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études haïtiennes

   

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  Quelques notes sur Vieux Os, ce narrateur qui « porte la forme entière de l’humaine condition »

inédit. Conférence donnée à UQUAM en février 2001, dans le cadre du mois des écrivains noirs

 

 
 


HORS SUJET
Je tiens tout d’abord à remercier les organisateurs de la manifestation de m’avoir invité à y participer. Comme je m’interroge depuis un certain temps déjà sur les significations suscitées par la littérature haïtienne, qui me paraît poser des questions d’une rare intensité, ils ont cru bon de me demander d’intervenir et d’apporter quelques éléments de réflexion à cette problématique qui tourne autour de :
la place des écrivains issus des communautés noires dans les lettres québécoises
Il me semble que la figure de l’écrivain tel que la remet en question Dany Laferrière permet d’approcher cette problématique si complexe. On pourrait d’emblée dire de lui ce qu’écrivait Etienne Pasquier à un autre humaniste, à propos de Montaigne : « Il estoit personnage hardy, qui se croyait, et comme tel se laissoit aisément emporter à la beauté de son esprit. Tellement que par ses escrits il prenoit plaisir de desplaire plaisamment. » Apparenté à Montaigne, au moins du point de vue de la critique littéraire me semble-t-il, Dany Laferrière déconstruit dans son œuvre toute installation dans une place, dans un lieu littéraire marqué, codé et donc susceptible de répétition. Plaire et déplaire s’enroulent dans son projet largement ouvert sur le lecteur.

Deux éléments, au moins me forcent à la réflexion. D’abord, la question de la place. On peut entendre ce terme au moins de deux façons. D’une part, il y aurait un aspect positif : la renommée, le rôle moteur dans une littérature qui, perçue depuis son dehors, a un aspect exotique, au mieux, francophone. Pendant longtemps, les connaissances sur ces lettres ont été réduites en France. Ces écrivains de la communauté noire viendraient en quelque sorte donner du supplément à une littérature qui n’en finirait plus de régler son compte avec le conformisme, avec une certaine forme d’américanisation et plus largement toutes les valeurs appuyées sur la tradition. Je crois que prendre cette direction serait détestable, justement. Car, d’autre part, place renvoie à quelque chose de particulièrement dangereux, aussi bien qu’insidieux, et qui porte le nom d’assignation. Assigner, c’est déterminer un contenu, attribuer une marque, en établissant une correspondance entre le terme désignant et l’être désigné. Nommer la place de … revient à délimiter pour coder, pour stabiliser et réifier, à partir d’une connaissance fondée elle-même sur une identification, donnée, remarquons-le, comme le produit d’une connaissance. On a là un cercle bien connu, qui déconstruit justement l’appareil de la connaissance, qui en porte la négation, parce qu’il permet de produire des discours par nature irresponsables.
Il y a en effet plusieurs façons d’apprécier la renommée d’un écrivain : ses chiffres de vente, son inscription dans un discours critique qui peut parvenir à l’instrumentaliser comme faire-valoir, ou dans un discours universitaire, la longévité de sa diffusion, son propre discours sur ce qu’il écrit. Il y a aussi le succès, palpable et tangible, qui est frère de la renommée, et qui correspond à une séduction réussie exercée par l’écrivain, à un moment choisi et selon des procédures calculées. Dany Laferrière nous le dit à sa façon, dans J’écris comme je vis, quand il évoque sa stratégie montréalaise de diffusion de son premier roman :
Je me souviens de la visite à Montréal d’Annie Cohen-Solal avec son énorme biographie de Sartre. Des posters géants de Sartre partout. J’enviais Sartre, même mort il continuait à marcher fort. Ce type a quand même passé cinquante ans de sa vie à écrire dix heures par jour. Je ne pouvais pas me battre avec Sartre avec mon petit livre (…).Je savais aussi que mon mince petit livre allait battre à la course sa grosse biographie de Sartre. C’est bien Sartre, mais qui peut quelque chose face à l’appétit occidental pour le sexe interracial. Nègre sur Blanche bat L’Être et le Néant. Exit Sartre et sa prétresse.
Si je me permets de prendre ici à témoin Dany Laferrière, c’est aussi parce que le deuxième terme qui m’interroge dans cette problématique est l’expression issus de la communauté noire. Il y a là une sortie, comme s’il fallait quitter cette communauté noire pour être écrivain et pour revendiquer une place. Je sais que ma lecture est partiale, mais je m’intéresse ici à ce qu’on peut appeler un effet de sens. Or, justement, Dany Laferrière, dans ses entretiens avec Bernard Magnier répète qu’il n’a cessé de sortir, sur un plan concret, de Port-au-Prince à Petit-Goâve, de Petit-Goâve à Port-au-Prince, de Port-au-Prince à Montréal, de Montréal à Miami, mais aussi sur un plan intellectuel. On connaît ses diatribes contre tous ceux qui voudraient l’enfermer, dans l’haïtianité, l’antillanité, la créolité, le Québec, les Etats-Unis, la francophonie etc… Pour Dany Laferrière, il y a une nécessaire sortie de ce codage dans lequel nous enfermons les écrivains
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CONSTRUIRE L’AMÉRICANITÉ
C’est donc cette série de paradoxes que je vais tenter d’interroger. Les lecteurs disposent désormais d’un cycle complet qui me paraît décrire le cercle tracé par cette problématique. Il s’agit de cette Autobiographie américaine en dix livres plus un guide de lecture, J’écris comme je vis. Nous avons là un ensemble donné par l’auteur, comme complet, voire terminé. Le dernier ouvrage d’entretiens semble même avoir la valeur d’une sorte de testament du narrateur réputé désormais disparu :
Dans le dernier roman, Pays sans chapeau, Vieux Os livre son vrai nom. (…)Le type a enlevé son maquillage, c’est fini. Il ne peut plus remonter sur scène.
A ce testament du narrateur, s’ajoute un codicille disponible gratuitement en France, et distribué par les librairies du réseau Initiales, Je suis fatigué. Remarquons d’emblée que le titre de ce codicille est en contradiction avec certains passages de J’écris comme je vis :
Je suis un écrivain au travail
peut-on lire dans le recueil des entretiens. En revanche, Je suis fatigué se termine par la phrase suivante :
… j’aimerais, si possible, qu’à partir de ce moment l’on cesse de me considérer comme un écrivain en activité. Je me sens vraiment très fatigué.
Une telle contradiction doit nous inciter à la réflexion. Et tout d’abord, qui est ce « je » qui parle ? Est-ce un écrivain noir ? Issus de la communauté noire ?

COMMENT PEUT-ON ÊTRE UN ÉCRIVAIN NOIR ?
Il y a un aspect Lettres persanes dans cette question. De Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer à La Chair du maître en passant par Cette Grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ? le narrateur Vieux Os plonge un regard incisif et radical sur les modes de vie et les traits culturels en vigueur sur le sous-continent nord-américain. Le procédé à l’œuvre est celui de l’extériorité du narrateur, distinguant les Noirs des non-Noirs et des Blanches, donnant à l’image des sociétés traversées le statut d’objets d’observation, soit par le regard direct et l’écoute des discours, soit par la voie du souvenir.
Mais la comparaison s’arrête là. Il y a une notable différence entre Usbeck et Vieux Os : le premier croit pouvoir être tyran à Ispahan (le sérail) et philosophe à Paris. Il n’en est rien pour Vieux Os, qui est narrateur et se revendique écrivain partout. Rien de la mauvaise conscience du philosophe des Lumières qui élude le problème de l’action révolutionnaire grâce au mythe d’une raison universelle et intemporelle occupant une place justement reconnue. La question de la mauvaise foi, comme un ver qui viendrait lui ronger la conscience (morale) ne semble pas torturer Vieux Os. Point de cette mauvaise conscience enrobée « de toute la vaseline de la culpabilité judéo-chrétienne » pour lui, mais en revanche la dent bien dure envers ceux qui l’ont méprisé pendant les temps difficiles : cette fois c’est Dany Laferrière qui parle et qui rapporte qu’avec la célébrité est arrivée une immédiate reconnaissance. La scène se passe dans un bar de la rue Saint-Denis, où l’auteur est servi en priorité.
Un type, pas loin, m’a lancé qu’il attendait sa bière depuis un certain temps, mais que, semblait-il, les vedettes avaient la priorité. Je lui ai répliqué parce que je le connaissais bien, que je ne l’avais pas entendu quand, il y a à peine deux mois, on m’avait interdit d’entrer ici parce que des Haïtiens, que je n’avais jamais vus, y avaient eu une dispute avec les serveurs.
Les douze livres offrent une remarquable palette de situations qui sont autant d’exemples de scènes, de moments heureux ou non, qui racontent cette mise à distance de la culpabilité, et la volonté de croquer dans la pomme du succès, malgré les obstacles de toutes natures. On pourrait les cataloguer, relever les oppositions de discours si fréquentes, voire les contradictions, les retours en arrière, les temps de l’enfance et du souvenir, les déceptions. Mais aussi le bonheur de vivre et ses pendants, la solitude, la tristesse et la mélancolie.

UN NARRATEUR GIGOGNE
Il me semble surtout que l’enjeu n’est pas là, même si cette piste est constamment rappelée par le narrateur. Résumons d’une autre façon la situation de cette Autobiographie américaine : dix romans, le mode d’emploi plus un codicille. Le chemin de la lecture est balisé, verrouillé même en quelque sorte. Il y aurait un parcours, un ordre de lecture à respecter, et qui ne correspond pas à l’ordre de publication des textes. C’est néanmoins une œuvre bizarre en ce qu’elle est constituée d’un commentaire sur l’œuvre et d’un commentaire sur son ouvrage, sa fabrication. Cette écriture sur ce qui s’écrit et sur le fait que ça s’écrit, est réalisée par un écrivain qui dans ses entretiens raconte qu’il écrit qu’un narrateur raconte qu’il écrit. Et qui commente la dénudation des procédés, la constituant elle aussi comme un procédé narratif. Cela fait beaucoup pour un seul lecteur. Cela doit nous inciter à entendre d’un peu plus près. Mais en même temps, ce lecteur est aussi pris de court : ce qu’il va dire est susceptible d’avoir déjà été écrit, commenté, critiqué. Dans l’Autobiographie américaine, on trouve ce souci constant d’être en avance sur le lecteur et la lectrice, et d’une certaine façon de parler en leur nom en les mettant eux-mêmes en scène. La différence entre ces deux approches n‘est pas seulement subtile, elle est je crois essentielle.
Par là, l’Autobiographie américaine est peut-être aussi une œuvre hyperréaliste et païenne, si l’on reprend les termes proposés jadis par Jean-François Lyotard . Le monopole narratif y est détruit, le narrateur perd ses privilèges en faisant « valoir ce qu’il y a de puissance, non moindre, dans l’écoute, côté narrataire, et aussi dans l’exécution, côté narré ». Toute l’Autobiographie américaine semble en partie répondre à ce programme :
Luttez plutôt pour l’inclusion des métarécits, des théories et des doctrines, politiques notamment, dans les récits. Que l’intellingentsia ait pour fonction non pas de dire le vrai et sauver le monde, mais de vouloir la puissance de jouer, d’entendre et de raconter des histoires. Cette puissance est si commune qu’il est impossible que les peuples s’en laissent priver sans riposte. S’il vous faut une autorité, elle seule l’a. La justice est de la vouloir.
On croirait presque entendre Dany Laferrière. Mais reconnaître un tel montage ne revient pourtant pas à tomber dans le piège tendu par Vieux Os, qui oriente la lecture vers une fonction unique, celle de chercher à repérer le principe unificateur et de décrire ses modes d’application et de signification, d’extraire du livre le sens qui s’y trouve enseveli, tout en déniant au lecteur cette possibilité. Ce sens serait nommé grâce au choix judicieux d’un ensemble exclusif de citations. En fait, on aurait là des angles : le racisme, le sexe, la mélancolie, la solitude, la religion, l’immobilité, le jazz, les influences littéraires. Il y aurait forcément des distorsions, puisque la quête du sens ne parviendrait pas à prendre en charge des éléments opposés. Prenons l’exemple de la nationalité de l’ensemble et de son auteur. Le titre renvoie à l’Amérique, certes. Mais Laferrière dit aussi ceci :
Je suis aussi tout ce que je ne veux pas être. Je suis un écrivain haïtien, un écrivain caraïbéen (ce qui est légèrement différent d’un écrivain antillais, mais je suis aussi un écrivain antillais), un écrivain québécois, un écrivain canadien et un écrivain afro-canadien, un écrivain américain et un écrivain afro-américain, et, depuis peu, un écrivain français. (…) Je change peut-être de chapeau mais jamais de discours.
Dix pages avant ces mots, le chapitre « Je suis un écrivain japonais » montre un refus viscéral d’être rattaché à un lieu, une nature, une substance en dehors de celle du métier :
Je veux être pris pour un écrivain, et les seuls adjectifs acceptables dans ce cas-là sont : un bon écrivain (ce qualificatif a bien sûr ma préférence) ou un mauvais écrivain.
Il faut tenir en même temps les deux termes de cette contradiction. Accepter un membre plutôt que l’autre revient à s’égarer dans une lecture naïve et à devenir le dindon de la farce. D’une certaine façon, c’est rejouer le rôle de la journaliste, Miz Bombardier dans Comment faire l’amour… et Denise Bombardier, dans J’écris comme je vis. L’interview est vraiment rejoué. Il l’est même indéfiniment, à travers d’autres rencontres, d’autres interlocuteurs et interlocutrices mis en scène. Si l’on cherche à renverser un désordre apparent en ordre caché, dans l’ensemble de l’oeuvre, cette quête revient à prendre le risque de se retrouver englué dans cette posture du critique telle qu’elle est figurée dans l’œuvre. La proximité des thèmes, la continuité des sujets, entre le texte attribué à l’auteur et celui attribué au critique ne constituent en aucun cas l’indice d’une connaissance, mais au contraire le signe notoire d’une illusion. Il paraît plus nécessaire de constituer cette effervescence narrative –ce désordre présumé- comme élément d’une production littéraire et idéologique. Il semble enfin souhaitable de pratiquer une lecture qui tranche de façon suffisamment nette, permettant une différenciation claire entre le texte lu et le texte critique. Où bien alors, en acceptant sans réaction que le narrateur gigogne prenne en charge l’ensemble du dispositif, le lecteur commentateur se trouve lui-même englué dans ce que Michel Foucault décrit comme un
Jeu à la Borgès d’un commentaire qui ne sera pas autre chose que la réapparition mot à mot (mais cette fois solennelle et attendue) de ce qu’il commente.

DANY LAFERRIÈRE DÉPLACE LES QUESTIONS
Pour reprendre les termes de la problématique, je dirais que la question posée par Dany Laferrière n’est pas tant celle de sa place en tant qu’écrivain que celle du lecteur. Et c’est ce déplacement qui constitue l’enjeu majeur de cette œuvre.
Il me semble que la direction prise est indiquée dans le texte, par la métaphore de la perspective. Mais, objectera-t-on, en cherchant mes arguments dans le texte même de Dany Laferrière, je retombe dans l’illusion dénoncée au paragraphe précédent. Cela n’est pas sûr, car il faut ajouter ceci : l’objet ici n’est pas de mettre à jour une quelconque « véritable » opinion de Dany Laferrière sur un sujet donné, sur sa place dans une idéologie, dans un débat d’idée, mais d’étudier la façon dont est produite la narration et dont la fiction progresse, c’est-à-dire d’analyser la forme de cette production. Voici ce texte :
Dans la plupart des toiles occidentales, le point de fuite est au fond du tableau. Comme une invitation à pénétrer dans le tableau. On s’installe ainsi dans l’univers du peintre, et on étudie, on flâne. Mais comme tout est sur le même plan dans la plupart des tableaux naïfs, on finit par se demander où est le pont de fuite. Je l’ai cherché jusqu’à ce que j’ai découvert que c’était mon plexus qui servait de point de fuite. Donc, voilà pourquoi je n’arrivais pas à pénétrer dans le tableau. C’est lui qui devait pénétrer en moi.
On peut en dire autant de cette Autobiographie américaine : il faut consentir à s’en laisser pénétrer. Tout le monde ne l’accepte pas, et nous disposons de la palette des réactions au premier ouvrage paru, de la déclaration d’amour au jet du verre de vin (était-il bon ? était-il mauvais ?) à la figure. Pour ma part, la plus troublante est décrite dans le roman Cette Grenade… au chapitre intitulé « Pourquoi les nègres préfèrent les blondes »..

Toute la question est finalement de savoir comment regarder ce qu’on voit avec la distance intérieure qu’il faut
nous rappelle Maximilien Laroche, dans La Dialectique de l’américanisation. Certes, je n’oublie pas que je suis un lecteur, et peut-être pas un des lecteurs mis en scène par nos deux gémeaux, Vieux Os et Dany Laferrière. Il me semble que précisément cette mise en perspective inversée correspond à ce que, vu de loin, raconte l’Autobiographie, et qu’étudie l’ouvrage de Laroche. De L’Odeur du Café au Pays sans chapeau, de cette inscription dans une terre, un paysage, des sociétés, une famille, qui irradient l’enfance, au retour sur cette terre devenue un « waste land », une terre guaste, c’est le discours de la décolonisation continue et imparfaite, et toujours contredite par les faits, qui se trame. C’est par le déplacement de cette question, de l’extérieur de l’histoire vers l’intérieur d’un sujet toujours en relation (avec lui-même, avec les autres) que joue cette trame. Le résultat de cette opération vaut réellement pour distanciation, excentration intimement poursuivie.
Un moment de Comment faire l’amour… me semble faire jouer d’une manière exceptionnelle cette inscription. Lors de l’entretien avec Miz Bombardier, Vieux Os décrit une situation de drague menée par un « type d’Abidjan » :
devant la Blanche, l’Afrique doit lui servir en quelque sorte de sexe surnuméraire.
Un « sexe surnuméraire » : l’expression n’est pas banale. Elle n’est pas non plus de Vieux Os. Pour la retrouver il lui a fallu plonger dans un monde qu’il connaît, celui d’Haïti, et de ses écrivains, notamment un des plus connus, Jacques Stephen Alexis. A la deuxième page de Compère Général soleil, roman quasi fondateur des lettres haïtiennes contemporaines, on lit en effet :
Sur la montagne, le morne, là, impitoyable, un petit tambour s’égrène et se plaint sans repos. ( …) Un petit tambour stupide et lancinant comme une migraine ! C’est l’Afrique collée à la chair du nègre comme une carapace, l’Afrique collée au corps du nègre comme un sexe surnuméraire. L’Afrique qui ne laisse pas tranquille le nègre, de quelque pays qu’il soit, de quelque côté qu’il aille ou vienne.
Je me permettrais de rappeler que le surnuméraire est du côté du surnombre, du trop, mais aussi du sans grade, du non reconnu. C’est bien ce biface que porte en elle la littérature de la Caraïbe, et peut-être toute littérature que l’on pose et que l’on assigne sous le regard de l’autre..
L’Amérique, nous rappelle Laroche n’est pas la terre où l’homme européen blanc a toute liberté de recommencer le monde, de reconquérir le Paradis perdu et de devenir le nouvel Adam.
La décolonisation (pourquoi ne pas dire la véritable découverte ?) de l’Amérique ne s’est donc pas achevée avec les victoires de Dessalines, Bolivar, Sucre, O’Higgins et bien entendu Georges Washington. Il reste à l’homme américain à se découvrir lui-même. Et il semble bien que pour plusieurs, ce soit une “terra incognita” plus difficile à atteindre que les Indes mythiques que cherchaient les navigateurs d’antan.
L’écriture de Dany Laferrière appelle des protocoles de lecture qui vont dans le sens de ce que Fanon appelait une « décolonisation intérieure ». J’en donnerais un seul qui me paraît grandement producteur de connaissance. Il s’agit du langage de l’invective.
L’invective est d’abord du côté de la violence verbale, de l’injure et de l’insulte. Elle vise à blesser, à réduire l’autre, mais ce faisant, elle lui reconnaît l’existence, elle lui reconnaît la présence, à l’inverse du caractère de « meuble » qui définit l’esclave. Elle est ensuite du côté du plaidoyer, car dans ce discours, il y a quelque chose à dire. Elle vise à faire comprendre, à convaincre et à persuader. Elle connaît ainsi de larges moments de suspension, au seuil de la réponse. Elle est l’expression d’une colère, et elle affirme la présence de l’invectiveur. Enfin, l’invective a à voir avec la jubilation : ce que je dis, je le fais, et mon faire, c’est un dire. L’Autobiographie déroule sans limite cette jubilation, qui devient affirmation d’une co-présence à soi et aux autres. Jean Genet rappelle, dans le Journal du voleur, que l’invective est proche en cela de la scène d’amour faite « à un amant cruel », sans doute ici cette Amérique qui affame le « tiers-monde depuis Wall Street » , et qui est pourtant si désirée.
L’invective, on le voit, ouvre à un double-jeu systématique : elle donne un état des opinions sur les sujets qui se présentent et critique la matière de ce discours. Rien ne peut être affirmé sans avoir reçu une seconde lecture goguenarde qui détermine les conditions de validité de la première affirmation. La « vérité » n’est pas donnée. Elle est à construire pas à pas. Le discours ne vaut donc pas tant par ce qu’il dit que par les titres qu’il a à parler. Ce ne sont pas les conclusions toujours temporaires qui importent, mais les conditions d’énonciation, les modes d’être des individus qui les parlent. L’Autobiographie interroge avec beaucoup d’acuité la grande liberté des choix qui sont menés sur le sous-continent, c’est-à-dire l’irresponsabilité de ceux qui les font. Ce que le texte offre à ses lecteurs c’est de parcourir la répétition de ces choix, répétition qui est, comme nous le savons depuis Montaigne, la figure de l’humaine condition. Rappelons-nous le deuxième chapitre du troisième livre des Essais. Il commence par cette phrase que nous n’avons pas fini d’interroger :
Les autres forment l’homme ; je le recite et en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avoy à façonner de nouveau, je ferais vrayement bien autre qu’il n’est.
C’est ce mouvement là du devenir-autre qui constitue la dialectique de l‘américanisation. Et cela ne semble pas tout à fait un hasard, si, dans le même contexte, quelques lignes plus bas, Montaigne ajoute :
Si le monde se plaint de quoy je parle trop de moy, je me plains de quoy il ne pense seulement pas à soy.


Je terminerai cette intervention en proposant à la lecture de l’Autobiographie américaine une autre posture du lecteur. Pour entendre les différents moments de ce discours déjà ancien mais que nous avons tant de difficulté à actualiser et que reprend à son compte notre écrivain gémellaire, il faudrait peut-être, en déplaçant sensiblement la perspective inversée décrite plus haut, que le lecteur lui-même se reconnaisse comme « un Nègre » et que le texte soit reçu par lui avec autant d’élégance que l’est dans l’Autobiographie une « Blanche », qui n’est jamais forcée et qui vient délibérément tout autant que joyeusement à la rencontre de son amant. Par là, je crois pouvoir affirmer que la question ne me semble pas tant celle de la place de l’écrivain, essentiellement être du déplacement, être en déplacement, rebelle et insaisissable, que celle du lecteur et de ce qu’il lit.

Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09