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roman de l'écrivain martiniquais Edouard Glissant (né
en 1928), édité en 1964 (Seuil).
Dans sa recherche, ouverte par La Lezarde, des origines de la société
antillaises, Glissant parcourt en tous sens cet espace historique et
pénétre dans "l'antre du bateau négrier"
et dans la plantation. Le roman met en scéne les rapport triangulaires
conflictuels établis entre les maîtres, les esclaves mais
aussi les marrons. En prenant en compte cette derniére catégorie
longtemps passée sous silence et en lui donnant la parole, Glissant
illumine d'un éclat nouveau la patiente remontée dans
l'imaginaire antillais qui est aux fondements de son oeuvre
.
La Pointe des Sables. Héritier d'une longue tradition,
Papa Longoué entreprend de faire découvrir à Mathieu
Béluse l'histoire de leurs origines. Aprés lui avoir rappelé
les liens entre leurs familles, il remonte à l'arrivée
du navire négrier, la Rose-Marie, qui arrive en 1788 à
Fort-de-France, transportant les deux ancêtres qu'une sourde et
violente rivalité oppose. On apprendra plus tard que l'un a permis
la capture de l'autre, avant d'être lui-même emporté.
Le vieillard s'étend longuement sur l'horreur du voyage et la
traite. Les deux hommes sont vendus à deux propriétaires
rivaux, La Roche et Senglis. Mais dés son arrivée sur
la plantation de La Roche, l'esclave qui prendra le nom de Longoué
s'enfuit dans un morne, libéré par une jeune femme, Louise,
qui deviendra sa femme. L'autre esclave est acheté par Senglis
pour servir, sur l'ordre de sa femme, qui est aussi la maîtresse
de La Roche, à la reproduction, au "bel usage", par
quoi il reçoit son nom de Beluse, tandis qu'une des deux femmes
qui l'accompagnent est emmenée par un géreur, Targin.
Longoué songe toujours, même aprés la naissance
de son fils Melchior (en 1791), à se venger de Beluse. Il rencontre
en 1798 La Roche qui remet à Longoué divers objets que
se transmettront ses descendants. Le lecteur apprend également
que Louise est la fille de La Roche, et que les descendants de Longoué
auront la peau de plus en plus claire. Longoué a un second fils,
Liberté, en 1792 et Beluse un fils, Anne, en 1794.
Roche carrée. Melchior suit les traces de son pére,
en devenant quimboiseur. Désirant la même femme que lui,
Anne tue Liberté en 1831 et attendra une vengeance de Melchior.
Ce dernier prend pour femme la fille d'un couple de marrons, dont il
aura une fille (1833), Liberté, l'aïeule des Celat et un
fils (1835), Apostrophe. Ce dernier vivra, à partir de 1858 avec
Stéphanise, la fille de Anne Beluse, qui aura un frére
en 1835, Saint-Yves, et qui partira défricher, aprés l'abolition
de l'esclavage (1848) de nouvelles terres. La Roche meurt sur le Rose-Marie,
venu livrer une cargaison clandestine d'esclaves, alors que des commis
distribuent et imposent des noms aux esclaves libérés.
Carême à la Touffaille. Installés à la Touffaille
depuis 1820, les Targin subsistent péniblement. Le propriétaire
Senglis cherche à récupérer cette terre pour y
faire de l'élevage. En 1872, Stéphanise a un fils, Papa
Longoué -le narrateur-, Saint-Yves engendre Zéphirin et
en 1873, naît Edmée Targin, qui sera la compagne du dernier
Longoué, à partir de 1890. Ils auront un fils, Ti-René,
qui ne retiendra rien de l'héritage de son pére, quittera
le morne et mourra pendant à la guerre, en 1915. Zéphirin
aura un fils en 1891, Mathieu. Celui-ci aura lui-même un fils,
Mathieu, en 1926. en 1905, les Targin sont partis s'installer dans les
mornes.
La Croix-mission. En 1935, Mathieu rencontre Papa Longoué
pour la premiére fois. Il ne commencera ses visites réguliéres
auprés de lui qu'en 1940, visites qui dureront jusqu'à
la mort du dernier Longoué, en 1945. Il aura au dernier moment
fait remettre à Mathieu les objets que conservaient les Longoué
depuis le début, aprés en avoir éclairci le mystére.
En 1946, Mathieu épouse Marie Celat (Mycéa).
C'est dans la remise en question du temps et de la durée que
se met en place la narration de Papa Longoué : il ne s'agit point
tant, en effet, de raconter une épopée à partir
d'une chronologie abstraite que de parcourir une durée à
partir de son inscription dans la vie de quatre hommes, Longoué,
Melchior, Apostrophe et Papa Longoué. En suivant un tel chemin,
Papa Longoué dénoue pour Mathieu, dont on sait, depuis
La Lezarde qu'il méne des recherches historiques, les
trames complexes par lesquelles s'est tissée la complexité
de la société antillaise. Traumatisée par une histoire
qu'elle ne maîtrise pas, une histoire qui ne parvient pas à
plonger dans un terroir, cette société a fini par occulter
son origine servile. Il s'agit, enfin, pour Papa Longoué, de
parler contre le vide des consciences, guettées par la folie,
ou bien bourgeonnantes de savoirs livresques. La tâche de Papa
Longoué, dernier témoin des acteurs de l'Histoire, est
bien de combler les trous de la mémoire, de renouer les fils
déchirés du tissu social.
C'est ainsi qu'il accéde directement à l'essentiel, que
s'acharnent à effacer les forces lénifiantes qui ont permis
la réussite de la colonisation et qui est l'oubli de l'acte fondateur
de la société antillaise, la traite. Cet événement
abominable a inscrit sa marque au plus profond des comportements et
des modes de pensée, et en premier lieu chez les maîtres,
les La Roche, les Senglis. Ainsi La Roche, qui ayant trop longtemps
balancé entre son activité de planteur, marquée
doublement par le jeu pervers qu'il entretient avec sa puissance sur
les esclaves et son amour pour Marie-Nathalie de Senglis, connaît,
aprés la mort de sa maîtresse, une folie qu'il masque par
une activité incessante, marquée par la soif de puissance,
mais d'une puissance finalement sans objet, qui écrase tous ses
proches, et ne laisse aprés sa propre mort qu'un empire voué
à la décomposition. Telle, également, Marie-Nathalie,
que La Roche devine "agonisante (à) devant le négre
avec lequel elle n'a et n'aura sans doute jamais la hardiesse de forniquer
(à) et qui se couvre de fards pour cacher je n'imagine quelle
saleté sur son corps". La fracture irrémédiable
entre les maîtres et les esclaves est encore accentuée
par le fait que les colons ont également la conscience aiguè
que la terre qu'ils possédent n'est pas réellement à
eux. Et c'est pour nier ce défaut de substance qu'ils s'acharnent
à travestir la réalité antillaise. Il faut, dans
ce contexte sans doute, interpréter la démarche de La
Roche, achetant des esclaves aprés l'abolition de la traite :
la conscience aiguè qu'il a du systéme de la plantation
et de la logique servile qui lui est intimement liée, le conduit
à nier tout ce qui voudrait démentir la réalité
de l'esclavage. Et son acte de bravade est une maniére d'affirmer
une derniére fois le sens de son existence, en écartant
de lui toute mauvaise foi.
Car celle-ci est ouvertement à l'oeuvre aprés l'abolition.
Elle se manifeste par l'attribution d'un nom propre aux familles des
(anciens) esclaves. C'est l'occasion, pour Glissant, de mettre en relief
la bouffonnerie avec laquelle les commis de la République ménent
cette opération (II, 10), par laquelle les esclaves voient leur
existence ridiculisée, à l'aide de noms d'origines diverses,
antiques, produits par diverses figures de style, ou bien par la marque
de la plantation dont ils sont originaires : les esclaves de Senglis
sont ainsi nommés Glissant.
Or cette opération qui prouve la liberté retrouvée
marque aussi la décomposition du paysage social. Tout se passe
comme si cet acte qui invente de toutes piéces une origine avait
finalement pour but de faire oublier le véritable commencement.
Seuls, La Roche et Melchior Longoué, chacun à sa façon,
conservent la mémoire de l'esclavage et de la traite. Mais une
différence majeure les oppose : La Roche transmet des biens et
des terres à des générations futures, dont il sait,
depuis le début, qu'elles finiront dans "le crâne
d'un crétin stupéfait", tandis que les Longoué
légueront un discours. Ainsi, même s'ils sont condamnés
par la force des choses à disparaître en même temps
que l'esclavage, les marrons peuvent se perpétuer dans ce fil
ténu de la mémoire. Son absence, chez les descendants
des esclaves, les Beluse, par exemple, ou les Targin, rend leur présence
incompréhensible sur cette terre, "comme si ce pays était
un nouveau bateau à l'ancre, oô ils croupissaient dans
la cale et dans l'entrepont, sans jamais monter sur les mats, dans les
mornes" (III, 1). Néanmoins, il faut se rendre à
l'évidence : la terre des commencements africains est morte aux
consciences, et il s'agit de fonder par une patiente anamnése
la réalité de la société antillaise, enfin
reconciliée avec elle même. Dans la rencontre entre Mathieu
et Longoué, c'est ce délicat travail qui est mené.
Mathieu doit détourner son attention des discours occidentaux
qui recouvrent le monde antillais, et c'est un palimpseste que Longoué
l'aide peu à peu à déchiffrer.
La langue du narrateur n'est pas indifférente à cette
tâche : veillant à ne pas perdre la diversité des
aspects mis en jeu dans ce récit, contre le discours unique et
réducteur de la colonisation, l'écriture se fait souvent
ample, privilégiant les formes longues et sinueuses, qui prennent
en écharpe la pluralité des informations. La langue du
narrateur tente ainsi de substituer à la terreur de l'amputation
pratiquée par les planteurs lorsqu'un marron était attrapé,
une continuité de la langue, du corps et de la société.
Cette recherche de la continuité est, de fait, le sujet même
du roman qui invite le lecteur à la rencontre des deux derniers
membres des lignées ennemies enfin réconciliées,
et dont l'histoire conduit tout entiére à cette rencontre
et en rend possible la narration, une narration qui se termine sur le
mot de "commencement".
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