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Etudes haïtiennes

   

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  Note de lecture : Les Enfants des Héros, de Lyonel Trouillot

Notre Librairie, N°145, Décembre 2001

 

 
 

On sait que lorsque le roman s'empare de la représentation de la misère, il court à chaque phrase le risque de plonger le lecteur dans la confusion, en substituant " impunément les signes de la charité à la réalité de la justice " (1). La représentation, qui a longtemps alimenté les littératures bien-pensantes, de l'enfant confronté à de telles situations est un thème particulièrement critique à cet égard. Et pourtant : depuis quelque temps déjà, la parole de l'enfant, affrontant le dénuement, la guerre, le mal, se fait insistante dans les romans du Sud : enfants ou adolescents instrumentalisés et dont la dernière ressource est de raconter jusqu'au bout leur histoire lamentable, une dernière fois, avant que leur corps ne soit jeté dans une décharge.
Dans le roman de Lyonel Trouillot, Les Enfants des héros, la distance radicale qui les distingue, ces personnages, des lecteurs de leurs histoires devient l'enjeu majeur de l'écriture : à aucun moment, le lecteur ne peut s'engluer dans la compassion ou, pire, dans l'infantilité silencieuse. Car, démentant l'étymologie qui affirme que l'infans est celui qui ne parle pas, le narrateur-enfant du roman de Trouillot se voit attribuer les mots qui manquent et qui parviennent à dire le monde. La première justice que lui rend l'auteur est de lui faire don de la langue. Par là, cette parole interroge le réel, ne s'arrêtant pas à une description misérable. Une parole de l'intérieur, en décalage par rapport à la rhétorique, comme déboîtée, s'offre ainsi à la perception, dans sa complexité, comme un emblème haïtien découpé dans un drum. L'histoire que l'enfant prend en charge est pourtant particulièrement terrible et lourde : dans un bidonville de Port-au-Prince, la famille de Colin, dit Corazon depuis qu'il est parti boxer en République Dominicaine, survit grâce aux mandats envoyés par Man Yvonne, sa mère, qui réside aux Etats-Unis. Joséphine, l'épouse silencieuse, vouée à la dévotion, est régulièrement battue par son compagnon. Les deux enfants, Mariéla l'ainée et le narrateur, tentent d'échapper à l'étouffement, à la promiscuité du minuscule huis-clos de la cahute. Dès qu'il peut s'emparer d'un peu d'argent, Corazon le boit, empêchant les enfants d'aller à l'école. Il passe son temps à raconter des combats de boxe, qu'il n'a ni vus ni vécus, en réalité. Il se fait passer pour mécanicien travaillant dans un garage. Les deux enfants découvrent un jour que leur père n'est en fait qu'une loque humiliée par son patron.
Au paroxysme d'une crise domestique, ils le tuent, et s'enfuient. Ils errent dans la ville, s'appropriant un espace jusqu'alors inconnu. Ils parviennent même à jouir d'une vraie journée de liberté dans la montagne au-dessus de la capitale. Mais le crime ayant été signalé, ils sont reconnus, arrêtés par la foule, et séparés.

On retrouve dans cette histoire les interrogations et les motifs constants de l'oeuvre de Trouillot : l'enfermement dans la maison et sa résolution violente ; la parentalité éprouvée, partagée par le silence de l'une contre la violence de l'autre ; le refus de l'héritage ; l'impossible traversée de la société, réduite à des individus hébétés, agrégés par la violence sociale sous la forme de populace (2). Mais l'enfance est, comme nous le rappelle le narrateur, ce moment exceptionnel où se vit l'altérité, alors que l'adulte devient ce non-être tout juste bon à répéter " des mots sans fil conducteur, des phrases sans ancrage, juste bonnes à tuer le temps " (p.72). Même si le narrateur parvient à dire : " Je ne sais pas ce que nous sommes ", la montée vers les hauteurs et l'appel de la mer rendent possible une échappée momentanée.
Il faut en remercier Lyonel Trouillot.

Notes
1 Selon le mot de Barthes, dans la Mythologie consacrée à l'abbé Pierre (Paris, Seuil, 1957)
2 C'est que " les pauvres suivent la route des pauvres. Nous ne connaissons que les terres plates où la foule fait le paysage" (p.122).

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09