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  Regards et jeux dans l'espace

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 

Recueil poétique de Hector de Saint-Denys Garneau (Canada, 1912-1943), publié en 1937 (Montréal).[manque l'édition : les mille exemplaires ont été retirés de la circulation par l'auteur].

Proche du groupe de "La Relève", qui, à partir de 1934 travaille au renouveau de la littérature québécoise, Saint-Denys Garneau envisage la poésie comme la voie de connaissance privilégiée d'une quête morale et spirituelle animée par un tourment métaphysique et religieux. Ecrivant la plupart de ces vingt-huit poèmes entre 1935 et 1937, il s'accusera d'imposture en 1938 et les reniera, avant de s'enfermer dans le mutisme. Ce n'est qu'après 1945 que cette oeuvre suscitera de nombreux commentaires et sera reconnue comme ayant ouvert à la poésie québécoise l'espace de la modernité.

Placée dès le titre sous le double signe du spectacle et de l'action, l'oeuvre s'ouvre sur le besoin (1. Jeux) d'échapper au malaise causé par une posture dont l'immobilité est menaçante. Reconstruisant comme l'enfant un monde à sa mesure, espérant le rendre ainsi habitable, il se heurte cependant à l'ordre établi qui interdit la liberté du geste. Pourtant la contemplation émerveillée de la nature illumine encore son regard ("Rivière de mes yeux"), tandis que les enfants qui cherchent à habiter ce paysage (2. Enfants), choisissent de s'aventurer dans l'inconnu, afin de fuir la contrainte. Ainsi, dans Les Esquisses en plein air (3.), le poète cherche à recréer par le regard un espace, hanté par une présence féminine, où les arbres s'enracinent au son d'une flûte qui chante la respiration et le ruissellement de l'être. Mais les Deux Paysages (4.) sont marqués par la rencontre de la mort dans l'indifférence de la nature, rencontre appuyée dans De Gris en Plus Noir (5.) par la menace généralisée d'éléments hostiles : le froid et l'étouffement ouvrent la porte à la solitude, l'ennui et le désespoir. Dès lors, c'est à une perte d'être que le poète est confronté (6.Faction) : même s'il demeure possible à la parole d'investir un espace stellaire, ce dernier n'est finalement qu'un "réduit". Le poète outrepasse désormais les limites d'un dépouillement qui n'a plus de nom (7. Sans Titre), et se dissout dans une solitude et un malaise métaphysique irrémédiables, tandis que dans un dernier sursaut, il se signifie à lui même l'échec de la perspective poétique (Accompagnement).

Lauréat de concours poétiques en 1926 et 1929, Saint-Denys Garneau renonce en 1935 à une carrière littéraire qu'il considère comme fondée sur une imposture. Etouffant dans une société marquée par une éducation qui appréhende le bonheur comme un danger pour l'âme, condamné dès 1934 par les médecins, il perçoit brutalement que la réalité du monde est bien mal assurée, et prend du même coup conscience de l'impossibilité à vivre en portant l'aiguillon de cette découverte. Le premier texte expose d'emblée cette contrainte : "mon pire malaise est un fauteuil où l'on reste". Se fondant sur le décentrement perpétuel, il inscrit son écriture dans l'hésitation et dans l'attente de tous les possibles : "Laissez moi traverser le torrent sur les roches / Par bonds (...) / C'est là sans appui que je me repose". Or loin de trouver le repos, il s'engage sur le chemin de l'errance. "Je suis une digression", écrivait-il dès 1931 dans son Journal. C'est d'après Jacques Blais, l'aventure d'Icare que retrouve le poète. Pour échapper à cette errance dont il pressent l'issue catastrophique, à travers le regard des enfants oppressés par le monde pervers des adultes où "Dans ce manque d'air (...) / La ville coupe le regard au début", il s'empare des figures solaires de l'envol. C'est dans le ravissement extatique qu'il appréhende les beautés du monde, qu'il peut même s'y abîmer dans un arrêt contemplatif ("Rivière de mes yeux"), et qu'il peint d'un pinceau alerte et sûr de son mouvement les arbres des Esquisses en plein air.

Las ! La distance dans l'aérien lui fait rapidement percevoir la part d'"ombre sauvage" qui découpe les Deux Paysages, "la vie la mort sur deux collines" : la chute s'accélère et s'achève dans l'engloutissement et la dissolution : "C'est la mort qui fait son nid". Il ne demeure plus, finalement que l'infime conscience d'une perte d'être, "Avec la perte de mon pas perdu", "comme un enfant qui part en mer / (...) Que la mer à nos yeux déchira ". Cette thématique icarienne, si elle rend compte de la composition du recueil ouvre de nouvelles perspectives : comme l'écrit Eva Kushner, cette poésie s'apparente plus à un "acte de découverte" qu'à une démarche expressive. Pour mener cette aventure intérieure, Saint-Denys Garneau s'appuie sur de nombreuses lectures (notamment celles des Maritain, de Claudel, de La Tour du Pin, de Gravitations de Supervielle) qui, si elles inspirent à son écriture une poétique de la conscience lucide, n'oblitèrent pas cependant une exigence d'authenticité qui l'écarte de toute loi esthétique imposée. Cette recherche d'un équilibre aléatoire qui l'oblige à contester les conventions linguistiques -et ouvre la poésie québécoise à la modernité-, l'engage à s'interroger sans cesse sur le bien-fondé de sa démarche. La poésie devient alors son propre objet, et marque aussi par là son impossibilité tragique à rejoindre le réel. Le constat d'échec d'Accompagnement le rappelle douloureusement : plus le poète cherche à investir la réalité par le regard et le jeu, plus se creuse en lui la profondeur de l'exil, du silence et de la mort.


 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09