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Trop de raffinement nuit à la longue, et il faut de temps en
temps, revenir à la sauvagerie pour se ressourcer » explique
Zoranj Su, un des très nombreux personnages de ce roman exceptionnel,
L’Assemblée des grands vents. C’est le chauffeur
du ministre des Songes qui parle. Il est aussi un tortionnaire, le plus
essentiel à la république d’Haïti, et son principal
mérite est d’exercer son art avec précision et «
sans qu’il n’en paraisse rien ». Mais parfois il faut
savoir laisser libre cours à son imagination originelle. Le ton
est donné : la farce grotesque et tonitruante est d’abord
celle qui permet à la parole du pouvoir d’installer dans
l’évidence ses bouffonneries sanglantes. Et la littérature,
expression même du raffinement et de la subtilité, est
elle même emportée dans ce mouvement un peu rouillé
: Roland Paret met en récit l’inqualifiable, qui est cette
consubstantialité entre la finesse de la culture des élites
et la bestialité des sicaires. La culture pré haïtienne,
celle des planteurs, était fondée sur cette horreur. Roland
Paret rappelle cette thèse insoutenable et que seul un Haïtien
peut encore proférer, la pérennité de celle-là,
malgré la Révolution, malgré 1804. Et le lecteur
distant sait que tout ce qu’il écrit peut aussi se retourner
contre ses dires. C’est, il me semble, une des principales raisons
du silence qui entoure cette œuvre, depuis 1999, année de
la publication du premier volet du Tribunal des grands vents,
qui n’est pas vraiment l’objet de commentaires.
Tenant à la fois de la spirale, de la lodyans, du conte, du récit
réaliste, L’Assemblée des grands vents est un roman
métaphysique et cosmogonique. Il offre une perspective sans cesse
décalée par rapport à la littérature haïtienne
tout en reprenant à son compte toute cette littérature,
son histoire, à travers des citations, l’évocation
d’écrivains, sous des noms qui permettent aisément
de les reconnaître, tout comme les personnages qui agissent dans
le roman. Est-ce aussi un roman à clé, dans lequel un
narrateur raconterait de son point de vue l’histoire du pouvoir
duvaliériste finissant et les sordides tractations qui ont suivi
son effondrement ? Ce ne sont pas de clés, en fait, dont il faut
se préoccuper : chacun reconnaîtra les siens dans ce texte,
mais il sera guidé par le maîtres des barrières.
Les citations ne sont pas en fait limitées à l’aire
littéraire haïtienne : Proust, par exemple, surgit, là
où on l’attend le moins.
Le contexte du roman, qui est aussi le véritable décor
métaphysique de ce roman est celui du Jeu des lwas, devant le
Grand Maître. Le fil conducteur est la vie de Frédéric
Marius, fils de macoute, devenu immensément riche, rejeton d’une
lignée de domestiques d’une grande famille de prévaricateurs
du Cap, les Gromir. Le point de départ est un hold up commis
par Dieu et Satan, dans une église remplie à l’occasion
du mariage du colonel Courel, autre tortionnaire, spécialiste
des yeux crevés au crayon… De ce hold up découlera
une crise larvée du régime mettant aux prises les tenants
de la transsubstantiation et les formalistes, les prostituées
et leurs clients. On reconnaît là les échos des
luttes religieuses qui secouent ce pays, si propice au religieux. La
lecture de Kant voisine avec celle des textes consacrés, mais
aussi les logiques les plus déraisonnables, au regard de la modernité
triomphante, du bricolage de la « pensée sauvage ».
Mais la théologie non plus n’est pas en reste, et tous
ces discours s’entrecroisent, se déconstruisent peu à
peu, comme dans des effets de miroir, mais par lesquels celui qui se
regarde tente d’échapper à l’image qu’il
se donne mais dans laquelle il refuse de se reconnaître. Dans
certains cas, il devient nécessaire de les briser. Las : l’horreur
continue à travailler le tissu social. Chacun le sait, mais chacun
aussi, se refuse à le dire. Pendant ce temps, le Jeu des lwas
se poursuit, à l’insu des acteurs.
La démesure narrative est propice à ces rencontres : en
enchâssant les récits, en développant des lignes
narratives qui apparaissent comme autant de trajectoires de spirales,
l’auteur construit un univers qui de prime abord apparaît
comme un miroir en miettes et que la lecture peu à peu remet
en ordre comme un puzzle pervers. Certaines parcelles semblent dénuées
de tain – il y a Quelqu’un derrière qui me regarde
en train de lire et de comprendre -, mais peu à peu le sens se
construit, à la fois jubilatoire et horrifié. Tout l’impensé
d’une culture décisive se dresse, peu à peu, et,
avec elle, la mise en cause de l’autre et des formes caricaturales
que prend la culture quand elle refuse obstinément de plonger
résolument son regard dans l’horreur qu’elle (s’)autorise.
L’œuvre de Paret dépasse de très loin les frontières
de la dénonciation. Elle s’empare d’une mythologie,
et confronte ses espérances à la présence du signifiant
dernier, jamais annoncé comme le recours muet à une instance
sans histoire. Au contraire : les dieux vont sans doute quitter la scène,
et c’est aux hommes, désormais, qu’il revient d’inventer
l’histoire, et de se voir tels qu’ils sont. C’est
aux hommes qu’il revient de créer les mots, qui sont le
vrai sel par où l’humanité peut vraiment se dire.
Et dire les dieux. Le Tribunal des grands vents est proche parent,
comme cycle encore ouvert, de ces divines comédies si humaines
qui ont marqué l’histoire de la littérature mondiale.
Roman baroque ? Roman blasphématoire ? Roman anthropologique
? Roman historique ? Roland Paret, qui est avant tout cinéaste,
met en jeu précisément ce qui ne peut être montré
et qui constitue le hors champs de la culture. Le Jeu
des lwas,
par exemple, est primordial: il rappelle, à qui veut bien s’y
intéresser de près, que ce qui a été décisif
dans l’histoire d’Haïti est sans aucun doute ce qui
s’est mené dans les années et dans les luttes qui
ont précédé l’Indépendance. Dans ces
années se sont sans doute construits les soubassements d’une
culture essentielle, mais aussi ce qui en elle l’a détruit
et la ressource à la fois. Les grandes oppositions structurant
cette culture : le haut et le bas, le dedans et le dehors, le voir et
l’entendre etc. se sont aussi mises en places dans ces temps de
troubles et de confusion.
Mais Roland Paret est d’abord un écrivain, c’est-à-dire
le fondateur d’un genre, le sien, qu’il convient de ne pas
enfermer dans des catégories trop rassurantes. Il appartient
de fait à cette filiation des écrivains qui ont creusé
la compréhension de l’être au monde haïtien,
dépassant les problématiques indigénistes porteuses
de tant de verrouillages. Il rejoint aussi cette cohorte des écrivains
un peu oubliés du XIXème siècle, qui ont installé
la langue littéraire haïtienne dans une écriture
résolument critique du classicisme français. Il serait
temps qu’on s’en rende compte.
Yves Chemla
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