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Études haïtiennes

   

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  Haïti de la relation

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Rodney Saint-Éloi et Stanley Péan (collectif sous la direction de ), Nul n’est une île, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2004



Présence ininterrompue d’Haïti, depuis 1804 ! Par delà l’écran des indicateurs de la misère et les quantifications de l’abject, demeure cette irruption dans la scène de l’histoire, qui n’en finit pas d’étonner, en ce qu’elle contrevient à un désordre initial de la morale, de la politique et de la raison, tout à la fois, justifié et légitimé : la Traite et l’économie fondée sur l’esclavage. Que de célébrations, que d’interrogations et que d’histoires écrites à partir de ce redressement qui a retourné le déni d’humanité ! Mais aussi, que d’écueils et de naufrages, qui ont mis à mal cet élan initial ! A l’opprobre a succédé le désordre incessant, le combat entre les factions, encouragé, on le sait, par les puissances extérieures et âpres aux gains, et la dictature a remplacé la tyrannie. 2004, année du Bicentenaire, a vu la commémoration des fondations singulièrement réduite. Puis, le pays a été ré-occupé.

Les textes recueillis par Stanley Péan et Rodney Saint-Éloi dressent ce constat. Ils sont écrits par des écrivains, tout d’abord : haïtiens vivant ailleurs, ou bien voyageant dans l’aller-retour, ou bien amis d’écrivains haïtiens, retissant avec eux le drapé d’une Haïti intérieure, dans lequel ils reconnaissent parfois le tissu déchiré de leurs propres origines, comme David Homel. Car là n’est pas la moindre extravagance de cette présence, notamment littéraire : parmi les écritures du Sud, celle d’Haïti est inaugurale. Théo Ananissoh et Alain Mabanckou rappellent cette vérité toute simple que l’écriture haïtienne est aussi fondatrice, d’un rapport à la littérature qui a été en quelque sorte inventé dans cette île. La solidarité avec Haïti ne s’achève pas dans le voyage touristique. Elle s’active d’abord dans les mots, dans cet acte performatif qu’est la publication du recueil, qui ne signifie rien d’autre que son propre élan pour Haïti : « faut-il aller là-bas pour entendre les murmures secrets prononcés par les ténèbres, faut-il comprendre la langue d’un territoire pour saisir le rêve qui habite le visage de son natif ». En préalable, il faut parvenir à dégager cette écriture du surplomb hautain et compassionnel (Sami Tchak) et entrer dans un cheminement de compagnie, fût-ce au prix de la conscience que ce regard en surplomb peut aussi avoir de sensible : « images de nous-mêmes qui nous font pleurer de l’infinie médiocrité de nos songes », rappelle Ananda Devi. C’est ainsi que Duvalier et Sékou Touré « font figure de jumeaux conçus sous le signe de la solitude et de la damnation », comme le souligne Tierno Monenembo. Pour regarder Haïti de face, il est essentiel aussi d’avoir l’œil sur toute la scène de la représentation, comme la montre Khadra à l’occasion d’une mémorable performance de Franketienne à Cayenne, et vingt-cinq ans avant lui, Hédi Bouraoui, lors d’une rencontre avec le même Franketienne à Port-au-Prince. Cette scène de la représentation peut pourtant quitter les lieux mêmes d’Haïti, et gagner Rome : Stanley Péan rappelle que la dérive et l’errance qualifient aussi cette intériorité dont Jacques Stephen Alexis avait tracé certains contours dans le personnage de La Niña Estrellita. Il a fallu quitter Haïti : Georges Anglade et Edwige Danticat évoquent un pays qui tient à maintenir certaines formes de la socialité, malgré la terreur et les coups de feu. Et pourtant, Rodney Saint-Éloi dresse un constat accablant de l’attitude des élites pendant les dernières années : tout se passe comme si malgré la révolte, malgré le sursaut contre l’économie de la désolation, le temps s’était arrêté dans « l’inventaire des tourments » (Marie-Célie Agnant), dans un rêve improbable (Jean Morriset), une « danse au lieu vide » (Monchoachi). Et c’est sur constat amer que la réflexion est amenée : Haïti semble encore tenter de se bâtir une demeure (Gary Klang), au milieu des ruines qui parsèment son « corps en jachère » (Raharimana).

Il fallait une parole en archipel, délivrée du poids imposé par les grands récits, pour oser l’écrire.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09