|
En
regardant les photographies de Jean-Pierre Grandjean, en lisant la nouvelle
de Jean-Euphèle Milcé, on se remémore le passage
de Mère-Solitude, dans lequel l'oncle du héros
répond vertement à un de ces touristes venus consommer
le spectacle de la misère :
"Quel beau pays, dit-il, mais comme vous
êtes pauvres ! Malgré tout vous donnez une impression d'enjouement
et même de joie. Peut-on vous demander votre secret ?" Instantanément,
le sourire disparaît des lèvres de l'oncle Gabriel, ce
sourire qui d'habitude dévoile la blancheur de ses dents nacrées
et je l'entends grincer : "S'il vous plaît, monsieur le touriste,
ne touchez pas à notre joie : elle est une fleur fragile. C'est
tout ce qui nous reste. N'y touchez pas, ses pétales risqueraient
de tomber et ne laisser qu'un peu de poussière jaune sur vos
doigts. Il faut croire que l'eau ne mouille pas notre joie. Nous côtoyons
la mort quotidiennement et pourtant nous vivons dans un état
inexplicable de joie ; peut-être parce que nous gardons une secrète
espérance au fond de notre coeur. L'espérance est une
herbe folle. Elle est indéracinable, tenace, violente. Ne touchez
pas à notre joie et ne vous posez pas de question sur ses causes,
elles sont insaisissables..."
Jean-Pierre Grandjean a su retenir cette vibration au seuil de l'exacerbation.
Fortement contrastées, dans un tirage en noir et argent, les
photographies rendent visible chaque détail. Ce ne sont pas des
histoires, mais bien des instants en forme d'empreintes, pendant lesquels
nous nous immobilisons, et concentrons nos pensées. L'objectif
de Grandjean s'est arrêté sur les paysages balayés
par la pluie, sur les visages pathétiques, sur des moments d'adoration
religieuse, sur la transe. Certaines photos prennent parfois l'allure
de vignettes. Il faut les regarder de près, ne pas laisser simplement
défiler les pages en se contentant d'une appréciation.
Le petit livre de noir et d'argent nous transporte bien au delà
de l'inventaire superficiel de nos opinions. Il n'engage pas non plus
sur une compassion stéréotypée. Et pourtant, l'émotion
étreint : ce qui paraît sur la photographie tranche, découpe
la réalité, comme les sculptures des boss métal
découpent des manifestations de l'imaginaire. Les clichés
font lever l'évidence du réel, en même temps que
ce réel conserve une part de son indicible, et d'une certaine
façon, paradoxale pour la photographie, de son opacité.
Ces images sont riches de ce manque que celui qui regarde ne peut dire,
sans aussitôt se rendre compte que sa parole est vouée
à l'incomplet. La « magie » appelée dans le
titre est bien celle-ci : Haïti demeure irréductible à
ce que les discours convenus saturent de leur banalité.
Parmi les ruines, les carcasses de voitures, parfois celle d'un cargo
échoué, se dressent des personnes, qui habitent avec ténacité
des espaces défaits. La brillance est dans les regards, malgré
les cieux intenses et dramatiques, malgré la présence
insistance de la destruction et de la mort. Dans chaque regard, ce sont
bien les conditions de cet habiter qui interpellent le lecteur
: en Haïti, l'hébergement est dans les confins. Et précisément,
le photographe s'arrête sur les célébrations du
premier novembre au cimetière de Carrefour. Les morts peuplent
silencieusement les replis de ces espaces en miettes. Baron Samedi y
manifeste sa présence, lui aussi. Par lui se régule la
circulation entre les mondes. Ce qui est non pas saisi, mais bien honoré
par l'œil du photographe se situe sans doute là, dans cette
orée du visible et de l'invisible et qu'il est malsain d'appréhender
par la captation. Le traitement particulier des photographies renforce
les contours des détails : pas de nimbe, pas de ces attributs
codés de la sainteté, pas de surenchère dans la
représentation, qui transformerait les photographiés en
ce qu'ils ne sont pas, des personnages de fiction.
Ce sont les acteurs d'une énigme, celle d'être là.
La nouvelle de Jean-Ephèle Milcé, « Il pleut l'ailleurs
», s'inscrit dans le questionnement de cette énigme, et
interroge de manière décalée, comme dans L'Alphabet
des nuits, paru en 2004 (éditions Bernard Campiche, à
Genève) la perception de ce réel, détrempé
par la pluie, secoué par les cérémonies au cimetière,
interrogation dont chacun des acteurs est porteur, dans sa relation
intime avec le monde. Pour les personnages de Milcé, cette énigme
devient réellement une patrie, c'est-à-dire une terre
dans laquelle repose le père du narrateur. Sa mère, comme
lui-même sont aussi d'ailleurs, de cette Suisse si lointaine et
affairée à l'aide humanitaire, et qui devient en quelque
sorte une matrie, un peu à distance, qui parvient peu à
peu à dire les mots de l'empathie. Le sourire sans illusion,
l'extase dans la boue, l'attente des intersignes, la patience dans l'étonnement
d'être là, imprègnent l'espace photographique, mais
c'est bien dans le texte que surgit l'image : « Comme
une ville prostituée dans sa robe d'étoiles, le cimetière
accueille sans broncher les délires de la mémoire, les
ratures des songes, l'alléluia enveloppé d'encens, la
lumière rebelle des bougies ».
En croisant les mots et les clichés, le livre met en perspective
l'anecdote et l'histoire, le dénuement et l'abondance, tout autant
que ceux qui posent pour le photographe et nous qui les voyons. Les
regards qu'il offre à notre attention semblent nous sonder au
plus profond de nous mêmes. Ils nous dévisagent, et nous
ouvrent à notre propre intériorité, comme le texte
de Milcé nous renvoie à la signification que prend notre
propre désir d'ailleurs. Par là, l'auteur et le photographe
nuancent considérablement ce qui est dit et ce qui est donné
à voir de ce pays. Ils s'inscrivent résolument dans la
forme de l'hommage.
Yves Chemla
|
|