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Etudes haïtiennes

   

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Haïti-Tribune, N°14, du 27 janvier au 09 février 2005

 

 
 
Magic Haïti, 60 photographies originales de Jean-Pierre Grandjean accompagnées de « Il pleut l'ailleurs », une nouvelle de Jean-Euphèle Milcé, 2004, Jean-Pierre Grandjean, Case postale 176, 1008 Jouxten-Mézery, CH.
En vente aux deux adresses suivantes :
Editions Beau-Cèdre, chemin de Beau-Cèdre 4, CH-1008 Jouxtens-Mézery, Suisse
grandjean.imagine@bluewin.ch
Helvetas : Association suisse pour la coopération internationale
Rue de la Mercerie 3 - Case postale 3012 - 1002 Lausanne
Tél. +41 21 323 33 73 - Fax +41 21 323 33 74
romandie@helvetas.ch
www.helvetas.ch
Le prix public en Suisse est de CHF. 29.--
 
 
 

En regardant les photographies de Jean-Pierre Grandjean, en lisant la nouvelle de Jean-Euphèle Milcé, on se remémore le passage de Mère-Solitude, dans lequel l'oncle du héros répond vertement à un de ces touristes venus consommer le spectacle de la misère :
"Quel beau pays, dit-il, mais comme vous êtes pauvres ! Malgré tout vous donnez une impression d'enjouement et même de joie. Peut-on vous demander votre secret ?" Instantanément, le sourire disparaît des lèvres de l'oncle Gabriel, ce sourire qui d'habitude dévoile la blancheur de ses dents nacrées et je l'entends grincer : "S'il vous plaît, monsieur le touriste, ne touchez pas à notre joie : elle est une fleur fragile. C'est tout ce qui nous reste. N'y touchez pas, ses pétales risqueraient de tomber et ne laisser qu'un peu de poussière jaune sur vos doigts. Il faut croire que l'eau ne mouille pas notre joie. Nous côtoyons la mort quotidiennement et pourtant nous vivons dans un état inexplicable de joie ; peut-être parce que nous gardons une secrète espérance au fond de notre coeur. L'espérance est une herbe folle. Elle est indéracinable, tenace, violente. Ne touchez pas à notre joie et ne vous posez pas de question sur ses causes, elles sont insaisissables..."

Jean-Pierre Grandjean a su retenir cette vibration au seuil de l'exacerbation. Fortement contrastées, dans un tirage en noir et argent, les photographies rendent visible chaque détail. Ce ne sont pas des histoires, mais bien des instants en forme d'empreintes, pendant lesquels nous nous immobilisons, et concentrons nos pensées. L'objectif de Grandjean s'est arrêté sur les paysages balayés par la pluie, sur les visages pathétiques, sur des moments d'adoration religieuse, sur la transe. Certaines photos prennent parfois l'allure de vignettes. Il faut les regarder de près, ne pas laisser simplement défiler les pages en se contentant d'une appréciation. Le petit livre de noir et d'argent nous transporte bien au delà de l'inventaire superficiel de nos opinions. Il n'engage pas non plus sur une compassion stéréotypée. Et pourtant, l'émotion étreint : ce qui paraît sur la photographie tranche, découpe la réalité, comme les sculptures des boss métal découpent des manifestations de l'imaginaire. Les clichés font lever l'évidence du réel, en même temps que ce réel conserve une part de son indicible, et d'une certaine façon, paradoxale pour la photographie, de son opacité. Ces images sont riches de ce manque que celui qui regarde ne peut dire, sans aussitôt se rendre compte que sa parole est vouée à l'incomplet. La « magie » appelée dans le titre est bien celle-ci : Haïti demeure irréductible à ce que les discours convenus saturent de leur banalité.
Parmi les ruines, les carcasses de voitures, parfois celle d'un cargo échoué, se dressent des personnes, qui habitent avec ténacité des espaces défaits. La brillance est dans les regards, malgré les cieux intenses et dramatiques, malgré la présence insistance de la destruction et de la mort. Dans chaque regard, ce sont bien les conditions de cet habiter qui interpellent le lecteur : en Haïti, l'hébergement est dans les confins. Et précisément, le photographe s'arrête sur les célébrations du premier novembre au cimetière de Carrefour. Les morts peuplent silencieusement les replis de ces espaces en miettes. Baron Samedi y manifeste sa présence, lui aussi. Par lui se régule la circulation entre les mondes. Ce qui est non pas saisi, mais bien honoré par l'œil du photographe se situe sans doute là, dans cette orée du visible et de l'invisible et qu'il est malsain d'appréhender par la captation. Le traitement particulier des photographies renforce les contours des détails : pas de nimbe, pas de ces attributs codés de la sainteté, pas de surenchère dans la représentation, qui transformerait les photographiés en ce qu'ils ne sont pas, des personnages de fiction.
Ce sont les acteurs d'une énigme, celle d'être là. La nouvelle de Jean-Ephèle Milcé, « Il pleut l'ailleurs », s'inscrit dans le questionnement de cette énigme, et interroge de manière décalée, comme dans L'Alphabet des nuits, paru en 2004 (éditions Bernard Campiche, à Genève) la perception de ce réel, détrempé par la pluie, secoué par les cérémonies au cimetière, interrogation dont chacun des acteurs est porteur, dans sa relation intime avec le monde. Pour les personnages de Milcé, cette énigme devient réellement une patrie, c'est-à-dire une terre dans laquelle repose le père du narrateur. Sa mère, comme lui-même sont aussi d'ailleurs, de cette Suisse si lointaine et affairée à l'aide humanitaire, et qui devient en quelque sorte une matrie, un peu à distance, qui parvient peu à peu à dire les mots de l'empathie. Le sourire sans illusion, l'extase dans la boue, l'attente des intersignes, la patience dans l'étonnement d'être là, imprègnent l'espace photographique, mais c'est bien dans le texte que surgit l'image : « Comme une ville prostituée dans sa robe d'étoiles, le cimetière accueille sans broncher les délires de la mémoire, les ratures des songes, l'alléluia enveloppé d'encens, la lumière rebelle des bougies ».
En croisant les mots et les clichés, le livre met en perspective l'anecdote et l'histoire, le dénuement et l'abondance, tout autant que ceux qui posent pour le photographe et nous qui les voyons. Les regards qu'il offre à notre attention semblent nous sonder au plus profond de nous mêmes. Ils nous dévisagent, et nous ouvrent à notre propre intériorité, comme le texte de Milcé nous renvoie à la signification que prend notre propre désir d'ailleurs. Par là, l'auteur et le photographe nuancent considérablement ce qui est dit et ce qui est donné à voir de ce pays. Ils s'inscrivent résolument dans la forme de l'hommage.


Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 16/01/09      
   

www.ychemla.net