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date et lieu de parution

 
  Muriel Tramis, Le Couteau seul sait ce qui se passe au coeur du giraumont, Achères (France), Dagan Editions, 2011

Féminité et mémoire martinique  

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En faisant revivre l'année 1973-1974 en Martinique, Muriel Tramis fait remonter à la surface une histoire diffuse, parfois perdue, souvent méconnue, et qui dès lors qu'elle est racontée dit aussi que quelque chose d'un ordre ancien a vacillé pendant ces années précisément. C'est aussi une façon nouvelle d'aborder cette histoire récente, et de la remettre en selle, par le biais de la fiction.

 
 
 


Le roman met en scène trois lycéennes, Paola, Eliette et Séverine, qui incarnent de façon visible l'articulation entre le spectre social et celui des phénotypes : Paola est une métisse dont les parents appartiennent à la classe moyenne, et qui cherchent à se différencier radicalement des autres ; Eliette est noire, et sa mère, marchande, élève seule sa fille, qu'elle cherche à faire sortir de l'arrière plan social de la campagne par la conquête de l'aisance et de l'autonomie ; Séverine est une fille de propriétaires terriens blancs et de longue présence dans l'île, qu'ils revendiquent comme leur propriété. Le Couteau seul sait ce qui se passe au cœur du Giraumon / An tjé Jiromon raconte à la fois leur amitié vivante, leurs rapports avec un monde qui, à la fois, résiste à leurs désirs et les fait pourtant grandir, même si toutes les trois paient d'un prix fort le droit à leur indépendance. C'est un roman de la transformation : les trois sales gosses du début qui tournent leur professeur en bourrique de façon sévère acquièrent une maturité qui leur rend le pas de côté possible, voire nécessaire : cet ordre social qui semble de toute éternité imposé à leur environnement comme une évidence naturelle martelée par un discours sommaire de l'essentialisation phénotypique, est disqualifié, devenant justement ce qu'il faut critiquer, ce dont il faut se séparer. En ce sens, le roman porte témoignage de ce qui s'est passé dans ces années de forte critique, et de remise en cause des formes de la pensée. C'est le moment de la critique de la négritude, de la montée glissantienne du Discours antillais, de l'émergence de la réflexion sur la créolité. Les trois jeunes femmes sont à la fois les témoins de ces fractures qui mettent à nu le vide des consciences, mais en sont aussi des actrices conscientes. Elles deviennent l'image des trois parties charnues de ce potiron parvenu à sa maturité. Elles assistent, à la fois de loin, mais aussi au plus près, de par leur présence dans cet arrière plan agricole, à la nouvelle transformation du paysage de la Martinique, secoué cette année là par des grèves et leur répression.
Car il importe de considérer ceci : l'histoire est racontée depuis le double point de vue des derniers moments des illusions adolescentes et de l'affirmation frémissante de la féminité. En cela, il compose une image dynamique de cette sortie de l'évidence commune : à travers leurs émois, à travers l'érotisation généralisée de leur présence au monde, de leur acquiescement à la séduction et à la découverte de la sensualité, elles disent leur exigence d'une société ouverte, et qui pourtant les maltraite en tant que femmes. La chute sera rude, après l'envol des désirs, la souveraineté des corps qui ouvre à une apparente maîtrise de soi et à une image positive. Les trois jeunes filles aimantes découvrent en même temps que la passion, la tromperie, la difficile gestion de la fécondité, l'avortement, l'inceste et la violence parentale. Il leur faut échapper, et pas seulement mentalement, à la clôture du couvent dans lequel on fait d'elles des femmes modèles : "La seule présence masculine tolérée dans ce harem était un homme sanguinolent, torturé et presque nu, fixé à une croix, tel un insecte, qui posait sur elle un regard douloureux". À peu près à la même époque, Viviane Forrester interrogeait dans La Violence du calme (Seuil, 1980) ce qu'un horizon ainsi barré signifiait de sauvagerie. Et dans le cours du roman, quand Séverine désigne son amant, qu'elle ne sait pas partager avec ses deux amies, sa manière résonne comme un lapsus : "Ecce homo". Il y a une violence latente dont cette féminité revendiquée prend trop brutalement la mesure.
C'est sans doute aussi par là que le roman vérifie bien ce qui s'est passé dans ces années de transformation des consciences, et qui a été un temps de rajeunissement et d'enchantement du monde. Avoir été adolescent dans les années 1970 c'est sans doute avoir ressenti cette faim du monde et s'être libéré de la plupart des conformismes qui rigidifiaient les sociétés arc-boutées sur des fictions sociales et existentielles. C'est aussi avoir considéré la nécessité de sortir par le haut, par une critique radicale de la reproduction sociale. La considération du monde, sur les relations sociales, sur les relations avec les autres a irrémédiablement changé, et en particulier pour les femmes.
La trame du roman est celle de la circulation dans l'île, dans ses composantes sociales, dans la diversité des origines et des croyances, dans les dissemblances des rapports au sacré et aux traditions. Dès le début du roman, sur les pas d'Eliette, le lecteur assiste à une cérémonie hindoue, par exemple. Ou bien, lors de l'enterrement de l'arrière grand-mère de Paola, c'est à une veillée traditionnelle qu'est convié le même lecteur. Et cet enterrement dit aussi, de façon particulièrement intense la cruauté dont a été l'objet la jeune femme, qui dépose dans le cercueil aussi toutes ses illusions, comme celle de n'avoir pas été aimée à la mesure de ses propres attentes. Et le dernier chapitre renvoie de façon appuyée à cette présence de l'Inde et à un cercle presque incestueux.
Sans doute est-ce aussi un roman dans lequel les personnages parlent beaucoup. Ce qui pourrait être un reproche doit en fait être analysé de façon distincte. Le grand mérite du roman est justement de déplier la parole, de mettre au jour des soubassements insupportables, des non-dits qui semblent trouer la société dans laquelle les trois jeunes femmes hésitent à trouver leur place, et qu'elles décideront de poser comme un objet d'analyse et de doute, dans leurs projets futurs. Séverine, par exemple, aura été aphasique dans son enfance, renvoyant ainsi cette société des blancs créoles dont elle se sépare en fait, en tous les cas déjà sur le double plan affectif et intellectuel, par ses jeux avec la langue d'aucun autre, le latin, qui devient le signe de sa présence. Sa parole est truffée de citations qui renvoient toute situation vécue à une évidence intellectuelle et culturelle, comme ce qui a déjà été dit, fût-ce en passant par la dérision, et le détour parodique. L'accession à la parole passe par ce détour et le recours à des références plus larges, même si Séverine revendique aussi un parler créole sourcilleux, bien plus que ne le serait celui des jeunes garçons se revendiquant d'une antillanité qui peine à s'ancrer précisément dans le langage : il est d'abord affaire de postures. Mais cet accent mis sur la parole est aussi ce qui rend le roman si vivant et si dense : par la parole, c'est la parlure adolescente et féminine d'abord qui traverse le roman, et qui lui confère sa densité. Muriel Tramis, par l'accent qu'elle met sur toutes ces parlures, par les références concrètes à l'univers de référence de ce temps (chansons, marques, paysages, feuilletons télévisés) met en avant les béances et les reliefs de cette société qui prend peu à peu conscience de sa présence au monde, et on est tenté d'écrire, au tout-monde. Il n'est pas jusqu'à cet arrière-plan de la guerre d'Algérie, encore occulté dans ces années, qui ne réapparaisse. Le cœur du giraumon contient toutes ces parlures, tous ces espoirs, mais aussi tous les germes de la réaction : lorsque le père abat Zarathoustra, le cheval qui a permis à Séverine d'entrer dans le monde, c'est d'abord cette résistance qui est ici nommée, et qui récuse l'affranchissement. La blanche ne saurait coucher avec un noir. Ces deux-là ne sauraient transcender l'évidence pigmentaire. De même, la prise de distance d'Eliette et de Paola avec leurs familles disent l'effondrement de la confiance et la perte définitive des grands récits.
Définitive ? Voire. Tel qu'il est construit, le roman suscite le désir d'une suite. Que sont devenues ces trois jeunes femmes qui se relèvent un peu groggy à la fin du roman ? Ont-elles pu, après avoir ouvert les yeux, après avoir connu l'ivresse des sens, après avoir réussi à se situer, résister au désenchantement ?


 

 

 

  Mise à jour le : 26/10/2018      
   

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