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Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Le Quatrième siècle

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 


roman de l'écrivain martiniquais Edouard Glissant (né en 1928), édité en 1964 (Seuil).

Dans sa recherche, ouverte par La Lezarde, des origines de la société antillaises, Glissant parcourt en tous sens cet espace historique et pénétre dans "l'antre du bateau négrier" et dans la plantation. Le roman met en scéne les rapport triangulaires conflictuels établis entre les maîtres, les esclaves mais aussi les marrons. En prenant en compte cette derniére catégorie longtemps passée sous silence et en lui donnant la parole, Glissant illumine d'un éclat nouveau la patiente remontée dans l'imaginaire antillais qui est aux fondements de son oeuvre
.
La Pointe des Sables. Héritier d'une longue tradition, Papa Longoué entreprend de faire découvrir à Mathieu Béluse l'histoire de leurs origines. Aprés lui avoir rappelé les liens entre leurs familles, il remonte à l'arrivée du navire négrier, la Rose-Marie, qui arrive en 1788 à Fort-de-France, transportant les deux ancêtres qu'une sourde et violente rivalité oppose. On apprendra plus tard que l'un a permis la capture de l'autre, avant d'être lui-même emporté. Le vieillard s'étend longuement sur l'horreur du voyage et la traite. Les deux hommes sont vendus à deux propriétaires rivaux, La Roche et Senglis. Mais dés son arrivée sur la plantation de La Roche, l'esclave qui prendra le nom de Longoué s'enfuit dans un morne, libéré par une jeune femme, Louise, qui deviendra sa femme. L'autre esclave est acheté par Senglis pour servir, sur l'ordre de sa femme, qui est aussi la maîtresse de La Roche, à la reproduction, au "bel usage", par quoi il reçoit son nom de Beluse, tandis qu'une des deux femmes qui l'accompagnent est emmenée par un géreur, Targin. Longoué songe toujours, même aprés la naissance de son fils Melchior (en 1791), à se venger de Beluse. Il rencontre en 1798 La Roche qui remet à Longoué divers objets que se transmettront ses descendants. Le lecteur apprend également que Louise est la fille de La Roche, et que les descendants de Longoué auront la peau de plus en plus claire. Longoué a un second fils, Liberté, en 1792 et Beluse un fils, Anne, en 1794.

Roche carrée. Melchior suit les traces de son pére, en devenant quimboiseur. Désirant la même femme que lui, Anne tue Liberté en 1831 et attendra une vengeance de Melchior. Ce dernier prend pour femme la fille d'un couple de marrons, dont il aura une fille (1833), Liberté, l'aïeule des Celat et un fils (1835), Apostrophe. Ce dernier vivra, à partir de 1858 avec Stéphanise, la fille de Anne Beluse, qui aura un frére en 1835, Saint-Yves, et qui partira défricher, aprés l'abolition de l'esclavage (1848) de nouvelles terres. La Roche meurt sur le Rose-Marie, venu livrer une cargaison clandestine d'esclaves, alors que des commis distribuent et imposent des noms aux esclaves libérés.
Carême à la Touffaille. Installés à la Touffaille depuis 1820, les Targin subsistent péniblement. Le propriétaire Senglis cherche à récupérer cette terre pour y faire de l'élevage. En 1872, Stéphanise a un fils, Papa Longoué -le narrateur-, Saint-Yves engendre Zéphirin et en 1873, naît Edmée Targin, qui sera la compagne du dernier Longoué, à partir de 1890. Ils auront un fils, Ti-René, qui ne retiendra rien de l'héritage de son pére, quittera le morne et mourra pendant à la guerre, en 1915. Zéphirin aura un fils en 1891, Mathieu. Celui-ci aura lui-même un fils, Mathieu, en 1926. en 1905, les Targin sont partis s'installer dans les mornes.

La Croix-mission. En 1935, Mathieu rencontre Papa Longoué pour la premiére fois. Il ne commencera ses visites réguliéres auprés de lui qu'en 1940, visites qui dureront jusqu'à la mort du dernier Longoué, en 1945. Il aura au dernier moment fait remettre à Mathieu les objets que conservaient les Longoué depuis le début, aprés en avoir éclairci le mystére. En 1946, Mathieu épouse Marie Celat (Mycéa).


C'est dans la remise en question du temps et de la durée que se met en place la narration de Papa Longoué : il ne s'agit point tant, en effet, de raconter une épopée à partir d'une chronologie abstraite que de parcourir une durée à partir de son inscription dans la vie de quatre hommes, Longoué, Melchior, Apostrophe et Papa Longoué. En suivant un tel chemin, Papa Longoué dénoue pour Mathieu, dont on sait, depuis La Lezarde qu'il méne des recherches historiques, les trames complexes par lesquelles s'est tissée la complexité de la société antillaise. Traumatisée par une histoire qu'elle ne maîtrise pas, une histoire qui ne parvient pas à plonger dans un terroir, cette société a fini par occulter son origine servile. Il s'agit, enfin, pour Papa Longoué, de parler contre le vide des consciences, guettées par la folie, ou bien bourgeonnantes de savoirs livresques. La tâche de Papa Longoué, dernier témoin des acteurs de l'Histoire, est bien de combler les trous de la mémoire, de renouer les fils déchirés du tissu social.
C'est ainsi qu'il accéde directement à l'essentiel, que s'acharnent à effacer les forces lénifiantes qui ont permis la réussite de la colonisation et qui est l'oubli de l'acte fondateur de la société antillaise, la traite. Cet événement abominable a inscrit sa marque au plus profond des comportements et des modes de pensée, et en premier lieu chez les maîtres, les La Roche, les Senglis. Ainsi La Roche, qui ayant trop longtemps balancé entre son activité de planteur, marquée doublement par le jeu pervers qu'il entretient avec sa puissance sur les esclaves et son amour pour Marie-Nathalie de Senglis, connaît, aprés la mort de sa maîtresse, une folie qu'il masque par une activité incessante, marquée par la soif de puissance, mais d'une puissance finalement sans objet, qui écrase tous ses proches, et ne laisse aprés sa propre mort qu'un empire voué à la décomposition. Telle, également, Marie-Nathalie, que La Roche devine "agonisante (à) devant le négre avec lequel elle n'a et n'aura sans doute jamais la hardiesse de forniquer (à) et qui se couvre de fards pour cacher je n'imagine quelle saleté sur son corps". La fracture irrémédiable entre les maîtres et les esclaves est encore accentuée par le fait que les colons ont également la conscience aiguè que la terre qu'ils possédent n'est pas réellement à eux. Et c'est pour nier ce défaut de substance qu'ils s'acharnent à travestir la réalité antillaise. Il faut, dans ce contexte sans doute, interpréter la démarche de La Roche, achetant des esclaves aprés l'abolition de la traite : la conscience aiguè qu'il a du systéme de la plantation et de la logique servile qui lui est intimement liée, le conduit à nier tout ce qui voudrait démentir la réalité de l'esclavage. Et son acte de bravade est une maniére d'affirmer une derniére fois le sens de son existence, en écartant de lui toute mauvaise foi.
Car celle-ci est ouvertement à l'oeuvre aprés l'abolition. Elle se manifeste par l'attribution d'un nom propre aux familles des (anciens) esclaves. C'est l'occasion, pour Glissant, de mettre en relief la bouffonnerie avec laquelle les commis de la République ménent cette opération (II, 10), par laquelle les esclaves voient leur existence ridiculisée, à l'aide de noms d'origines diverses, antiques, produits par diverses figures de style, ou bien par la marque de la plantation dont ils sont originaires : les esclaves de Senglis sont ainsi nommés Glissant.
Or cette opération qui prouve la liberté retrouvée marque aussi la décomposition du paysage social. Tout se passe comme si cet acte qui invente de toutes piéces une origine avait finalement pour but de faire oublier le véritable commencement. Seuls, La Roche et Melchior Longoué, chacun à sa façon, conservent la mémoire de l'esclavage et de la traite. Mais une différence majeure les oppose : La Roche transmet des biens et des terres à des générations futures, dont il sait, depuis le début, qu'elles finiront dans "le crâne d'un crétin stupéfait", tandis que les Longoué légueront un discours. Ainsi, même s'ils sont condamnés par la force des choses à disparaître en même temps que l'esclavage, les marrons peuvent se perpétuer dans ce fil ténu de la mémoire. Son absence, chez les descendants des esclaves, les Beluse, par exemple, ou les Targin, rend leur présence incompréhensible sur cette terre, "comme si ce pays était un nouveau bateau à l'ancre, oô ils croupissaient dans la cale et dans l'entrepont, sans jamais monter sur les mats, dans les mornes" (III, 1). Néanmoins, il faut se rendre à l'évidence : la terre des commencements africains est morte aux consciences, et il s'agit de fonder par une patiente anamnése la réalité de la société antillaise, enfin reconciliée avec elle même. Dans la rencontre entre Mathieu et Longoué, c'est ce délicat travail qui est mené. Mathieu doit détourner son attention des discours occidentaux qui recouvrent le monde antillais, et c'est un palimpseste que Longoué l'aide peu à peu à déchiffrer.
La langue du narrateur n'est pas indifférente à cette tâche : veillant à ne pas perdre la diversité des aspects mis en jeu dans ce récit, contre le discours unique et réducteur de la colonisation, l'écriture se fait souvent ample, privilégiant les formes longues et sinueuses, qui prennent en écharpe la pluralité des informations. La langue du narrateur tente ainsi de substituer à la terreur de l'amputation pratiquée par les planteurs lorsqu'un marron était attrapé, une continuité de la langue, du corps et de la société. Cette recherche de la continuité est, de fait, le sujet même du roman qui invite le lecteur à la rencontre des deux derniers membres des lignées ennemies enfin réconciliées, et dont l'histoire conduit tout entiére à cette rencontre et en rend possible la narration, une narration qui se termine sur le mot de "commencement".

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09