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L'adjectif
possessif ne dit pas seulement l'appropriation. Par un retournement
un peu bizarre, il peut signifier l'appartenance du locuteur à
ce qui est l'objet même de la détermination : "Mon
île, ma famille", doivent s'entendre ainsi. Ce sentiment
d'appartenance mérite encore un patient questionnement. En revanche,
tel mari, imbu de sa position, dira : "Ma femme". On sait
ce que cette parole recèle d'imposture : la propriété
tient lieu de relation, à défaut d'un amour qui va s'effilochant
au fil des naissances et des transformations des corps, dans le huis-clos
domestique. "Ma femme", dit l'un, comme l'autre, pas si lointain
affirmait : "Mes esclaves". Il faut récuser sans cesse
l'infection de la parole. Ce sinistre théâtre hante la
littérature : parents et enfants, époux et épouse,
mère et fille, le Pater et les autres, constituent autant d'acteurs
de ces histoires et de ces contes qui hantent l'enfance de rapports
mal fichus, et d'incommunication. L'écrire, c'est ouvrir la scène
et dévoiler l'imposture. Ceux qui la découvrent voient
alors la réalité se dissoudre dans son ombre : derrière
l'évidence, il y a une autre évidence. Derrière
le morne, il y d'autres mornes, disent les Haïtiens. Toute la difficulté
est alors de parvenir à retrouver trace des points de départ,
à s'en emparer pour que vraiment, alors, l'histoire racontée
devienne sa propre histoire. Aux Antilles, on le sait, la trace ancienne
est celle de l'arrachement.
Gisèle Pineau croise avec beaucoup de finesse les fils de ce
montage, dans un récit qui littéralement étreint
le lecteur. Au centre, le souvenir de l'épisode à la fois
fondateur de l'écriture et qui aurait pu aussi être sa
fin : la découverte par le Pater, justement, du cahier vert,
dans lequel la petite Gisèle fait ses gammes, et raconte cette
incomplétude de l'énigme : un père qui part et
qui revient, au gré des garnisons, qui fait régner sur
la famille, heureuse quand il est au loin, un semblant d'ordre, symétrique
à ses propres désordres et à sa propre souffrance
; des voyages, et une grand-mère qui rappelle la Guadeloupe lointaine,
dans le nocturne hiver parisien. On savait cette histoire récurrente
dans l'œuvre de Gisèle Pineau. La voici en partie éclairée.
Dénouer l'énigme d'être là appartient à
chacun. En faire ce récit qui se dégagerait de l'allusion,
est une autre tâche, dans laquelle l'intime joue une part essentielle.
Il faut entrer dans la "geôle noire" de la mémoire,
laisser dire patiemment ce qui a été tu et qui ne saurait
être immédiatement irradié par la lumière.
Il faut entendre et préserver : ce n'est pas seulement l'affiliation
dans une parenté et dans une culture qui est en jeu, mais bien
aussi la réappropriation de ce qui en soi, dans les plis de la
chair-piment, a été transmis et s'actualise sans
relâche, dans un agir sans compréhension. Seule la littérature
permet d'ouvrir l'espace intérieur à cette histoire, dans
une ouverture qui permet l'inversion espérée : ouvrir
l'histoire à l'intime, métamorphoser la possession en
appropriation, sans revendication dégradante à la propriété.
Quatre femmes se retrouvent dans la pénombre, réunies
par la grâce de celle qui n'a de cesse d'entendre leurs voix :
l'ancêtre, esclave, qui a reçu le nom ; la grand-mère,
amarrée et arrachée à la terre ; la tante, morte
de déception ; la mère, vaillante, et grande lectrice
de romans d'amour. Les voici qui parlent et qui racontent le même
fil qui les réunit, l'amour, en dépit de son incomplétude
et de ses misères : "les hommes dominateurs savent user
du fouet mais ne craignent pas de poser leurs mains sur les filles pubères".
La violence hante les histoires intimes et flétrit les replis
de la chair. Chaque page du récit défait les noeuds et
raconte la lente déposition du supplice initial, sans cesse rappelé,
et qui fut double : l'esclavage aboli, puis réinstallé.
Et alors ? "On nous a déposés là, tout bonnement,
dans une liberté sans pied ni tête. Et on devait oublier
d'un coup qu'on nous avait bannis du genre humain…" Les personnages
le rappellent : on ne saurait, en effet, demander aux victimes de pardonner
sans se donner soi-même la peine de demander pardon et de reconnaître
la perversion dont la société a été la proie.
Le psychanalyste Jacques Hassoun avait considéré, dans
L'Obscur objet de la haine ce désordre des mots : le risque est
de voir les mythes fondateurs (liberté, égalité,
fraternité) se dissoudre dans l'insignifiance, voire dans l'opprobre.
Ce que remuent aussi les quatre femmes est bien, malgré elles,
la question de la faute et de la culpabilité, c'est-à-dire
de la place du politique dans la cité. La revanche est aussi
que malgré ce défaut, la ligature se réalise, et
cette terre de Guadeloupe, qu'"on avait en horreur", où
l'on tentait sans cesse de se rappeler cette Afrique dont les bêtes
parviennent un temps à entrer dans la "geôle noire",
Julia, la grand-mère se l'approprie : "même si d'aucuns
racontent que je suis d'une race bâtarde et sans lignée,
je peux vous dire que j'ai planté mes racines solide dans la
terre de Guadeloupe. Et je l'ai aimée surtout. Je l'ai aimée
d'amour. Et c'est comme cela qu'on peut se réclamer d'un pays".
Cette parole ancrée au mitan des femmes, Gisèle Pineau
nous en fait part, dans une résonance qui déplace singulièrement
le champ de la créolité littéraire. Ce ne sont
point de grandes orgues souveraines qu'elle donne à entendre,
mais bien des notes ténues, jouées en sourdine, comme
pour mieux défier la littérature, et la prendre à
son propre jeu, qui est d'enfreindre les règles du silence. Il
aura fallu longtemps saturer le champs de la représentation,
pour désaliéner ce qui en elle était entaché
d'exotisme et de considérations dégradantes. Ce récit
préfère ouvrir les marges, retenir l'attention sur le
hors champs où tout se joue, par une savante composition, et
une langue précise et juste. Cela revient d'abord à faire
l'épreuve de la grâce.
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