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Roman de l'écrivain martiniquais Edouard Glissant (né
en 1928), édité en 1958 (Seuil).
Largement marqué par la littérature militante, le roman
de Glissant se présente désormais comme le moment d'ouverture
d'une saga martiniquaise, qui comprend Le Quatriéme Siécle,
La Case du commandeur et Malemort. Ouvert par l'espoir
d'une libération et le récit d'un moment de lutte mené
par la jeunesse antillaise, le roman s'achéve sur un constat
majeur, prolégoméne aux autres romans du cycle: l'Antillais
doit poursuivre sans relâche la quête de son identité
et doit dans le même temps lutter contre une colonisation culturelle
diffuse mais étouffante. Or ce roman qui met en cause le caractére
dominateur de la culture française fut d'emblée reconnu
et obtint le prix Renaudot.
La Flamme. Un groupe de jeune gens -Mathieu (un historien) Mycéa,
Gilles, Pablo, Margarita - prépare sur la terre de Lambrianne,
ville des Antilles traversée par la riviére de la Lézarde,
les premiéres élections qui leur permettront en septembre
1945 de désigner un représentant. Ils reçoivent
un jeune homme, Raphaèl Targin, dit Thaèl, paysan dans
les mornes. Dans le même temps, on apprend que le gouvernement
a envoyé un officier nommé Garin, afin de réprimer
les mouvements populaire. Le groupe décide de passer à
l'action en l'assassinant. Aprés de nombreuses discussions, Thaèl
accepte de se charger de cette tâche. Il est entre temps, comme
Mathieu, tombé amoureux d'une jeune femme, Valérie. Celle-ci,
inquiéte du climat, se rend chez le quimboiseur Papa Longoué
qui lui recommande de prendre garde aux chiens. Mycéa, qui aime
Mathieu, s'enfuit chez la famille du paysan Lomé.
L'acte. Thaèl se rend chez Garin qui a bâti sa maison
sur la source de la Lézarde. Il surprend une conversation au
sujet de l'expropriation des plantations situées sur les bords
de la riviére. Garin en descend le cours. Il est bientït
rejoint par Thaèl. Tous deux tentent de se convaincre du bien
fondé de leur action: Thaèl fait l'éloge de l'enracinement
par opposition à celui de la recherche du profit et de l'errance.
Pendant ce temps, Mathieu poursuit les réunions électorales.
Il rencontre Papa Longoué, qui commente une derniére fois
les trajet des protagonistes de l'histoire. Arrivés au delta
de la Lézarde, Garin et Thaèl montent sur une barque que
la barre fait chavirer. Garin se noie. Thaèl est interrogé
par le policier Tigamba, un ami du groupe. Lomé, qui a assisté
à la scéne, confirme le témoignage de Thaèl.
L'élection. Le tribunal prononce un non-lieu. On assiste à
des réjouissances populaires, accentuées par le déroulement
de la fête patronale. Thaèl retrouve Valérie, et
demande sa main à sa marraine. Alors que l'agonie de Papa Longoué
commence, les élections marquent la victoire du parti du peuple.
Mathieu, malade, ne peut prendre part aux réjouissances. Il va
se marier avec Mycéa. On annonce la mort de Papa Longoué.
Le groupe d'amis se réunit une derniére fois, avant la
dispersion, et charge le narrateur qui est devenu leur ami d'en raconter
l'histoire.
L'éclat. Valérie et Thaèl se rendent dans
la montagne. Au moment oô ils arrivent à la maison de Thaèl,
les chiens se jettent sur Valérie et la tuent.
La Lézarde est donc d'abord une histoire d'amitié
et d'amour, un amour qui relie et oppose les êtres et un paysage.
La riviére n'en est pas le moindre acteur: elle détermine,
en effet, l'axe majeur du roman. Axe géographique et symbolique
, tout d'abord, qui va des montagnes à l'océan délimité
au-delà de son embouchure par cette barre meurtriére qu'il
est nécessaire de vaincre puisqu'elle porte en elle le souvenir
de la Traite originelle. Axe organique, ensuite, traçant le lien
qui unit la terre à la mer et à l'air, dans les hauteurs,
ainsi qu'au feu des incendies aperçus par Garin et Thaèl,
elle figure également un axe affectif, puisque les protagonistes
ont pour la plupart vécu sur ses rives, s'y sont rencontrés
et aimés. Garin, chargé du maintien de l'ordre, ne s'y
trompe pas, et tente d'en emprisonner la source. Toute la mémoire
de Lambrianne y plonge, et Mathieu voit en elle le symbole des luttes
à venir.
Voie quasiment magique, la Lézarde joue donc un rïle essentiel,
en tant que repére référentiel mais aussi idéal,
dans ce roman oô la réalité ne s'achéve pas
dans une description vouée à l'évocation exotique,
mais se prolonge dans la quête, constante chez Glissant, d'une
identité. Les personnages, dans leurs diverses confrontations,
suivent le même chemin, et voient, le long de cet axe de la Lézarde,
leurs destins se croiser, se nouer, suivant un mouvement qui oscille
entre la (re)conciliation et l'affrontement avec l'autre.
Ainsi des rapports amoureux : la rivalité entre Thaèl
et Mathieu à propos de Valérie subit cette régle.
Il faut aux personnages dépasser cette rivalité pour retrouver
un équilibre : pourtant, l'état auquel ils parviennent
n'est pas durable. Mathieu, malade, cesse ses recherches historiques,
et quant à Thaèl, il ne lui reste que les larmes et le
deuil. Tous les deux se sont aussi peut-être éloignés
de leur souci primordial de la Lézarde, et ont tenté de
vivre, de limiter leur vie au seul poids de l'existence.
Le combat politique est également voué à la dénonciation
: aprés une longue tentative de conciliation entre Garin et Thaèl
durant la descente de la riviére, dans leur quête d'un
au-delà des limites de l'existence présentée comme
un pari, la mort de Garin et les élections n'empéchent
pas la dispersion des amis, en France ou à l'intérieur
des terres. Le fait que Mathieu se retire, ne participe pas aux réjouissances
et reconnaisse que cette lutte n'a accouché d'aucune "grandeur"
(III,7) indique que les événements vécus par les
personnages n'ont pas eu le caractére décisif qu'ils leur
accordaient avant qu'ils n'aient eu lieu.
Sans doute, l'acquis principal aura été ce que l'on peut
appeler, faute de mieux, une "conscience collective" : "cette
terre qu'ils portaient en eux, il fallait la conquérir"
(I,14). Or cette conquête est avant tout celle d'une identité
liée entre un peuple, un terroir et un paysage. Thaèl,
précisément, ne cesse d'évoquer cet attachement
; mais il le fait aprés avoir quitté les mornes. Sommes
toutes, ce parcours de Thaèl est analogue à celui que
suit la Lézarde : vouée à la mer, elle affronte
néanmoins la barre, comme Thaèl la mort de son amour et
de sa raison d'être.
Les personnages agissent donc en vue d'accéder à une connaissance
et une conscience : "je ne veux pas décrire, je veux connaître
et enseigner" (II,7) répéte Mathieu. Or, dés
que la connaissance est acquise, les personnages sont emportés
par le drame et la destruction. Ce mouvement est traduit à chaque
instant du récit et se trouve signifié d'une façon
particuliérement forte par la relation que Thaèl entretient
avec ses chiens aux "noms de légendes", Sillon et Mandolée,
qui mourront de faim et de folie, enfermés par leur maître
dans la maison de la source.
Conte ouvert au jeu ménagé entre l'évidence et
le mystére, la clarté et l'obscurité, La Lézarde
est raconté par un narrateur discret, et pourtant présent
dans le récit, du début à la fin. Désigné
par le groupe comme porte-parole, il est chargé de faire un livre
"avec la chaleur", "comme un témoignage",
"comme une riviére", "en ramassant la terre peu
à peu" (III,7). Cette mise en scéne de l'écriture
confére à la lecture du roman son caractére si
particulier : à la fois une narration détachée
par un point de vue extérieur et une écriture flamboyante,
inscrite au coeur d'un sujet traversé par une question essentielle,
reprise dans Le Quatriéme Siécle, Malemort
et La Case du Commandeur : quelle peut bien être la parole
d'un peuple composé de descendants d'esclaves affranchis ?
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