pensée. Le champ 
          de vision du monde en est circonscrit : c'est la maison, où s'enferment 
          les deux filles et leur mère dès la nuit tombée, 
          l'église, et les habitations jouxtant celle-ci. Dans ce champ 
          clos, la haine peut se développer. Entre le père et la 
          mère, cette haine a basculé dans la violence. Pour comprendre 
          le mécanisme qui perpétue celle-ci, il faut à Thérèse 
          mener une quête initiatique qui lui permettra d'apprendre et interpréter 
          tout à la fois la lente dépossession des terres, les changements 
          sociaux qui marquent la ville, mais aussi les circonstances de la mort 
          de son père. Le fil conducteur de ces notes éparses est 
          constitué par l'écriture, par laquelle Thérèse 
          fait retour sur sa conscience, et sur les exigences de son corps, particulièrement 
          le plaisir, qu'elle ne peut connaître avec son mari, fonctionnaire 
          conformiste, prêt à servir le régime pour permettre 
          l'envol de sa carrière. La veille de son départ, elle 
          rend visite à son beau-frère, pharmacien de son état, 
          qui sous couvert de préparations médicinales, s'enferme 
          la nuit pour fabriquer des maquettes de bateaux, depuis son plus jeune 
          âge. Il lui remet un pécule. Elle rentre chez elle, entourée 
          des jumeaux de sa voisine, avec lesquels elle découvre le plaisir. 
          Puis elle part. Dans le camion qui l'emmène, les réflexions 
          incessante d'un homme âgé, qui fait l'éloge d'une 
          éducation contrainte, adossée à la lutte contre 
          le mal, représenté par l'esprit de liberté, provoquent 
          la dernière révolte de l'héroïne. Thérèse 
          hurle, fait arrêter le car, descend, puis marche sur la route, 
          désormais libérée, ayant jeté ses carnets 
          dans le vide.  
           
          Mais la fiction ne se restreint pas à ces aspects circonstanciels. 
          Ce que tente de prendre en charge l'écriture de Thérèse 
          peut ici s'interpréter comme une dialectique paradoxale de l'enfermement 
          et de l'inapartenance. Le premier terme n'est pas seulement géographique 
          : il recouvre la conception aristocratique de la lignée, qui 
          remonterait à Christophe, dont l'ombre plane toujours sur la 
          ville et inscrit son emprise dans le jeu des conventions sociales et 
          religieuses. Le second terme est plus imprécis, mais tellement 
          présent : il est constitué de ce sentiment diffus de l'accessoire, 
          aussi bien dans le rapport à soi qu'à celui de l'espace 
          géograpique, finalement inconnus et sans cesse écartés 
          du regard. Thérèse évoque ainsi sa mère 
          " jamais nue avec elle-même ", bandant 
          les yeux de sa fille " avec le voile de la Sainte 
          Vierge (...) pour que les cris et les odeurs n'arrivent pas jusqu'à 
          [elle] ". L'écriture, pour Thérèse est précisément 
          le seul lieu où se confrontent les deux termes. A la différence 
          de Jérôme qui fabrique des bateaux depuis qu'on l'a obligé 
          à ne pas naviguer, et qui vit " déchiré, 
          boitant de tous côtés, vide et plein en même temps, 
          vrai et faux en même temps, en cage et libre en même temps 
          ", Thérèse franchit le pas, et s'accomplit dans l'écriture. 
          Car ce qui se déplie insensiblement dans l'écriture, c'est 
          la possibilité de se découvrir soi-même, notre propre 
          réalité, ce que nous sommes à nos yeux, et non 
          pas en effigie, ce que les autres ne peuvent connaître, car ils 
          ne voient que le spectacle et jamais ne peuvent être bien sûr 
          de ce qu'il signifie. On aurait tort cependant de réduire Thérèse 
          à un personnage biface : elle se déprend progressivement 
          à la fois de l'être imposé par sa culture familiale, 
          mais aussi de l'autre en elle-même, qui vacille effectivement 
          dans la folie. La complexité qu'elle rencontre est particulièrement 
          révélatrice de soi, et cette découverte pathétique 
          remet en cause tout son rapport au monde : " A 
          défaut d'une parole droite, j'écris pour rassembler mes 
          voix ". Reconstruire l'unité altérée pour 
          sortir de la triade mensongère de la ville du Cap, " peur, 
          silence, morcellement " : cette tâche à la fois 
          essentielle et existentielle, l'héroïne la conduit par une 
          anamnèse des désastres. Il lui faut résoudre l'émiettement 
          de la conscience, inscrite dans la lignée depuis les origines 
          : " J'ai pu croire un instant avoir assez de savoir-faire 
          pour amener mes moi à conclure une entente mais mes chemins s'opposent 
          et se radicalisent dans cette bataille pour mon corps. On n'habite pas 
          en paix cette différence avec soi-même. Où conduisent 
          les différences ? Elles ont guidé mes parents vers la 
          haine ". Cette anamnèse résout aussi la question, 
          puisque le rappel des origines, de la déconfiture sociale, de 
          la césure du lien social entre paysans et propriétaires, 
          est aussi le moment de la fin de cette histoire : " Nous 
          sommes les derniers héritiers, le bout de la chaîne, la 
          fin des fins ", lui dit le Houngan Haut-la-main. Il n'y a alors 
          plus de raison d'avoir peur, ni de parler et d'exposer la face des choses 
          en public, ce qui vaut à Thérèse la réprobation 
          de tous.  
          Il lui faut donc partir, en se déprenant de tous les miasmes 
          qui saturent la ville. Est-ce à dire que sur le plan symbolique, 
          c'est toute la culture haïtienne qui est rejetée ? Ce serait 
          là une interprétation erronée : quand on y regarde 
          de près, cette sortie de l'espace clos est traité par 
          Thérèse comme une cérémonie intitiatique 
          qui redouble le travail de l'écriture. Comme une initiée, 
          et grâce à l'intercession des jumeaux-marassas, elle plonge 
          dans la mer, y séjourne un temps, avant d'en sortir régénérée, 
          prête au départ. Un passage étonnant rassemble tous 
          les éléments de la cartographie haïtienne imaginaire 
          : Thérèse traverse le cimetière, voit la ville 
          se transformer en mer, s'y étend, nage dans ces eaux, s'y plonge, 
          en " parcourt les âges ", avant d'en 
          sortir toute humide et de gagner les hauteurs. L'espace de la vie quotidienne, 
          marqué jusque là par la répétition des rituels 
          et la platitude des conventions, après avoir été 
          celui des errances, redevient alors celui des passages.  
          Le roman de Lyonel Trouillot ouvre, on le voit, des perspectives nouvelles 
          à l'espace littéraire haïtien. Reprenant la problématique 
          du bovarysme largement balisée depuis le mouvement indigéniste, 
          il lui confère une perspective critique à la mesure d'une 
          véritable insurrection : contre l'emprise de l'âme, contre 
          la dépossession du corps, contre le mutisme de l'esprit. Par 
          ce soulèvement, il gagne une dimension universelle, et rejoint 
          cette littérature de l'inquiétude, si proche de nos questionnements 
          contemporains .  
          
          
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