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Etudes haïtiennes

   

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date et lieu de parution

 
  Les Possédés de la pleine lune

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 

Les Possédés de la pleine lune, roman de l'écrivain haïtien Jean-Claude Fignolé (né en 1941), publié en 1987 (Editions du Seuil).
Après des études de droit et d'agronomie, Jean-Claude Fignolé s'engage dans la lutte politique contre le régime de Duvalier. Professeur de lettres, poète, il fonde avec Frankétienne et René Philoctète le mouvement littéraire Spiralisme. Dépassant des modalités d'écritures conventionnelles, ils visent à produire des oeuvres articulées sur le réel haïtien et qui ne soient pas linéaires dans leurs développements. Ainsi, ce premier roman de Fignolé se veut inaugural jusque dans son contenu, puisqu'il met en scène la vie d'un village - où l'auteur mène des activités de développement avec les paysans -, lieu maudit par Duvalier, qui l'avait rendu irréel, le faisant disparaître des cartes en raison de son caractère irréductible. C'est en donnant la parole à ses récits, à ses mystères, que Fignolé le fait enfin naître.

Pendant une veillée funèbre, cérémonie propice aux contes et à la boisson, les habitants du village des Abricots commentent la découverte, un lendemain de pleine lune, du pêcheur Agénor retrouvé mort au côté d'un inconnu également mort et qui est son sosie. Tous deux sont borgnes et portent la marque d'une même blessure au flanc. Cette double présence énigmatique est l'aboutissement d'une longue série d'événements articulés autour de la rivalité entre Agénor et Louiortesse au sujet de Saintmilia, la compagne du premier, ainsi que la vie nocturne mystérieuse de la jeune Violetta dans les marais et ses relations avec un grand poisson, une savale que poursuit toutes les nuits Agénor. Ce dernier lui reproche de lui avoir volé son oeuil et de l'avoir envoyé à Cuba. Cette série d'événements s'inscrit dans une chronique villageoise où la réalité et les mythes se confondent, fusion marquée avec insistance par la hantise de la Bête à sept têtes et par la présence des forces activées par les rituels du vaudou. Catastrophes d'origines naturelles et humaines, comme la dispersion du corps de Raoul longtemps attendu par sa mère, Madame Luilhomme, s'enchaînent et décrivent un microcosme voué au malheur, à la dépossession et à l'errance, où seules les femmes parviennent à se soucier de la vie, notamment Saintmilia qui finit après de longues années d'espoir par mettre au monde un enfant, Salomon. Mais à la mort de son mari Saintmilia devient folle.

Dans ce texte énigmatique, Fignolé emporte son lecteur au coeur de l'imaginaire caribéen et haïtien et trace les linéaments de la quête entreprise dans Aube tranquille qui conduira les personnages à retrouver les traces éparpillées de leurs origines et de leur histoire. L' imaginaire, est présent d'abord dans la pluralité des mythes qui sont abordés, évoqués ou tout simplement suggérés : ainsi, Agénor rendu borgne par la savale, fait figure de cyclope aveuglé littéralement par sa haine au point qu'il délaisse Saintmilia. C'est également la commune présence dans la vie quotidienne de ce village des Abricots du réel le plus proche de la quotidienneté et des esprits du vaudou, les loas. C'est enfin les récits de rêves dans lesquels se débattent les personnages, rêves prémonitoires ou bien moments où s'inscrivent les traces de souvenirs de temps lointains que parviennent à revivre les personnages. Tel un dévidoir de paroles, le texte entremêle les voix narratives qui charrient le livre dans un tournoiement sans fin ni début, dans cette figure de la spirale, dont se réclame l'auteur. Passant d'un registre à l'autre, de l'humour au tragique, du conte au récit picaresque, en fonction de l'histoire et de la voix, le texte rencontre ainsi plusieurs modalités d'écriture, se transformant parfois en poème, voire en incantation, ce qui lui donne l'allure d'un "conte à la fois merveilleux et poétique" (Fignolé). Mais le sentiment de la merveille se joint à l'évocation d'une vie de misère et de folie marquée par le monstrueux. Car il s'agit également d'une chronique villageoise, inscrite dans une tradition inaugurée par les romans de Jacques Roumain. On y perçoit les conséquences des cyclones, de l'influence insane de la Bête à sept têtes, emblême du pouvoir et de l'ordre duvaliéristes, mais également les faits qui marquent la vie d'un village haïtien, autrefois comblé par la nature et qui est désormais voué à la saleté, à l'ordure et au désamour. Seule une jeune femme, la sorcière Violetta, parvient à s'unir intimement à la nature, mais au prix de son éloignement des hommes. La population voit ainsi son existence se dégrader, sans pouvoir réagir : elle se perd dans le spectacle de rivalités sordides. Ainsi, la foule se presse autour de Jacques et de Magnor qui offrent chacun un lit majestueux à leur maîtresse, lits achetés grâce aux fonds qui proviennent du détournement de l'aide internationale destinée à l'assainissement. Réalisant ainsi la synthèse du réalisme merveilleux et du roman paysan, Fignolé parvient à trouver une langue littéraire renouvelée, qui prend souvent la saveur du haïtien francisé, comme le montre le glossaire de la fin de l'ouvrage, glossaire où l'on peut lire également la liste des thèmes qui parcourent le roman.

Pourtant, la démarche littéraire ne s'arrête point à ce niveau : tout le texte se lit aussi comme une errance autour d'un centre indéfini, une origine autour de laquelle gravitent en rondes embrouillées les protagonistes. Ce centre se confond avec l'origine de la narration, une origine semble-t-il perdue, et il faudra que remontent les souvenirs pour arriver à le nommer. La Grand-mère sert de relais aux différents récits et assure le lien par la parole mais aussi par les mystères qui la possèdent. A la fois hiératique et truculente, elle observe, retient et transmet à ses petites filles un récit qui ne lui appartient pas, qui la dépasse mais dont elle est l'héritière. Proche sans doute du Longoué de La Case du Commandeur de Glissant, elle permettra la patiente anamnèse des temps anciens. Mais ce lien ténu ne peut que pleurer la déchirure entre les hommes et les femmes. Cette déchirure prend l'allure d'un mythe : pour se venger de la perte de son oeuil, Agénor confisque le soleil, et laisse le village plongé dans un demi-jour. Seule la lune règle le temps, et le ventre des femmes, notamment celui de Saintmilia. Alors, parvenant à assouvir sa haine sur la savale, c'est lui même qu'Agénor détruit. Il atteint "ce qu'il cherchait depuis longtemps, sa vérité, (...) certain qu'il avait déjà absolument dépensé son être entre l'amour et la haine, sentiments confondus en lui maintenant et l'identifiant à un cadavre de lune, à une terreur de poisson, à une vindicte de femme." Et cette femme qui, telle Pénelope, coud toutes les nuits, bascule après la naissance de son fils Salomon dans la folie. Elle va, "cheminant dans les lieux de mémoire inaccessibles", retrouvant "une histoire qui n'est pas finie". Pourtant, si la folie est, dans ce contexte, comme le rappelle Glissant, la substitution du délire verbal à toute forme d'action, elle permet néanmoins de rendre "aux mots leur capacité à dire" l'autre folie, celle des origines et de la servitude. Il faut bien sûr rapprocher cette fin du roman de celle de Compère Général soleil, de Jacques Stéphen Alexis, qui montrait elle aussi comment le discours de la folie était fondateur d'une histoire.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09