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Côté Sud

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  D'un bruissement intransigeant

Des goûts et des couleurs, 21 septembre 2007

 

 
 

Richard Millet
L'Orient désert, Mercure de France, coll. Traits et portraits, Paris, 2007
Place des Pensées. Sur Maurice Blanchot, Gallimard, Paris, 2007
Le Dernier Écrivain, Fata Morgana, Fontfroide-le-Haut, 2005



Il y a une actualité libanaise qui nous revient comme cauchemar. Le Liban est une profonde entaille ouverte dans la chair, et la distance géographique, loin d'apaiser la douleur ne fait que rendre la tristesse plus épaisse encore. Nous devons tous prendre garde à cela, que l'on ne parvient pas à enrayer l'effondrement de ce par quoi s'affirme l'intelligence des mondes possibles ; tourner le dos alors, c'est laisser le champ libre à la présence des ombres et aux ténèbres. Ce serait aussi consentir à cette pétrification de la pensée qui semble caractériser en ce moment les lettres françaises. L'actualité libanaise est irrévocablement la nôtre. Il faut lire les écrivains de ce pays qui ont tant à nous dire.

Nous entrons dans la saison des Belles étrangères : cette année, ce sont douze écrivains libanais qui participeront à une série de rencontres dans toute la France, en partenariat avec des librairies, des bibliothèques, des universités et des associations culturelles. Entre le 10 et le 24 novembre, certaines de ces rencontres se tiendront à Paris. Ce sera l'occasion de rencontrer ces auteurs, dont les ouvrages sont soit traduits de l'arabe libanais, soit écrits en français. Ce sera aussi sans doute l'occasion de prendre connaissance avec les textes les plus récents de cette littérature.
Richard Millet, né en 1953, a vécu, avec intensité, une partie de son enfance au Liban, de 1960 à 1967. Il y retourne fréquemment, le plus souvent possible, dans une ferveur distante, où la nécessité de retrouver en soi la présence irradiante de l'enfance se heurte à la déception qu'entraîne l'affadissement généralisé, ici, en France. Les livres de Richard Millet (36 publications, depuis 1983), creusent sans cesse cette interrogation : comment parler de littérature ? comment articuler le sentiment de la langue, "inhumaine splendeur", avec l'exigence que porte en elle la littérature de raconter des histoires ? C'est probablement au Liban que s'est éveillé ce sentiment de la langue, dans ce frémissement caractéristique de Beyrouth, où le dédale des rues a longtemps été celui des idiomes. Traverser Beyrouth à pied : on y entend encore bruire les parlers caractéristiques des différentes régions, encore différenciées, mais aussi l'arménien, ou, dans les églises, le syriaque, ainsi que ces "inflexions douces" de la langue française, quand elle est prononcée là-bas. Bruire, certes, mais aussi rugir.
Beyrouth est douleur, comme l'a chantée la grande poétesse Nadia Tueni. Détruite, reconstruite, parée comme une catin magnifique, Beyrouth n'en finit pas de chercher de façon pathétique à s'installer dans l'apaisement, repoussant les démons qu'elle a pourtant invoqués, figurant une rémission qui se confondrait avec le reniement. "Nuit après nuit je reviens à Beyrouth" écrivait Richard Millet. Il est à la fois celui qui hante la ville et celui qui est hanté par elle. Comme l'écrit un des auteurs réunis par Katia Haddad pour La littérature francophone du Machrek, "romancier français, Richard Millet est resté longtemps Libanais par le souvenir indélébile d'une enfance vécue au Liban", et ce n'est pas un des moindres paradoxes de cet auteur de se voir ainsi inscrit dans une anthologie des écrivains francophones libanais.
L'Orient désert est d'abord un livre intimidant, pour qui y arrive après avoir lu le triptyque consacré "à la condition de l'écrivain dans ce nouveau millénaire". Ce qui s'appelle encore littérature est depuis une vingtaine d'années fermé à l'invisible, puisque fondé presque uniquement sur le souci du destinataire, et sur la rencontre avec le besoin du romanesque, la fictionnalisation généralisée de l'intime. Le silence et le recueillement de soi dans l'écriture ont cédé devant le retournement de la démocratie contre elle-même. La pensée conquérante de l'égalité s'est affadie en un égalitarisme festif et surtout marchand, cette fiction par quoi la hiérarchisation, et donc la critique, sont relégués dans la fosse de l'inconvenance. L'écrivain s'absente de l'écriture, confinée à une tâche subalterne et industrielle, productrice de "prêt-à-lire" efficace, comme on dirait du prêt-à-porter qu'il est forcément seyant. Et c'est ainsi la langue elle-même qui est atteinte : au delà de l'exigence légitime de la justesse syntaxique et de la précision lexicale, c'est tout le rapport à cette langue française que Millet voit se désagréger dans la prolifération des cultures marchandisées, et la sloganisation ostentatoire, grandiloquente, de la vie quotidienne. La disparition de la littérature dans l'institution scolaire n'en est pas le moindre symptôme. C'est par ce manque, imputable à la déchéance de la langue écrite de la plupart des champs de la culture, que la littérature échappe à dire vraiment le monde, et, partant, de le donner à lire, lui aussi. La banalisation généralisée de la figure de l'écrivain – de plus en plus réduite à son visage photographié et télédiffusé – a enfin emporté la possibilité de voir se lever les mythes littéraires. Ce qu'on appelle littérature n'est en fait qu'un vecteur de promotion sociale, alors que, on nous l'avait encore appris il y a quelques années, sa véritable exigence suppose de se retrancher dans le silence, se vouer à l'écriture comme le nécessaire qui emporte jusqu'à l'appétit de vivre. Ce mouvement de la pensée, ici rapidement esquissé, va de pair, en France, avec la déchristianisation généralisée, dont Richard Millet avait perçu – il n'est pas le seul - qu'elle était inscrite dans la disparition annoncée et programmée de la vie paysanne, et des cultures rurales qui ont dessiné les paysages séculaires, refondant la transmission pour chaque génération : au terroir, à la ferme, se sont substitués des entreprises technicisées, organisées selon la raison gestionnaire, et la diffusion de l'empire du management. C'est alors un pays qui s'effondre, dont les sujets ne sont plus que des individus asservis, au regard éperdu, arrimés à un horizon borné.

Il faut partir, sortir de cette abjection. Dans le temps même de la fin d'un amour, Richard Millet choisit de remonter à la source, vers un Liban et vers son en-deçà, ces Villes Mortes de l'Orient où vécurent ceux qui furent les premiers chrétiens. Villes Mortes : traces ruinées d'une civilisation lointaine, chaque jour plus éloignée de nous, les guerres et l'éviction progressive des chrétiens annonçant le recul mémoriel de cette naissance dans une nuit encore plus épaisse. C'est en juillet 2006 que Richard Millet remonte vers cette présence qui est celle de l'enfance, mais aussi vers cet effroyable du très ancien qui "est la figuration de ce que nous devenons ; le chiffre noir de nos jours ; leur soleil occulte". C'est aussi temps de guerre : dans le Sud du Liban, les troupes sont engagées dans des combats ; partout ailleurs, l'aviation israélienne bombarde. La souffrance, le malheur, le sursaut en soi-même devant l'effondrement du discours, cette fange que les télévisions ressassent en boucle : la vindicte généralisée, la technicisation de la mort programmée, et, au milieu, l'appel à la fonction humanitaire. Certes, la guerre au Liban aura été pour ceux qui l'auront connue, mais cela est vrai de toutes les guerres contemporaines, le temps de la terreur investissant la langue, et Richard Millet a raison de rappeler que "le discours humaniste ne pèse pas grand-chose en regard de ce par quoi l'humain se nie lui-même". Le livre énonce cela, qu'au milieu de la catastrophe, c'est d'abord la langue qui est en jeu, et que le travail de l'écrivain est avant tout de creuser ce qui mine en lui la capacité à écrire, et même plus que cette faculté, la nécessité qui s'est relevée de le faire, autrefois. En se reliant au désert, à cet Orient des premiers Chrétiens dont la présence s'est perdue parmi les pierres disjointes des ruines de villes dont le souvenir lui-même va s'éteignant, il faut mener ce que l'on appellera, faute de mieux, le travail du négatif, et du déceptif. Acceptant d'être là, il faut récuser cette acceptation même, étager les regards, se prolonger dans cette crise afin qu'elle-même devienne leçon des ténèbres. Dans cette austérité de l'épuisement, les femmes apparaissent, distantes, éloignées de toute consolation à recevoir, même si le désir ne s'absente pas, à rebours d'une visée qui puisse donner sens, et faisant courir à la conscience le risque de la dénonciation de cette ascèse : "c'est vrai que nous sommes maudits", murmure l'une d'elle, place Sassine, dans Beyrouth tétanisée sous les bombardements. Ailleurs, à Alep, ce seront des prostituées slaves, rentrant épuisées des épreuves de la nuit, et qui suscitent la compassion. Dans le village d'Hermel, où l'ami chiite, ancien camarade de lycée, accueille l'homme célèbre, qui souhaiterait se retrancher dans son intérieur, les jeunes filles ont le visage en attente de révélation, d'un voile que l'on soulève, ce qui nous vaut un très bel éloge du hidjab, qui contrevient aux stéréotypes récents de bonnes consciences, incapables de penser l'ailleurs du désir, peut-être aussi, le désir seulement. Saintes désirables, prostituées désirées : comme l'abstinence ne tue pas le désir, qu'elle le rend plus aigu, le balancier oscille sans cesse. Par cet état paradoxal, en apparence seulement, de dégagement et de méticuleuse attention au monde - gestes, senteurs, couleurs, échoppes, jusqu'à l'insupportable, tous ces rebuts d'une modernité productrice de déchets qui traînent çà et là - on perçoit les froissements de ceux qui habitent l'invisible de leur présence soutenue. Le "calme intemporel" qui nimbe le quartier chrétien d'Alep ouvre alors le chemin qui mène vers les Villes Mortes. Mais c'est encore dans ces lieux, habités par des êtres taciturnes et de pleine pudeur, qu'apparaît un mendiant "aux membres atrophiés, atrocement enroulé en lui-même", dans lequel le voyageur reconnaît sa propre condition intérieure, qui est de se maintenir sur le seuil, à la limite du silence, dans la suspension irrémédiable du sens. L'écrivain répugne à parler dans sa langue, à entretenir l'illusion qu'une quelconque signification soit encore possible. Étrange paradoxe que nous rappelle ici Blanchot : "le langage ne peut se réaliser par le mutisme : se taire est une manière de s’exprimer dont l’illégitimité nous relance dans la parole". C'est dans cette tension entre le taire et l'écrire qu'il devient alors possible, malgré tout, de poursuivre, par delà la mort présente, toujours, à la conscience. C'est à cette seule condition, consentir à cette tension, et la maintenir hors de toute emprise extérieure, que la mort de la mort, sans doute la part la plus essentielle de la catholicité reconnue par l'écrivain, devient le possible le plus urgent, à accomplir dans le geste quotidien. C'est aussi par elle que se mettent à distance les rituels, comme les pensées dégradées, tout ce qui vient encombrer la distance entre soi et l'Ineffable. Le voyageur n'affirme pas autre chose : parvenu à cette limite du sens et des sens, il ne saurait être question de détourner l'attention du chant intérieur, surtout après avoir été jeté dans l'abandon : "Je cherche une musique qui est en moi depuis l'origine et qu'il me faut perpétuellement inventer". Ce Je, parfois péremptoire et sourcilleux, est aussi celui d'un être impersonnel, à la fois opaque et transparent, détaché de toute velléité d'emprise, emportant dans cette indifférence jusqu'à la tentation de la sainteté, qui ne se manifeste alors que comme "brûlure", ou une morsure dans la chair nue, un souvenir d'enfance, quand, justement la défection est la forme que prend la présence au monde. Plus tard naissent les accomplissements, illusions et regrets que seuls ceux qui savent retourner sur leur pas parviennent, un peu, à repousser. S'enrouler à soi, par l'insomnie, la déchéance, l'inappartenance, la marche dans les sentiers pierreux, par tout ce qui détourne de la facilité paresseuse, c'est parvenir à retrouver ce chemin, même parmi les pierres. C'est aussi sur ce chemin de l'enfance que la véritable distance entre la surface des choses et leur signification peut alors s'abolir : la Passion n'est plus cette histoire, ces images, cette musique, tous ces éléments qui ritualisent et banalisent par souci d'esthétisation, mais ce qui est alors inscrit au plus profond de soi, recueilli dans l'enroulement, dans le chant intérieur, dans la présence des pierres au désert, dans cette plaie ouverte sur la plaine par le jour qui se lève. Alors seulement, devient possible le sentiment d'étrangeté à soi, et à la plus essentielle, sa propre langue, comme au prestige, sulfureux, d'une écriture, quand elle convoque les teintures de la séduction, et que le bichon des Enfers gratte à la porte. C'est par cette abstinence, ce renoncement au récit et aux acrobaties en quoi les littérateurs modernes ont transformé la littérature, que revient la possibilité d'écrire, une langue sèche, primordiale, presque jubilatoire à force de porter en elle la souffrance, sans pour autant la nommer. Le signe littéraire n'est plus une pure forme, il est devenu la force même de la faiblesse, la jubilation d'être là, au cœur de la basilique de Qalb Lozé, le "cœur de l'amande", et qui se donne à voir, à lire surtout, avec les autres églises et basiliques des Villes Mortes, comme la trace à partir de laquelle s'élance l'art roman, expression par laquelle on désigne trop rapidement le point élevé à partir duquel se donne à voir, à lire, sans doute un des sommets de la civilisation européenne. C'est peu de dire, ici, que L'Orient désert témoigne d'une expérience intérieure, et on perçoit comme quelque peu dérisoire l'écriture qui, ici, tente de la suivre. Richard Millet nous rappelle encore que la littérature est la poursuite d'une expérience où se met à découvert, au risque de l'impudeur, le sens de la condition humaine dans son intégralité, et surtout, son intégrité. Par là, l'écriture consent au risque de l'abîme qui longe son cheminement, et l'échec est sa part la plus essentielle : "On n'écrit que pour échouer à dire ce qu'eût été notre vie sans l'écriture".
Nous lisons cette antinomie avec ce sentiment d'étrangeté qui nous gagne quand nous abordons d'autres rivages littéraires. On peut même aller plus avant dans ce paradoxe et tenter de lui consacrer ce que lui-même écrivait de ces littératures extra-européennes : "Ces écrivains d'ailleurs m'apprennent à tempérer l'intransigeance dont je fais preuve devant les œuvres des écrivains de France et leur langue si souvent fade, incorrecte, prétentieuse, débraillée, imprécise, privée de sentiment. Dans les littératures françaises d'ailleurs, il bruit quelque chose d'indéfinissable qui n'est pas dû seulement à quelque flamboiement verbal ou à l'étrangeté des métaphores, mais à de subtils déplacements syntaxiques, à des inflexions sémantiques autres, à des vocables inconnus".

Richard Millet n'est-il pas lui-même un de ces écrivains venu d'ailleurs ?


Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09