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Thomas
C. Spear (textes réunis et présentés par), Une
Journée
haïtienne, Mémoire d'encrier & présence africaine,
Montréal et Paris, 2007
La question est assommante, à force de répétition
: comment ou pourquoi, c'est selon, peut-on s'arrêter à ce
pays, représenté le plus souvent comme épitomé de
la déglingue, perle de la violence, repère de barbares
kidnappeurs et dont l'environnement est, à l'image de sa population, à l'agonie
? Thomas Spear nous rappelle la réponse la plus simple, celle
qui vient de l'intime : "Ce pays m'attire comme un aimant ; ses
richesses humaines, sa singularité – même ses bêtises
et ses guerres claniques – me fascinent". Professeur de littérature
francophone à CUNY , il anime depuis 1998, en dépit des
difficultés inhérentes à ce type de publications
et malgré des charges déjà lourdes, le site internet île
en île , ressource inégalée en matière de
littératures francophones îliennes, devenu rapidement une
référence essentielle, particulièrement réactive,
et dont les auteurs haïtiens constituent une part importante. C'est
entre autre par ce site que l'épaisseur temporelle de la littérature
haïtienne est perceptible, et peu de littératures nationales
peuvent se targuer de présenter un tel exemple de lisibilité et
de partage de ressources, par une interface simple et efficace, qui offre
de surcroît des fichiers audio et vidéo. L'autre intérêt
du site est sa fonction de veille : les écrivains émergents
sont également rapidement identifiés.
Ce que montre le livre publié récemment, c'est enfin qu'il
est possible, au delà des individualités fortes, de présenter
une unité du regard. Quarante voleurs de feu, auquel le médiateur
a proposé un sésame –"comment peut-on (…)
créer, naître, chanter, peindre, manger, mourir, pleurer,
rire, écrire" en Haïti ? - évoquent chacun dans
un texte composé entre le 21 juin et le 7 décembre 2006,
une journée en Haïti. Un tel ouvrage est précieux
: glissant le long du large spectre des représentations d'Haïti,
il propose une vision ouverte, à l'opposé des prétentions
panoptiques. Les auteurs offrent des choses vues, des morceaux de récits
d'enfance ou pris sur le vif, des témoignages, des textes explicatifs,
le détour par le mythe, des poèmes, des réponses,
comme si le texte s'échappait d'une longue conversation, d'abord
avec soi-même, mais aussi avec les autres. On peut même y
entendre parfois des règlements de compte. Mais dans chacun d'entre
eux, ce qui se donne à entendre est sans doute l'expression du
cri depuis l'intime, comme si à chaque page on entendait souffler
le flux et le reflux de la respiration : s'éloigner du pays pour
le regarder, y plonger pour le dire… C'est une grande lodyans qu'ils
nous proposent, dans la plus pure tradition littéraire de ce pays
: écrire, en Haïti, a presque toujours à voir avec
une scénographie particulière, qui met en scène
la prise de parole. Il y a toujours quelqu'un qui écoute, ou qui
devrait le faire, et la question de l'autre est au centre de cette scénographie.
Ces instantanés ont la beauté d'un éclat brillant,
celui de ce sourire maintes fois décrit, de cette extraordinaire
présence d'une terre rouge, aux parfums pénétrants,
où le sacré frôle les êtres de son bruissement
continu. Ils brûlent aussi de l'inaccompli, et d'abord de l'indécence
des riches à comprendre encore ce qu'il s'est passé là-bas,
et qui se poursuit sous leur regard, avec leur assentiment, et leur ricanement.
Ils nous rappellent qu'Haïti est un point de repère, en matière
de pensée politique, mais plus largement aussi, dans l'histoire
de la pensée : c'est dans les conditions que l'on sait que la
modernité s'y est définie, minant d'entrée de jeu
l'idéologie du progrès. Lu avec attention, ce recueil nous
informe de l'Haïti réel avec une rare justesse de ton et
de vue.
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