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Only relatives and intimate friends will enter a lakou without first
requesting permission by saying "Lonè !" (honor) and receiving
it through the response "Rèspé !", (respect) from someone
inside.
Drexel Woodson, Tout Mounn se mounn, men tout mounn pa menm,
p.197
PREAMBULE
L'anthropologue étatsunien Drexel Woodson rappelle que dans les
campagnes haïtiennes, seuls les membres de la famille et les intimes
peuvent se permettre d'entrer dans un lakou, ou dans une maison, sans
prononcer d'abord la formule rituelle " Lonè
! ", que l'on traduit habituellement par " Honneur ! ". A cette interpellation,
les habitants, paysans ou urbains, répondent par " Rèspé
! ". Ce sont très probablement les interrogations suscitées
par le spectacle de cet échange qui sont en partie à l'origine
des recherches présentées sur ce site. En effet, l'autre,
quand il se présente à la porte, avant de décliner
son identité, de nommer son origine, son lignage, sa nationalité
- on reconnaît ici les paramètres déterminants de
ce que le créole haïtien nomme la ras - offre d'abord
son estime, tout en faisant part de la considération qu'il mérite
lui-même. La rétroaction opère une opération
comparable et presque symétrique. Elle vaut à la fois
comme confirmation de l'estime partagée, et comme exigence. L'échange
traduit ainsi le caractère privilégié de la relation
: d'emblée, elle est distinguée du commun. C'est dans
cet intervalle que se refonde à chaque instant et en un instant
toute la complexité des relations : s'y confrontent le monde
des représentations, la question de la langue, les trames de
la socialité, le souci de la protection. La question de l'Autre,
c'est bien sþr et toujours, celle qu'il pose, comme celle qu'on lui
pose, celle à laquelle tous les deux sont sommés de répondre,
certes, mais au sujet de laquelle, il ne faut pas l'oublier, l'observateur
considéré comme extérieur ne saurait échapper,
puisque ce dernier finit toujours par intervenir dans la relation, au
moins comme porteur d'une altérité inépuisable,
qui l'amène, par exemple, à relever ce trait culturel
haïtien. Il est lui aussi redevable d'un terme de cet échange.
Et donc, comme tel, il ne saurait être lui non plus dispensé
de cette règle. On objectera ici que la figure convoquée
est posée comme un préalable inattendu : l'observateur
extérieur n'est pas tenu d'entrer en communication avec l'objet
de son regard.
A cette objection, il est possible de donner au moins trois réponses.
La première est que le récit d'une recherche ne peut faire
oublier qu'il a un auteur : l'identification du paradigme littéraire
haïtien, comme tous les chercheurs le constituent, s'articule à
une solide connaissance des formes que prennent les manières
haïtiennes d'être au monde, compte-tenu cependant du fait
que la validité de ces connaissances repose sur les qualités
des informateurs, mais aussi aux représentations qui en sont
données de l'extérieur, comme le souligne l'ouvrage publié
sous la direction de Daniel-Henri Pageaux, Images et mythes d'Haïti
(1). D'une part, comme cela a été montré dans un
travail de recherche précédent consacré au roman
de Lilas Desquiron, Les Chemins de Loco-miroir (2), les formes
esthétiques haïtiennes se sont systématiquement construites
à travers et contre des représentations de son aire qui
lui parvenaient de l'extérieur, en général sur
le mode de l'assignation ou même de la sommation ; d'autre part,
la recherche ouverte est traversée d'une question radicale touchant
la compréhension du phénomène littéraire
: quel sens peut bien donner à entendre et à voir un travail
de recherche mené depuis un appareil conceptuel massif et à
l'aide des outils de communication les plus élaborés vendus
par l'appareil technologique occidental, et qui s'intéresse à
la représentation de la misère la plus effroyable, celle
d'êtres tremblants de peur et écartés de ces formidables
moyens désormais courants ?
Les lieux d'oá parle le chercheur, qu'ils soient culturels, symboliques,
voire sociologique, revêtent une importance centrale dans l'étude
du champ littéraire haïtien (3), comme le montre une partie
importante des développements de La Question de l'Autre dans
le roman haïtien contemporain. Ce constat nous conduit enfin
à la troisième réponse : en fait, et c'est un lieu
commun, encore que bien souvent renvoyé à la marge, ce
dernier observateur a toujours été déjà
là. La présence de l'altérité occidentale
est fondatrice des " îles ", celles qui furent appelées
les Indes Occidentales, contre l'espace des Caraïbes, tout comme
Haïti se lèvera -pour reprendre le verbe césairien-
contre ces Indes occidentales. Cet observateur ne saurait se considérer
comme absent du champ de la représentation. La présence
historique de son propre regard est inscrite au coeur des montages culturels
haïtiens, même si elle prend souvent une forme latente. Nous
allons voir que cette présence de l'Autre est d'autant plus marquante
lorsqu'elle investit le narrateur haïtien, quand ce narrateur est
un exilé -un " diasporé ", selon le néologisme
en vigueur- revenant sur son envol, et les circonstances qui ont déclenché
celui-ci : le voyage du retour fait apparaître le décalage
entre un pays rêvé et un pays réel, qui perd son
inscription dans le paysage, tout au moins celle par laquelle le narrateur
identifiait son imaginaire. Ce décalage conduit ainsi le narrateur
à considérer l'espace haïtien comme un texte dont
il convient de mettre à jour les codes de production du sens.
Le troisième terme de ce retour entraîne alors un questionnement
ou plutôt une méditation radicale sur les origines, comme
le montrera enfin une lecture du roman de Louis-Philippe Dalembert,
L'Autre Face de la mer.
TROIS ROMANS DU RETOUR
Il convient tout d'abord d'explorer dans des textes récents ces
trois axes relevés dans un premier temps : la présence
insistante de l'observateur dans le texte ; le décalage, source
de malaise, entre cet observateur et l'objet de son observation ; la
présence enfin dès l'origine de cette altérité.
C'est sur ces trois chemins qui se croisent si souvent que plusieurs
romans récents conduisent leurs lecteurs. Les Urnes scellées
(4), d'Emile Ollivier, Le Crayon du bon Dieu n'a pas de gomme
(5), de Louis-Philippe Dalembert ainsi que Le Charme des après-midi
sans fin (6), de Dany Laferrière rendent compte du trajet
suivi par des personnages qui ont quitté l'île et qui y
reviennent longtemps après pour raconter une histoire, la leur,
qu'ils tentent de retrouver, en même temps que celles de personnages
qui ont hanté leur enfance, croisant et recroisant des destinées
finalement ouvertes sur le départ de l'île. Dans chacun
de ces romans, un observateur essaie de renouer avec des histoires,
avec des savoirs, tout en essayant de s'identifier à ce qu'ils
retrouvent et racontent.
D'emblée, Haïti, son paysage, ses groupes humains sont constitués
comme l'objet d'un regard, et d'un questionnement par les narrateurs
eux-mêmes. Adrien Gorfoux, dans le roman d'Emile Ollivier, tente
par une recherche presque infinie des généalogies, recherche
construite en regard d'un mode d'accès à la connaissance
fortement occidentalisé, de se retrouver dans la terre qu'il
a quittée. Mais ce faisant, il occupe la place de l'observateur
disjoint de la réalité qu'il contemple, et il est peu
à peu repoussé hors du champ qu'il a pourtant désiré.
Un trajet comparable à celui d'Adrien est suivi par le narrateur
du Crayon de Dieu n'a pas de gomme. Retrouvant les paysages de
son enfance, déformés par rapport à la vision qu'il
en conservait, et, puisant dans les ressources de son imaginaire, il
parvient à raconter l'histoire de celui qui n'en a pas, le cireur
Faustin. Quel sens donner à ce retour ? Sur quelle photo d'enfance
se retrouver ? S'agit-il pour le narrateur de tenir chronique nécrologique
de tous les parents disparus ? Comme pour ces tissus effilochés
que patiemment les couturières raccommodent, le narrateur suit
l'homme qui dans le souvenir comme dans la lointaine enfance, a assemblé
les brins du fil. Ainsi sont ravaudés les vêtements usés
de l'histoire. Le cireur de chaussures Faustin, natif de Trou-Coucou,
devient ainsi le guide de la mémoire. Parfois, pourtant, le narrateur
ne connaît pas véritablement cette histoire ; alors, sous
la dictée des rêves, il l'invente. Le narrateur se voit
donc tenu d'assumer le rôle d'un démiurge. Et c'est pourtant
ce rôle de démiurge qu'il met lui-même en cause.
Le narrateur ne cesse de se décrire écrivant le roman,
dénon»ant sans cesse le caractère littéraire de
l'entreprise : écrire sur la société haïtienne,
revient toujours à faire prendre un risque à cette société,
celui de la spolier, de la démentifier encore en la ventriloquant
par un discours qu'elle ne maîtrise pas et qui ne saurait lui
être adressé. En tenant compte de ces précautions
et en prenant acte que toute prise de parole des plus pauvres s'appuie
sur un corps de croyances qu'il ne saurait disqualifier sous peine de
décrédibiliser toute sa démarche, Dalembert nous
montre encore avec Le Crayon du Bon Dieu n'a pas de gomme, que
la représentation de l'autre est une figure centrale du roman
haïtien. En considérant avec une grande patience l'origine
de la voix narrative, et les questions soulevées par cette origine,
Dalembert montre que cette représentation ne se satisfait jamais
d'évidences. C'est également le temps qui relie les êtres
dans le récit de Dany Laferrière. Mais à la différence
des deux précédents romans, le temps est ici immobilisé.
Tout le récit est ainsi composé au présent, ce
qui évacue les repères temporels, et ce n'est qu'à
la dernière page que le narrateur renvoie tout ce qui vient d'être
lu à un temps bien antérieur à celui de l'écriture.
Pour autant, le narrateur rejoint directement la fraicheur du souvenir,
comme si les êtres mis en situation étaient toujours présents.
Cette fois, l'opération menée par le narrateur n'est plus
celle du temps retrouvé, mais bien celle de la participation
quotidienne à la situation. Opération bizarre : le lecteur
est surpris par cette présence presque magique de Petit-Goâve,
rendue vivante non pas sur le mode de l'apparition ni du surgissement
mais bien plutôt sous celui de l'évidence et de la légèreté.
Ce qui vient alors au texte est justement ce qui échappait à
Adrien Gorfoux, et qui dessine précisément le monde de
la relation. Le récit met en scène ces relations qui ordonnent
un monde homogène à ses valeurs et surtout ses contre-valeurs,
traduisant par là une civilité que le narrateur enfant
explore, mais qu'il ne découvre pas, tant elle s'impose à
lui comme le lien immanent que seul le lecteur éloigné,
en revanche, interroge. Pourtant, la note finale renvoie ce monde à
l'au-delà, puisque les amis ont disparu
et que la plupart des filles qui ont illuminé l'enfance reposent
dans le cimetière fleuri de Petit-Goâve, emportés
par l'épidémie de malaria qui a fait rage en 1964, l'année
suivant le cyclone Flora. (7)
Alors, ce qu'il faut bien retenir du texte, cette présence si
présente des autres, c'est une inquiétude inapaisée,
induite par le manque. Le narrateur doit se distraire de son propre
présent pour retrouver ses fantômes. Tel n'est pas le moindre
paradoxe présenté par le récit de Laferrière,
récit parcourant le spectre qui s'échelonne de la truculence
à la gravité, et qui malgré une grande économie
linguistique et un caractère particulièrement lisse donne
à entendre un trouble et un malaise si aigus.
DE LA DIFFICULTE A S'ORIENTER
Ces trois romans, explorant chacun une piste différente, témoignent
ainsi de la difficulté, voire de l'impossibilité à
renouer avec ce que Dalembert nomme très justement un " pays-temps
". Dans une large mesure, les personnages et les narrateurs font difficilement
leur deuil de cet être au monde exceptionnel qu'auront constitué
les cultures haïtiennes pré-duvaliériennes, toutes
marquées par l'insularité d'Haïti, et par les origines
effroyables de ces nations haïtiennes. Un détail justement
attire l'attention : dans les trois romans, les personnages subissent
en effet, et presque malgré eux, une attirance pour les quais,
pour le bord de mer, lieux propices aux départs, aux rencontres,
aux échanges. Adrien Gorfoux vient y admirer le soleil couchant.
Depuis le balcon de la maison des soeurs Monsanto, il voit la baie comme
une muraille quasi infranchissable : Au loin les
vagues se soulèvent en gigantesques montagnes triangulaires (à)
violence quotidienne de la mer du Sud. (8) Chez Dany Laferrière,
les gar»ons et les filles se rencontrent sur les quais, avant de filer
ailleurs pour échapper à la surveillance des mères.
Chez Dalembert, le bord de mer paraît glauque et fétide,
environnant la ville de Port-aux-Crasses et le
pays de Salbonda tout entier qui n'en finissait pas de partir à
la dérive et s'éloignait de jour en jour des autres îles
caraïbes. (9) Haïti est sur une île, émergeant
comme une sorte de pli de la mer, cette mer qui la borde jusqu'à
l'emprisonner. Car, à la différence des autres îles,
reliées entre elles par les flots, la géographie est ici
nettement circonscrite par cette bordure. Elle dessine même le
bord ultime de ce mouvement retracé par le roman haïtien
contemporain tel qu'il est décrit dans le mémoire, un
mouvement qui montre les populations quitter les mornes, fuir les bourgs
et glisser peu à peu vers les villes, pour finir à Port-au-Prince
ou Port-aux-Crasses, un mouvement traduisant la désorientation
de ces personnages, c'est-à-dire leur déterritorialisation.
En moins de cinquante ans, ce sont les stratégies d'inscription
dans le territoire, décrites par Gérard Barthélémy
dans le livre remarquable intitulé Dans la Splendeur d'un
après-midi d'histoire (10) qui se sont peu à peu réduites,
avant de subir des transformations telles qu'elles finissent par disparaître,
du moins dans la représentation littéraire. Cette inscription
fondée au départ sur des stratégies contradictoires,
et dans l'indifférence des uns aux autres semblent, à
la lecture des romans, être parvenues à un point qui rend
impossible leur continuation.
Tel est du moins le jugement que portent les narrateurs des trois romans
évoqués, de fa»on explicite chez Dalembert et Ollivier,
avec un implicite d'autant plus douloureux chez Laferrière. Cette
mer qui ceinture Haïti et l'éloigne du monde baigne enfin
chez Dalembert un emblème que les écrivains haïtiens
de la génération présente ont longtemps cotoyé
: la statue du célèbre Génois, Christophe Colomb.
Dans le roman, le narrateur, à la recherche de la statue placée
à l'entrée du port, la trouve allongée dans la
mer boueuse. On sait que la statue fut jetée le lendemain de
la fuite de Duvalier, le jour même oá fut détruite la tombe
du père. Si dans la nouvelle intitulée " Le Songe d'une
photo d'enfance ", publiée dans le recueil qui porte le même
titre (11), le narrateur se demande encore quels
rapports le peuple avait (a) trouvé entre le Génois et
l'Honorable (12), dans le dernier roman, L'Autre Face de la
mer (13), le personnage de Jonas semble avoir saisi ce rapport :
il sait qu'il faut y voir le signe de cette altérité toujours
présente, et fondatrice, objet à la fois de fascination
et de répulsion. Il apparaît aussi comme un indice particulièrement
important le fait que dans la nouvelle, le moment de la destruction
de la statue marque aussi celui de l'entrée dans l'écriture
: le gamin devenu homme se souvint qu'il s'était
promis de raconter son histoire un jour oá refleurirait l'espoir sur
Salbonda, oá les gens pourraient à nouveau raconter des histoires
(14), même si en même temps ce narrateur était traversé
d'une forte inquiétude, celle que peut-être ce moment n'était
pas venu. Il importe alors à Louis-Philippe Dalembert de remonter
encore le cours du temps, d'atteindre le temps d'avant le temps oá exister
était sans doute encore possible sur la terre haïtienne,
et de retrouver l'acte fondateur de l'imaginaire et des cultures haïtiennes.
DANS LE VENTRE DE LA BALEINE
Cette autre face de la mer qui hante ainsi l'imaginaire est, nous le
savons bien, celle qui porte la Traite. Dalembert rend inséparables
le traitement de la fuite et celui de la déportation. D'abord
dans la composition du roman : la narration est organisée par
la succession de trois textes : " le récit de Grannie, " la grand-mère,
qui porte en elle la mémoire familiale, c'est-à-dire désormais
le délitement de celle-ci ; " le récit de Jonas ", qui
témoigne de l'éloignement grandissant à l'égard
de cette société qui justement se délite. Ces deux
récits encadrent une partie centrale, " la ville ", ou un narrateur
extérieur rend compte de la vision terrifiée qu'a Jonas
de Port-aux-Crasses. Les deux récits sont régulièrement
interrompus par de courts textes, sorte de moments de flux d'outre-conscience,
sans ponctuation, et qui plongent le lecteur dans la cale négrière.
L'analyse de détail montre que ces traces de la mélopée
fondatrice du fond de la cale résonnent comme des contrepoints
subtils aux moments des récits qu'ils interrompent, apportant
une scansion qui vient à chaque fois remotiver la présentation
des actions décrites et racontées. Le temps du roman est
cette fois celui du long terme. Quatre générations sont
représentées dans les deux récits. Elles participent
elles aussi à ce mouvement de fuite longuement analysé
par La Question de l'Autre dans le roman haïtien contemporain.
On voit ainsi les parents de Grannie, elle même fascinée
par les bateaux qui accostent au port, tenter leur chance en République
Dominicaine et subir la violence de l'opération pelehil.
On la voit se réinstaller, meurtrie au plus profond, et dans
l'incapacité à surmonter les deuils et le sentiment d'horreur
provoqués par le massacre. On voit enfin ses membres disparaître
ou partir peu à peu, poussés par la pression économique,
politique et sociale provoquée par le régime de Duvalier.
Sous les yeux de Jonas, le représentant de la dernière
génération, le spectacle de ceux qui restent s'achève
alors comme l'inverse radical de " la belle amour humaine " d'une humanité
enfin dégagée de l'animalité que pressentait pourtant
le narrateur de L'Espace d'un cillement (15). Le réel
fait preuve d'un caractère obstiné, et le pressentiment
alexisien s'est effondré dans la haine. Pourtant, sans nommer
d'explications, ni rationaliser la compréhension de ce mouvement,
Jonas plonge au coeur de cette angoisse existentielle fondatrice. Le
mouvement même du texte anime cette plongée : toute la
description de l'horreur quotidienne est assurée par un narrateur
extérieur, comme si Jonas tentait par tous les moyens de maintenir
la distance entre cette horreur et lui-même. La partie centrale
du triptyque présente en cinq chapitres un épitomé
de l'actualité de cette angoisse : Jonas a sous les yeux le spectacle
d'une foule misérable, qui lynche un homme, dans les plus brutales
conditions, le brþle, donne à manger son corps carbonisé
aux porcs qui errent dans la ville et la souillent de leurs excréments.
Au centre du roman, Jonas se détache brutalement de ce lumpen
auquel il a tenté pendant des années de s'identifier.
Ce n'est qu'à partir de ce constat que Jonas prend la parole.
A la différence de Grannie, fascinée par les bateaux,
son propre " roman de formation " témoigne d'une volonté
quasi viscérale d'ancrage dans la société haïtienne
et dans le territoire. La vie se réduit
pourtant à une longue traînée de souffrance.
(16)
C'est en fait l'amplification du mouvement de fuite et sa relation avec
le souvenir intérieur de la Traite qui va déclencher la
séparation définitive. Dans une vision hallucinée,
Grannie et Jonas assistent impuissants à la migration générale
des habitants du pays vers la Terre Promise. Celle-ci se fait par mer
sur des esquifs construits avec les derniers arbres du pays. Malgré
les squales, malgré les marines de la Terre Promise et de leurs
alliés la population poursuit un exode évoqué explicitement
comme une contre-création : Sept jours
et sept nuits qui virent la mer trembler sur ses assises, déborder
pour envahir les villes limitrophes. Sept jours au bout desquels les
rideaux d'acier qui avaient poussé comme des méduses réussirent
à endiguer le flot des envahisseurs, en laissant sur place des
dizaines de milliers de cadavres. Les survivants furent raccompagnés
jusqu'aux rives d'origine, puis plusieurs barrières d'acier,
faites d'autant de bâtiments de guerre, furent dressées
le long des côtes de la ville. (17) C'est en regardant
ce spectacle à la télévision que la grand-mère
meurt étouffée. C'est aussi à ce moment du texte
que le dernier contrepoint de la spirale de la Traite décrit
à la fois l'arrivée du " cheptel " sur la
terre non promise, étape de ce voyage vers l'inconnu le rien
et la négation de l'humain (18) et la tentative de retour,
qui se solde par la noyade de ces êtres sans nom coulant à
pic en chantant entravés par les chaînes coulant le chemin
d'Elegba (19). C'est nan Ginin, lotbodlo, que sont retournés
ces êtres. Il reste que la Traite elle-même fut un crime,
et même si la banalisation en cours en fait un " point de détail
" (20), il s'agit bien d'un crime dont la voix de la cale, dans le roman
de Dalembert, rappelle avec insistance qu'il fut commis au nom d'un
déni d'humanité. Il n'est pas étonnant alors que
l'auteur investisse son texte de références bibliques
majeures. Le roman s'ouvre par une épigraphe empruntée
aux Lamentations : Car ils sont devenus
sans foyer. Ils ont également erré »a et là. On
a dit parmi les nations : " Ils ne résideront plus comme étrangers
" tandis que le récit de Jonas reprend à son compte
le Livre de Jonas.
La figure centrale, on s'en souvient, en est constituée par l'engloutissement
du prophète par le grand poisson et la prière qu'il adresse
à son Elohim : Les eaux m'entourent jusqu'à
l'être, l'abîme m'entoure. Aux entrailles des monts je suis
descendu. La terre, ses verrous sont contre moi, en pérennité
! (21) Mais le Livre de Jonas vaut aussi pour la résistance
du prophète à porter la parole divine dans la ville de
Ninive, choisissant la fuite pour échapper à sa mission.
Lorsqu'il accomplit enfin celle-ci, Jonas est dé»u par la clémence
d'Elohim à l'égard de la ville. Dieu suscite alors contre
Jonas un autre châtiment, et comme dans le premier épisode,
le prophète lui demande de lui accorder la mort, ce qu'Il lui
refuse. Car, d'une part, le premier attribut du divin est la clémence,
et d'autre part le porteur de la parole ne saurait échapper en
fin de compte à ses devoirs. Rarement sans doute, la figure majeure
de l'écriture haïtienne qui travaille " entre l'ancrage
et la fuite ", pour reprendre l'image inventée par Yannick Lahens,
n'a atteint une telle force d'évocation que dans ce rapprochement
avec le Livre de Jonas. Si comme nous l'avons montré,
L'Espace d'un cillement de Jacques Stephen Alexis avait, pendant
un instant, dessiné les contours possibles d'une relation à
l'Autre qui ne fþt pas univoque, dans L'Autre Face de la mer Louis-Philippe
Dalembert décrit une des limites radicales de cette relation,
le déni de l'humanité, comme figure erratique du regard
posé par l'autre sur l'être au monde haïtien.
Je terminerai ces remarques en revenant sur les premiers mots. Lonè
! Respé ! On comprendra après la lecture de ces
romans, pourquoi il nous a semblé encore si urgent de relever
le rituel suivi par l'étranger au seuil des cultures haïtiennes.
Car si l'étranger ne s'attache pas tout d'abord à honorer
la présence au monde des Haïtiens, alors, la part de respect
qu'il exige lui manquera (22). Ou bien, et les deux raisons de ce silence
sont liées, plus personne ne lui répondra.
Notes
1 Daniel-Henri Pageaux, Images et mythes d'Haïti, Paris,
L'Harmattan, coll. Récifs, 1984
2 Yves Chemla, L'Autre dans le miroir. Essai sur la représentation
de la société dans le roman haïtien : Les Chemins
de Loco-Miroir de Lilas Desquiron, mémoire de D.E.A., Paris
XII, 1993
3 En témoigne, par exemple, la vivacité des propos tenus
par Hoffman, Métellus et Hurbon, au sujet de la représentation
politique, culturelle et mythologique de la Cérémonie
fondatrice de Bois-Caïman, lors du colloque de 1991 (voir Gérard
Barthélémy et Christian Girault, La République
Haïtienne. Etat des lieux et perspectives, Paris, ADEC-Karthala,
1993, p.445 et sqq.). La même considération devrait être
étendue à l'ensemble des littératures de sociétés
post-esclavagistes. Nous avons de la même façon fait les
frais d'un incident aussi grave lors d'un entretien avec l'historien
Oruno Denis Lara pour l'émission de France-culture, produite
par Catherine Pont-Humbert, Les Chemins de la Connaissance, entretien
qui ne put même être enregistré.
4 Paris, Albin Michel, 1995
5 Paris, Stock, 1996
6 Paris, Le Serpent à Plumes, Coll. Motifs, nô63, 1998
7 Id°., p.296
8 Les Urnes scellées, p. 117
9 Le Crayon du bon Dieu..., p.16
10 Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1996
11 Le Songe d'une photo d'enfance, Paris, Le Serpent à
plumes, 1993
12 Id°., p.116
13 Louis-Philippe Dalembert, L'Autre Face de la mer, Paris, Stock,
1998
14 Le Songe d'une photo d'enfance, p.116
15 Jacques Stephen Alexis, L'Espace d'un cillement, Paris, Gallimard,
coll. L'Imaginaire, 1983. p.189
16 L'Autre Face de la mer, p.206
17 Id°., p.227
18 Id°., p.225
19 Id°. 20 Selon le mot de Jacques Fredj, prononcé lors de
la table ronde consacré aux Mémoires juives / Mémoires
nègres ; autour de l'oeuvre d'André Schwartz-Bart. Avec
: Tzvetan Todorov, Jacques Fredj, Charles Melman, Simone Henry-Valmore,
Vincent Grégoire, débat animé par Roger Toumsoun.
Salon du livre d'Outre-mer, Paris, 11 octobre 1998.
21 Iona 2,6-7. Traduction par André Chouraqui, Paris, DDB, 1985
22 Une part importante de l'argumentation développée dans
ce texte a pour point de départ la réflexion menée
par Myriam Revault d'Allonnes dans son livre consacré à
interroger de façon actualisée la question du mal (Ce
que l'homme fait à l'homme. Essai sur le mal politique, Paris,
Seuil, 1995). L'exercice de la compréhension se heurte face au
mal à une limite que sans doute seule la littérature et
plus particulièrement le roman parviennent à prendre en
charge, d'une façon également partagée par les
instances de la narration. Certes, le questionnement de l'auteur porte
en priorité sur les génocides commis en ce siècle.
La question de la Traite attend elle aussi un questionnement aussi radical.
Il faut encore parvenir à considérer qu'elle a été
une des formes du mal radical, malgré la banalisation dont elle
a été recouverte justement dès le début.
Le texte suivant permet en partie cette approche : " Si
le mal radical met en évidence l'aporie d'une certaine pente
spéculative, sa "figuration" historique et politique révèle
le point de rupture oá se trouvent ruinés nos catégories
politiques traditionnelles et nos critères de jugement moral.
On est en droit de dire que l'échec de la causalité est
aussi une crise de la compréhension. Faisant de l'émergence
du mal radical le pivot de l'analyse du siècle, Hannah Arendt
se demande ce que devient la compréhension - cette activité
sans fin par laquelle nous nous effor»ons d'être en accord avec
le monde qui est notre habitat commun - dans le sillage d'événements
irréparables. Si les phénomènes totalitaires sont
l'événement central du siècle, comment nous réconcilier
(réconciliation qui ne doit pas être entendue en un sens
hégélien) avec un monde oá de tels événements
sont seulement possibles ? Nous nous heurtons à un phénomène
doublement insurmontable : d'une part il résiste à la
compréhension et "pulvérise" littéralement nos
catégories de pensée - ce dont témoigne la détresse
de l'explication -, d'autre part il a été commis par des
hommes dont, apparemment rien ne nous sépare, sinon l'usage de
leur liberté dans l'expérience. C'est à ce double
titre que nous sommes confrontés à une expérience
-radicale ou extrême- d'absolue non-appartenance au monde. Ceux
qui en ont été frappés, ce ne sont pas seulement
les victimes déjà anéanties avant leur mise à
mort, ce sont aussi les fonctionnaires du mal, dépossédés
par l'usage de leur liberté, de leur aptitude à discerner
le bien du mal, le juste de l'injuste. " (p.54)
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