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Etudes haïtiennes

   

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date et lieu de parution

 
  Lasyrenn, cette fiction renaissant des eaux troubles du préjugé

Passerelles, Revue d'Etudes interculturelles, NČ21 (Automne-hiver 2000),Thionville

 

 
 


... c'est l'imprévisible qui terrifie ceux qui refusent même l'idée sinon la tentation, de mêler et de partager
( Edouard Glissant)

La notion de métissage me paraît appartenir à ces évidences du discours qui drainent avec elles un poids idéologique insoupçonné, et par lequel la parole s'articule peut-être sans assez de discernement. Il importe désormais, après les critiques de l'exotisme, de la négritude, de la créolité, de l'antillanité etc. d'explorer ce concept, même si pour cela on côtoie rapidement des discours qui ne sont pas les nôtres. Il me faut également souligner que ce travail vaut comme la trace de recherches en cours, et que son objet est avant tout de susciter le questionnement.
Notion vague que le métissage, qui se pose à partir de versants en revanche assurés : le métis, c'est l'autre, une espèce à part et un peu bizarre, désignée à partir du trompe-l'oeil de son apparence. Ou bien, le métis, n'est ni l'un ni l'autre, surtout pas une espèce, mais une réaction aberrante de la nature face aux errances du désir et de la culture. Le métis -combien de fois on l'a lu, vu, entendu- souffrirait à la fois d'un trop-plein d'être qui confine à l'absence ( !) : je ne suis pas noir, je ne suis pas blanc, je ne suis pas rouge, pas jaune, j'ai les cheveux lisses, ondulés, crespelés. J'approche plus ou moins d'une des couleurs du spectre. Je suis " bien sorti ", " mal sorti ". Je n'appartiens à aucune catégorie, je suis seul. On peut, à l'inverse, vanter ses mérites, esthétiques (beauté des corps, un stéréotype par lequel j'affirme que ce qui a été pris par l'autre est le meilleur de moi-même), culturels : le " métissage des cultures ", lieu commun contemporain, comme valorisation contre les idéologies identitaires, productrice de répétitions et donc de perte d'énergie. Je revendique mon altérité, et je renvoie les autres à leurs effigies défectueuses. Tout cela se montre résolument confus. La notion se retourne incessamment sur elle-même, et sa perception dépend somme toute des points de vue. Peut-on penser alors à partir d'une notion aussi brouillée ? De quel prix payons nous cette pensée ? De quelles insuffisances de la pensée cette existence fait elle les frais ? Ce sont quelques réflexions autour de ce " trou noir " intellectuel qui seront proposées ici. La question moderne du métissage est ouverte par la colonisation et la question du peuplement des colonies : celui du Canada français, tout d'abord, dont le peuplement fut difficile, et qui joue comme contre exemple. Ce qui revient à souligner la faible part du métissage, dont les traces sont ténues, masquées par l'ombre de Colbert, et des communautés religieuses. Il y a refus, qui n'est pas souligné avec insistance, par des actes juridiques. Du moins à notre connaissance. Le peuplement du Canada colonial est assuré tout de même par des populations d'origines diverses : " Les hommes descendent principalement du monde agricole de la France de l'Ouest, de l'Aunis, de la Saintonge, du Poitou, et, à un moindre degré, de la Bretagne et de la Normandie. Les femmes sont semble-t-il majoritairement d'origine urbaine, soit de la France du Centre-Ouest, soit de Paris " (1).
Le Canada voit aussi un strict contrôle administratif et religieux : les intendants n'ont de cesse de regrouper les populations dans des villages, les communautés de veiller à la " moralité des populations européennes ". En dehors, il reste les " coureurs des bois ", qui commercent avec les Indiens. Et ceux là... Dans les Îles en revanche, la situation est autrement différente. La déportation de populations d'Afrique entraîne d'autres actes et d'autres perceptions de la réalité. On ne reviendra pas sur le caractère effroyable de ce qui s'est passé, et de ces conditions d'émergence du capitalisme européen. Mais il convient de s'arrêter sur la violence qui s'y manifeste. Le métissage place la contradiction au coeur du dispositif juridique colonial. En effet, si la société est réellement fondée sur une démarcation brutale entre les Blancs et les Noirs, alors l'existence des métis est proprement une aberration. Or, rappelle Bonniol, se fondant sur le témoignage du Père Du Tertre (2), non seulement Le mulâtre est présent dès le début de l'histoire des Antilles (3) mais encore comme l'aboutissement obligé de l'exploitation sexuelle de la femme esclave par le maître. Du Tertre ne manque pas de précisions sur la violence de cette relation : il n'y a personne qui ne portast compassion à ces pauvres malheureuses, qui ne se laissent ordinairement aux désirs sales de ces hommes perdus, que par des sentiments de crainte d'un mauvais traitement, par la terreur des menaces dont ils les épouvantent, ou par la force dont ces hommes passionnés se servent pour les corrompre...
Le métissage est donc enfant de la violence. Il n'est pas le signe d'une intégration ni d'une harmonie, mais bien celui d'une oppression multiple. Pourtant, dans un premier temps, les enfants ne furent pas relégués dans la servilité. Ce n'est que lorsque l'ordre colonial prit conscience que l'illégitimité de ces naissances le remettait en cause, que des politiques d'ajustement se mirent en place et qu'apparut la définition de la ligne de couleur. La législation devint ségrégative : le statut des individus dépendit de leur couleur. Si les maîtres continuèrent à affranchir les enfants nés de mère esclaves, ceux-ci demeurèrent dans une condition inférieure. Cette politique de discrimination fut particulièrement affirmée à Saint Domingue où se constituèrent néanmoins des lignées, notamment de planteurs qui, en 1789, possèderont près du tiers des biens de la colonie (4). Les chiffres sont assez parlants : ... le nombre des affranchis par rapport à celui des Blancs passe à Saint-Domingue de 4,84 % en 1681 à 33,95 % en 1754 et à 89,36 % en 1789. A la Guadeloupe, les pourcentages respectifs sont 8,44 % en 1687, de 14,23 % en 1757 et de 22,30 % en 1789. A la Martinique, ils sont respectivement de 7,28 % en 1700, contre 14,57 % et de 49,23 % en 1789.5 Ils permettent de différencier les situations dans ces îles des Antilles. Il y a fort à parier que dans les autres îles, britanniques, hollandaises et espagnoles, les situations présentent des caractères différents. Mais ces données expriment autre chose, dans leur évidence brute, qui est tout simplement leur lisibilité. Nous leur accordons du sens, parce que nous sommes en mesure de lire ceci, la ligne de couleur. On connaît la phrase de Praslin, souvent rappelée, qui, en 1766, réinscrit encore une fois la barrière de sang : " L'esclavage a imprimé une tâche ineffaçable sur toute leur postérité, même sur celle qui se trouve d'un sang meslé, et que conséquemment ceux qui en descendraient ne peuvent jamais entrer dans la classe des Blancs " Un verrou est posé, mais c'est aussi parce qu'un autre a sauté : L'ére de la colonie religieuse et missionnaire était bien achevée cependant, et l'Eglise catholique s'est trop facilement intégrée dans une société coloniale dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne correspondait que de très très [sic] loin aux visions d'une Jérusalem céleste descendue du ciel. (6)
Il convient d'avoir une vision d'ensemble de cette situation et de la lire dans le cadre d'une dynamique sociale qui nous est de fait plus familière qu'on ne peut le penser. Ce fonctionnement social est adossé à une mutation essentielle : le rapport à la propriété n'est plus inscrit, comme en métropole, dans une accumulation séculaire et visant à l'annoblissement, mais dans une circulation économique rapide, appuyé par un fonctionnement risqué du crédit. C'est une organisation pragmatique et utilitaire de la société et des forces de travail qui se met en place dans les Îles, et qui rapproche ces sociétés des nôtres. Ce que nous appelons le métissage a grandement à voir dans cette organisation : La société coloniale a, du moins dans les îles, "compensé" l'égalitarisme, la modernité, le pouvoir de l'argent, l'esprit d'aventure, qui est d'entreprise en vérité, par l'esclavage. La société sans naissance, ni même hiérarchie classique, sans superstructure inutile d'intelligence affirmée comme caractéristique d'un groupe, ayant répudié jusqu'à l'essence du christianisme, a remplacé le tout par le racisme de l'esclavage (7).
C'est la question du " racisme " qu'il convient maintenant d'aborder, et particulièrement dans le cadre de l'étude du métissage. Le " métis " est d'emblée posé comme être faible, déjà par son statut social d'inférieur, comme le souligne Praslin. Il affiche par sa présence et son effigie les stigmates sociaux de l'esclavage. Il constitue une " classe " lisible, statique en tant que classe juridique, mobile selon les phénotypes, comme le montre la grande taxinomie de Moreau de Saint-Méry. Mais en même temps, s'inscrit dans le discours une caractéristique de substance. Si le terme métis n'est pas marqué (du latin mixticius, de mixtus, mélangé), celui de mulâtre, en revanche, l'est lourdement : attesté depuis le début du XVIIe siècle, le terme renvoie à la pratique du croisement, et inscrit une animalité inféconde au premier plan. Le terme en fait ouvre la voie justement à la possibilité des taxinomies qui sont fondatrices de discours scientifiques. Buffon peut ainsi théoriser la question de couleur. On trouve dans l'Histoire de l'Académie des Sciences, année 1724, page 17, l'observation, ou plutôt la notice suivante : " ... les enfants d'un blanc et d'une noire ou d'un noir et d'une blanche, ce qui est égal, sont d'une couleur jaune (...) ils ont des cheveux noirs , courts et frisés ; on les appelle mulâtres. Les enfants d'un mulâtre et d'une noire ou d'un noir et d'une mulâtresse, qu'on appelle griffes, sont d'un jaune plus noir (...) Les enfants des mulâtres et des mulâtresses, qu'on nomme casques sont d'un jaune plus clair que les griffes". Buffon, Hist. nat. de l'homme, Addit. à Variétés espèce humaine, Couleur des nègres. Insidieusement, le glissement s'opère d'un marquage juridique à un marquage phénotypique, alors que les deux sont regroupés dans la phrase de Praslin. Il faut voir dans ce glissement l'émergence d'une des grandes fictions scientifiques par laquelle la pensée européenne s'est structurée, malgré les résistances dont elle a pu ici où là faire plus ou moins preuve. C'est aussi une machine à produire de la fiction qui s'est installée, et sur laquelle nous vivons encore. Tout d'abord, la considération sanguine. Elle constitue un corps de discours et d'arguments scientifiques -dans l'acception historicisée de ces termes- qui déroule une logique autonome, celle de la mixophobie :
1. Chaque race correspond à un type humain qu'on présume stable. Postulat de stabilité des types.
2. Il y a des types humains supérieurs et des types humains inférieurs. Postulat d'inégalité entre les types.
3. A chaque type correspond une qualité spécifique de "sang". Postulat de "monohématisme" racial.
4. La valeur d'une race réside dans la pureté de son sang, la valeur raciale d'une population mélangée réside dans la proportion de sang de race supérieiure qu'elle contient.
5. Le métissage ou croisement entre races est un mélange des sangs. La procréation s'opère comme une "transfusion sanguine" censée transmettre aptitudes et inaptitudes. L'immigration est elle-même conçue comme "une transfusion sanguine ethnique massive", autant que comme "une greffe interraciale".
6. Le mélange détruit irréversiblement la qualité différentielle des "sangs", donc les valeurs spécifiques des races mélangées. Le métissage tend inévitablement à profiter aux races inférieures : il médiocrise (8).
Si le Noir constitue un des deux pôles de la structuration du discours de la pensée raciste, le Métis révèle la souillure, la trace de l'impureté, qui même minime, circule définitivement dans la lignée. Par elle, l'identité du Blanc comme du Noir est irrémédiablement atteinte, et le Métis est perçu à la fois comme un trop plein mais aussi comme un manque, impossibles à rattraper. Les personnages des romans de Faulkner témoignent sans cesse de cette hantise. On se souvient plus particulièrement du Sutpen d'Absalon ! Absalon ! qui répudie son épouse haïtienne pour cette raison. Mais cette logique du discours, fondée sur les qualités hématiques, se retrouve elle-même mise en crise, par Gobineau notamment. Todorov a bien montré le caractère paradoxal du raisonnement gobinien : " Race" et "civilisation" sont, selon lui, deux entités liées entre elles aussi étroitement que possible ; ce ne sont peut-être que deux aspetcs d'une seule et même entité, la société. Mais, envisagée comme civilisation, la société est d'autant plus forte qu'elle a pu assimiler d'autres sociétés différentes d'elles ; alors que, dans l'optique de la race, plus elle est mélangée, et plus elle est faible. Souvenons nous : ceux qui parviennent à surmonter la répulsion pour les croisements forment ce qui est civilisable dans notre espèce ; mais pour la race, tout mélange est une flétrissure, une dégénérescence. Il ne s'agit pas là d'une contradiction chez Gobineau, mais plutôt d'un paradoxe tragique qui pèse sur le genre humain. Dès qu'une société est suffisemment forte, elle tend à se soumettre les autres ; mais dès qu'elle le fait, elle est menacée dans son identité, et elle n'est plus forte. La source du mal est dans la présence du bien, et au fond, les peuples n'ont le choix qu'entre les moyens de leur perte : les faibles périssent soumis par les forts, les forts corrompus par les faibles, à travers un contact qui a été la conséquence inévitable de leur force même (9).

Le métissage se retrouve ainsi au centre d'une problématique qui va s'ouvrir à cette conception de l'histoire dont le XXe siècle a fait les frais, conception qui n'est toujours pas achevée, loin s'en faut. Or cette conception pessimiste du déclin de la civilisation (Madison Grant, Oswald Spengler, mais aussi Valéry, Malraux....), ne vaut guère plus qu'un de nos grands récits, une fiction magistrale, qui fut longtemps assénée, puis diffusée, enfin intériorisée. Il faut en convenir, le terme même de " métissage " ne vaut rien, car il nous renvoie à une série discontinue de l'espèce humaine, dont les images du Larousse de nos grand-parents, figurant l'émergence de l'humanité, du grand singe à l'homme blanc, dessine l'arrière-plan. Le terme fonde une différence de substance à partir d'une observation relative au point de vue, comme l'ont montré les analyses déjà anciennes de Micheline Labelle. En esthétique, on appelle cela un trompe l'oeil. Ce n'est qu'une chausse-trappe dans laquelle la pensée s'enferre. Tout le problème vient enfin de ceci : ce que les sociétés croient vrai finit par le devenir, et le constat pragmatique des distinctions s'accomplit dans les efforts de reconduction. La palette de couleurs et de caractères phénotypiques vient longtemps signaler la place de l'individu dans le spectre social. En interne, bien évidemment. On le lit, par exemple, avec la remarque du personnage de Cocotte dans Les Chemins de Loco-Miroir, de Lilas Desquiron : observant du balcon de Violaine la sortie de l'école des garçons, elle ne peut s'empêcher en même temps de mettre en parenthèse le souci de la ligne de couleur mais d'en nommer aussi les effets sociaux : Le grand portail s'ouvrait en grinçant et il s'en échappait une horde extraordinairement bruyante et pleine d'intérêt : les garçons de l'école des Frères, jambes jaillissantes, épaules impétueuses, toutes couleurs mêlées, ébène, pain d'épices, ambre, cannelle, bronze, miel, biscuit, or brun, pain bis, toutes les chatoyances de la Caraïbe en une gerbe touffue dont les nuances se reflétaient dans la hiérarchie de la ville (10) Ou bien tel avocaillon, dans Compère Général Soleil de Jacques Alexis : -Moi je vous dis, il faut en finir avec les mulâtres, ces gens-là nous prennent toutes les places sous le nez... Nous autres noirs, nous nous mangeons les dents. Voilà trois ans que je n'ai pas de place. Il est temps d'agir, largement temps...(11).
En externe, et face à un européen, dans le même contexte haïtien, Claire, l'héroïne de Amour de Marie Chauvet, est réputée être la plus jolie négresse jamais rencontrée. Elle est plus foncée que ses soeurs. On ne sort qu'à grand-peine du marquage et de la dévalorisation généralisée : De taille moyenne et plutôt grasse, claire de peau et les cheveux d'un blond fadasse, Félicia a les traits fins d'une blanche. Annette, quoique blanche aussi, a de l'or sous la peau. Et ses cheveux sont noirs, d'un noir bleu comme ses yeux. La couleur de la peau exceptée, c'est ma copie d'il y a seize ans, retouchée. Car ces deux mûlatresses-blanches sont mes soeurs. Je suis la surprise que le sang-mêlé a réservé à nos parents ; surprise désagréable à leur époque, sans nul doute, car ils m'ont fait assez souffrir...(12). Encore une fois, ce qui sous-tend cette articulation des discours et des individus est une conception de l'identité essentielle et sociale fondée par les caractères phénotypiques, même si parfois, comme dans le roman de Lilas Desquiron, la richesse de la palette des couleurs devient une matrice descriptive positive. On se souvient ici du mot de Fanon : Et l'on va dans un corps à corps avec sa noirceur ou avec sa blancheur, en plein drame narcissiste, enfermé chacun dans sa particularité, avec de temps à autre, il est vrai, quelques lueurs, menacées toutefois à leur source (13) Le métis, lui, fait les frais de ce contexte identitaire. Taguieff rappelle ce mot terrible de Livingstone, transmis à Darwin, repris par Nietzsche, et dont on ne peut s'empêcher de s'imaginer qu'il fut prononcé comme un mot d'esprit : "Dieu créa l'homme blanc et Dieu créa l'homme noir, mais le diable créa le mulâtre".

Il convient de ne pas rester sans voix en cédant à la fascination de l'horreur. D'abord, le cadre même du discours scientifique mérite d'être bousculé : loin de se fonder sur la constance de la vérité, il construit et déconstruit un rapport aux êtres concédé par l'éducation, l'enseignement et la " situation culturelle " qui diffuse les séries de propositions auxquelles nous sommes bien forcés de croire. On peut l'écrire autrement, comme Richard Morgiève, qui dans Ma vie folle, secoue violemment les épaules et se défait de l'emprise des maîtres : Ces ordures qui m'ont fait tant de mal en me disant que j'étais bête c'étaient des professeurs je ne me souviens pas de leurs visages Les tuer oui ! Mais le mal c'est à moi que je le fais. Et toute cette merde chrétienne qui enchaîne. (14). D'autres rapports aux êtres que ceux qui procèdent par assignation et catégorisation tissent leurs réseaux en contrepoint. Glissant ne les nomme pas "métissage", car tout un chacun, on l'aura compris, (n')est (que) le " métis " de l'autre. Une théorie généralisée du " métissage " ne viserait là aussi qu'à l'indistinct. C'est de poétique de la Relation dont il s'agit. Par elle, une autre Histoire donne à entendre son intelligibilité obstinée. Il y a en amont de la réflexion cette conscience d'une contre-légitimité existentielle et silencieuse : De même que l'arrachement primordial ne s'accentuait d'aucun défi, ainsi la prescience et le vécu de la Relation ne se mêlent-ils d'aucune jactance. Les peuples qui ont fréquenté le gouffre ne se vantent pas d'être élus. Ils ne croient pas enfanter la puissance des modernités. Ils vivent la Relation, qu'ils défrichent, à mesure que l'oubli du gouffre leur vient et qu'aussi bien leur mémoire se renforce (15). Ce postulat vaut comme promesse d'un effort, en vue d'une connaissance partagée, à la différance du discours de l'autorité, de l'argumentation appuyée par la scientificité. C'est reconnaître que le vrai y excède l'assurance du fondamental. Il vise essentiellement à tous les possibles. L'altérité de l'autre ne s'enferme pas alors dans celle de " l'étrange étranger ", car la poétique de la Relation nous désaltère. Elle nous indique la voie/x du partage imprévisible. Allée cependant fragile, toujours en danger d'être regagnée par la forêt sauvage et inhumaine, dans ce monde dilaté, nu qui entrechoque, mélange, malaxe - alors que nous nous obstinons par ailleurs à ressentir (à penser) comme si nous vaquions toujours à notre église, à notre carbet, à notre temple, à notre synagogue ou notre mosquée, ou à l'ombre de notre totem, près de notre feu, cuisant notre riz ou notre igname ou notre pain, vivant la vie excluante de ceux qui ne se rassemblent que pour se séparer des autres - [et] qui nous précipite ainsi dans la contradiction, la contracture, la faille engloutissante (16).
La poétique de la Relation se dit dans des moments d'exception. Tout le mouvement de réinscription d'une identité déclenché depuis cette origine de la Traite ne me semble pouvoir être entendu que par ce mouvement, dont le déroulement échappe à la pensée occidentale, ancrée dans une démarche productrice de sens fonctionnant par démarcation, dénomination, causalité mais aussi par assignation, ce qui la verrouille et l'empêche souvent de prendre en compte ce qu'elle ne parvient pas à saisir. Le vodou haïtien, par exemple, rend possibles ce type de rencontres, et pourrait nous permettre d'approcher cette question du " métissage ", sur un plan sans aucun doute idéal. Avec le vodou, la relation se noue dans les moments de repossession, moments à la fois de crise et de réintégration identitaire. C'est une relation à trois terme : l'un, l'autre et un tiers absent, mais non exclu, dont la fonction est précisément de " résoudre la contradiction de ceux qui dialoguent ", pour reprendre le mot de Laroche (17). Le temps de la cérémonie semble caractériser ce mode de relation : le vaudouisant n'obtient de réponse du loa que par la possession, et cette réponse sort de sa bouche mais ce sont les autres participants de la cérémonie qui la lui reformulent, puisque lui même ne pouvait pas l'entendre. Circuit complexe, circuit prudent et précautionneux, auquel tous les membres de la société participent. De ce circuit se déroulent des paroles et des pratiques, autour de lui, les désirs se manifestent. La poétique de la Relation se dit aussi dans cet espace triple. Ce devenir-autre qu'elle entraîne ouvre la voie à une altérité qui n'est pas faite d'étrangeté, contrairement à ce qu'on pourrait estimer. Bien au contraire, elle se fonde sur une situation, un ensemble de conditions qui ne dépendent pas de nous et qu'il s'agit de comprendre. Dans Le Mythe de l'individu, Benassayag explore les conséquences de cette approche. C'est ce qui est donné par opposition à ce qui est désiré. C'est pour cela que la compréhension de la situation exige de nous la tension comme un processus, sans sujet ni objet (...). Si la situation comme organisme est un pur processus, sa compréhension ne saurait être morphologique. (...) C'est pour cela que cette vision "dynamique" du devenir s'oppose à la vision statique kantienne, puisque la "chose en soi" n'est pas ce qui existerait de manière définitive comme inaccessible pour un observateur, mais le nom que nous pouvons donner à cette autoprésentation à laquelle un sujet participe (18). Le " moi ", dès lors, ne saurait être pensé autrement que comme un autre parmi les autres. L'individu devient ainsi irréductible à une quelconque unidimensionnalité et contient en lui la multiplicité de l'universel dans lequel il s'inscrit. A ce compte, la palette phénotypique ne se détermine plus à partir de repères stables, et la notion de " métissage " se dissout dans l'émergence ininterrompue de situations nouvelles. Enfin, on peut évoquer avec Benassayag le moment amoureux, pour en finir avec toute l'imagerie condescendante et moderne du " mariage mixte " et des fictions qu'il infère : est situation l'"état amoureux", au sens de l'amour passion qui n'est ni décidé ni maîtrisé par chaque individu, mais qui est ce point ontologique où les amants doivent dans leur amour décider d'un universel qui les contient. La Caraïbe se construit et s'interprète à partir des conditions qui lui furent imposées, et qui, malgré la croyance occidentale de " l'exotisme " en font un miroir multiface dans lequel se reflètent des couleurs équivoques passées à travers le prisme de l'esclavage. Emile Ollivier rassemble cet effet dans une évocation saisissante de ce qu'il en est de l'île d'Haïti et de son allure paradoxale, vue de l'extérieur : Toutes les histoires du monde sont venues échouer sur le côté de cette île, à la machoire de caïman endormi : galions remplis d'or et d'émeraude, navires aux cales chargées de princes bantous, fausses Indes de l'Ouest, anthologie de paysages, encyclopédies de jungles, survivance de peaux cuivrées, créoles, une seule humanité aux prises avec la chaleur des Tropiques et les rivages méphistophéliques du temps (19).

Chaque roman, chaque texte haïtien, me semble tendu dans cet effort pour réinvestir la dimension universelle et l'intégrer à son propre devenir. C'est dire combien cette littérature est préoccupée du réel. On a pourtant fait reproche au roman haïtien -ainsi qu'au roman caraïbéen- de son naturalisme ou de son réalisme, fût-il " merveilleux ", comme si les romanciers ne parvenaient à se détacher de ce réel sous le regard, et se condamnaient à la transcription de la réalité. Peut-être aurait-il fallu songer davantage au fait que le narrateur haïtien trouvait la réalité historique haïtienne suffisamment futuriste ou oxymorique pour ne pas sentir le besoin de projeter son imaginaire dans un réel encore plus paradoxal (20).

Il existe un mythe haïtien qui désigne ce mouvement et cette tension, celui de la renaissance en vue d'un ancrage encore plus fort dans la compréhension de ces conditions, celui du voyage sous la mer. Le personnage féminin séjourne un certain temps dans l'eau, rencontre tel loa, Simbi, la sirène, Agoué, le maître des eaux. Ce moment est en général celui d'une initiation dont le contenu n'est jamais révélé, lorsqu'au bout de quelques jours, cette femme devenue momentanément sirène, revient sur l'île. Mais le séjour dans l'eau est reconnu par les autres. Nombreuses sont les héroïnes qui surgissent de l'eau, comme Claire-Heureuse, de Compère général soleil, de Jacques Stephen Alexis, qui s'y ressourcent et deviennent sirène elles-mêmes, comme La Nina, de L'Espace d'un cillement, du même auteur ou bien qui s'y plongent, comme Hortense, dans Mère-Solitude d'Emile Ollivier. Elles assurent la Relation entre l'ailleurs et l'île, en renouvellent la vitalité et font revivre la fiction, cette façon de partager, d'éviter le soliloque, le solipsisme, la solitude, le renfermement absolu entre ce qu'il est possible de vivre et ce qui ne peut se vivre que par l'invention (21). Thérèse, la femme en mille morceaux, l'héroïne du roman de Trouillot récemment paru, connaît elle aussi ce mouvement, cette plongée suivie d'une montée, qui lui permet non pas de se centrer sur elle-même et rien qu'elle-même mais de comprendre le monde, suffisamment pour pouvoir un jour espérer le changer. Un passage étonnant du livre rassemble tous les éléments de la cartographie haïtienne imaginaire : Thérèse traverse le cimetière, voit la ville se transformer en mer, s'y étend, nage dans ces eaux, s'y plonge, en " parcourt les âges ", avant d'en sortir toute humide et de gagner les hauteurs. L'espace de la vie quotidienne, marqué jusque là par la répétition des rituels et la platitude des conventions, après avoir été celui des errances pour trouver une place libre, redevient alors celui des passages (22). Cette tension vers l'autre, qui prend le chemin de l'universel pour revenir à soi et à l'autre, cette tension vers une compréhension qui ne se confond pas avec une appropriation me paraît plus propre à produire de la réalité qu'une répartition discontinue qui aurait le " métissage " comme figure.

Notes
1 Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la France coloniale. 1. La Conquête, Paris, Pocket, Agora, 1991, p. 115
2 Jean-Baptiste Du Tertre, R.P., Histoire générale des Antilles habitées par les Français, Paris, 1667.
3 Bonniol, La Couleur comme maléfice, Paris, Albin Michel, 1992, p.57.
4 André-Marcel D'Ans, Haïti. Paysage et société, Paris, Karthala, 1987, p.183.
5 Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la France coloniale. 1. La Conquête, p.227
6 Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la France coloniale. 1. La Conquête, p.126
7 Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la France coloniale. 1. La Conquête, p.208
8 D'après Pierre - André Taguieff, La Force du préjugé.Essai sur le racisme et ses doubles, p.340
9 Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989, p.191
10 Lilas Desquiron, Les Chemins de Loco-miroir, Paris, Stock, 1988, p.41.
11 Jacques Stephen Alexis, Compère Général Soleil, Paris, Gallimard, coll. L'imaginaire, p.37
12 Marie Chauvet, Amour, Paris, Gallimard, p.12
13 Frantz Fanon, Peau noire masque blanc, Paris, Seuil, coll. Esprit, 1975 ((1952), p.36
14 Richard Morgiève, Ma vie folle, Paris, Pauvert, 2000, p.33
15 Edouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Seuil, ??, p.20
16 Edouard Glissant, Faulkner, Mississipi, Paris, Gallimard, coll. essai, 1998 (1996), p.300
17 Maximilien Laroche, La Double Scène de la Représentation. Oraliture et Littérature dans la Caraïbe,Québec, GRELCA/Université Laval, 1991, p.103. Cette transmission du sens par la Relation, il semble que l'occident chrétien l'ait occultée. Nous la lisons déjà dans l'Exode (4, 16), dans ce passage étonnant où le Très-Haut s'adresse à Moïse et lui attribue Aaron comme transmetteur de paroles : " Lui, il parlera pour toi au peuple Et c'est lui-même qui sera pour toi une bouche. Toi, pour lui, tu seras Elohîm " (je souligne).
18 Miguel Benasayag, Le Mythe de l'individu, Paris, La Découverte, 1998, p.98-100
19 Emile Ollivier, Mille Eaux, Paris, Gallimard, coll. Haute enfance, p.102
20 Maximilien Laroche, Le Patriarche, Le Marron et la Dossa, Québec, GRELCA/Université Laval, 1988, p.57
21 Francis Tremblay, La Fiction en question, Perpignan, Balzac-Le Griot éditeur, p.17
22 Lyonel Trouillot, Thérèse en mille morceaux, Arles, Acte sud, 2000

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09