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Côté sud

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Joseph Zobel, identique à soi-même

Des Goûts et des couleurs, 4 avril 2008

 

 
 


José Le Moigne, Joseph Zobel. Le cœur en Martinique et les pieds en Cévennes, Matoury, Ibis Rouge Éditions, 2008

Pour Chantal, Josy et Lucienne

Ceux qui sont épris de voyages littéraires ne manqueront pas de se rendre à Petit Bourg, de marcher jusqu'à Rivière Salée, à l'écart de la grand route, le long des alignements de cannes, et de là, ils rêveront de prendre le bateau qui les emportera vers Fort-de-France. En chemin, ils chercheront à entendre en eux les voix de ces nègres campés droits malgré l'épuisement des journées de travail, pendant lesquelles les êtres étaient littéralement cassés : Fergus, Adalbert, Man-Tine, Florentine, et Théodamise, toutes voix portées par celle de José Hassam, le narrateur de la Rue Cases Nègres. Au dessus, plane celle, immémoriale, de "monsieur Médouze", le porteur de mémoire. Celle du maître d'école de José vient alors ponctuer ce concert comme un contrepoint. En ces temps où l'École Publique est l'objet de tant d'attaques en France, Zobel incarne intégralement cette posture de "fils de Médouze et de la République". Il était nécessaire que ce cliché, peut-être, fût rappelé par José Le Moigne, l'auteur d'un livre émouvant consacré à son amitié pour Joseph Zobel, l'autre écrivain classique de la Martinique, avec Césaire.
Petit Bourg a bien changé, depuis le temps de cette histoire, et l'on prend le bateau aux Trois-Ilets. On ne descend plus la rivière. Mais la canne, elle, est toujours là, offerte au balancement des vents. À quelques kilomètres, au François, le touriste visitera l'Habitation Clément, où, dans l'usine désaffectée, quelques photographies, très belles, rappellent encore la mémoire des coupeurs de cannes, des amarreuses et des muletiers. Mais les acteurs de ce roman autobiographique sont partis, depuis bien longtemps, et Joseph Zobel, lui aussi, en juin 2006. Ne demeurent que le livre, qui porte témoignage de cette histoire, si dense qu'elle s'inscrit assurément dans la mémoire de celles et ceux qui s'y plongent, et les images que l'on conserve devant soi, qu'Euzhan Palcy a su nous offrir.

José Le Moigne a bien connu l'auteur de petit Bourg. Éducateur, journaliste, mais avant tout poète et écrivain, il a eu cette grâce d'être reconnu comme tel par Joseph Zobel. Pendant une période difficile de son existence, ce dernier fut l'accompagnateur, le père de substitution et le "nègre totémique", comme il l'écrit très justement. C'est beaucoup : au soir de sa vie, Joseph Zobel devient le personnage de son propre roman, le vieux Médouze, comme José Le Moigne le fait pressentir. C'est d'ailleurs par là que le livre de José Le Moigne est important : on n'y trouvera pas une biographie exhaustive de Zobel – il faudra bien qu'un spécialiste s'attelât à cette tâche qui nous en apprendrait beaucoup sur la question de la colonialité dans les Antilles et particulièrement dans la Martinique -, mais une relation à l'intime, presque un entrelacement de deux intimités. José Le Moigne règle des comptes familiaux, reconstruit une attache que l'on désignera trop vite comme identitaire, en livrant, de façon pudique et mesurée, des pans de sa propre histoire, tissant avec celle-ci le récit de ses relations filiales avec Zobel. Toutes celles, tous ceux qui à un moment de leur existence ont rencontré la figure de la maîtrise savent combien il est délicat d'en faire le récit, avec toute la correction que l'on s'impose. Il l'écrit ainsi : "C'est un journal de la mémoire avec ses espaces lacunaires, ses omissions, ses ruptures de ton, ses chevauchements… et ses instants vécus". Le livre de José Le Moigne fourmille également de détails sur l'histoire littéraire récente, et rend hommage aussi à son éditeur, Malherbe, le fondateur d'Ibis Rouge Éditions. Il montre combien cette maison est importante, ayant suscité ce qui n'est pas une école littéraire, mais un regroupement d'écrivains, une pépinière de talents : une maison qui collectionne les prix littéraires, historiques, scientifiques, mais que la critique littéraire parisienne s'obstine encore à négliger. Le Salon du Livre de Paris est un des rares moments où ils se retrouvent, et certains ne ratent surtout pas l'occasion qui est faite de se rencontrer. Mais ce sont aussi les proches de Zobel, et en tout premier lieu, son fils, et Afred Largange, qui aura tant fait pour la publication des derniers ouvrages de Zobel, Gertal et Le Soleil m'a dit, qui sont évoqués.
Joseph Zobel n'était pas rentré en Martinique, laissant derrière lui, au fond de sa conscience, sa Martinique des origines, et il s'était installé dans les Cévennes, à proximité d'Anduze, dans cet accord entre le désert et la forêt de bambous qui frappe tant ceux qui y passent. C'est bien entendu la question des rapports à l'origine qui se manifeste au lecteur. Dans sa préface attachante, "Deux mots quatre paroles, à propos du Nègre totémique", Raphaël Confiant s'interroge lui aussi, et sa réflexion prend le chemin du nom, Zobel : "Mot qui n'et ni français comme Césaire, Damas ou Fanon, ni africain comme Senghor. Mot créole, patronyme 'tout-à-faitement' créole car cette langue, fort emprunteuse, a su aussi, comme toutes les langues du monde, forger ses propres vocables". Zobel, c'est-à-dire l'éclat : "Éclat de verre. Éclat de bois. Éclat de soleil". Tel est bien le lexique de l'auteur, qui dit l'esquille de lumière dans un monde aveugle à la présence de l'autre. Zobel a inscrit au cœur de son existence les ferrements de son nom, construisant et déconstruisant tout à la fois le rapport trop évident entre origine et identité : "il avait acquis cette capacité inouïe à habiter plusieurs identités à la fois, ce que dénotait son accent, tantôt français, tantôt africain, souvent créole, parfois cévenol". On se prend à songer à ce qu'un autre écrivain, haïtien et ayant vécu à Montréal, Émile Ollivier, écrivait naguère des identités relatives, dans son dernier essai, Repérages. Il faut sans doute être de la Caraïbe, et avoir conscience aiguë des conditions d'arrivée de ses ancêtres pour pouvoir l'écrire, mais surtout le tracer comme l'évidence de l'existence.
José Le Moigne rappelle très opportunément qu'il n'y a pas de commencement vraiment connu à cette histoire : "Nous le savons très bien, il y a toujours une histoire avant l'histoire, mais nous savons aussi que cette histoire est perdue à jamais". Il demeure toujours une odeur de cale, mais aussi, pour ceux qui sont partis, celle du célèbre paquebot Colombie. C'est le second arrachement à la terre, vers des lieux où il faut se réancrer, et José Le Moigne, là aussi, dit avec justesse ce que cela entraîne de difficulté à être, de reconstruction incessante. Il montre combien le réenracinement cévenol s'est fait aussi dans la légèreté : Zobel pratiquait la sculpture, mais aussi l'art floral de l'ikebana, dans sa maison somptueuse, que quelques photographies laissent deviner. Mais le véritablement enracinement est bien dans la littérature : on lira avec profit les leçons de lecture à haute voix que donne Zobel à son cadet, pour qui il aura une tendresse filiale.
Mais le livre est aussi travaillé par l'inscription de la fin : celle de Jaqueline, la compagne de Le Moigne, à qui il consacre des pages touchantes et pleines d'amour, malgré le comportement de certains des proches de sa compagne ; celle aussi de Zobel lui-même, conscient de voir sa vie se terminer, et prenant en main son propre destin, après le décès brutal de son fils, potier réputé. L'art de Le Moigne réussit à évoquer ces disparitions, comme des plaies sur la surface du monde et que le temps ne cicatrise que lentement. Alfred Largange aussi nous a quitté depuis, et la plaie demeure encore ouverte. Au récent Salon du Livre de Paris (mars 2008), une jeune femme ouvrit le livre de José le Moigne à la page des dédicaces et s'effondra. C'est peu de reconnaître combien s'était tissé autour de Joseph Zobel un monde de relations intenses, et qui laisse les survivants démunis, comme les témoins des témoins.


J'avais moi-même rencontré Joseph Zobel en 1983, à Port-au-Prince, lors de la présentation du film d'Euzhan Palcy. Tout de suite, nous avions échangé des paroles, des impressions, esquissé des rapprochements entre Haïti et la Martinique. J'avais ressenti vivement cette part en lui du maître de parole, de l'homme à l'aise partout, et pourtant totalement inscrit dans la découpe du réel dont il ressortait et se démarquait : un corps droit, un regard lumineux et perçant à la fois. Plonger son regard dans le sien fut une expérience intérieure, et ce qu'il me transmettait dans ces instants, ce n'est que beaucoup plus tard que je devais le réaliser. Nous nous sommes revus plusieurs fois, ensuite. Je le suivis lors de sa dernière venue au Salon du Livre. Il était fatigué, mais portait encore sa droiture dans la foule qui s'écartait à son passage. Alfred l'accompagnait. Je les quittais au bout d'un moment, et je les vis lentement disparaître dans la foule. Le chapeau de Joseph seul signalait sa présence. Puis il disparut.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09