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HORS SUJET
Je tiens tout d’abord à remercier les organisateurs de
la manifestation de m’avoir invité à y participer.
Comme je m’interroge depuis un certain temps déjà
sur les significations suscitées par la littérature haïtienne,
qui me paraît poser des questions d’une rare intensité,
ils ont cru bon de me demander d’intervenir et d’apporter
quelques éléments de réflexion à cette problématique
qui tourne autour de :
la place des écrivains
issus des communautés noires dans les lettres québécoises
Il me semble que la figure de l’écrivain tel que la remet
en question Dany Laferrière permet d’approcher cette problématique
si complexe. On pourrait d’emblée dire de lui ce qu’écrivait
Etienne Pasquier à un autre humaniste, à propos de Montaigne
: « Il estoit personnage hardy, qui se croyait,
et comme tel se laissoit aisément emporter à la beauté
de son esprit. Tellement que par ses escrits il prenoit plaisir de desplaire
plaisamment. » Apparenté à Montaigne, au
moins du point de vue de la critique littéraire me semble-t-il,
Dany Laferrière déconstruit dans son œuvre toute
installation dans une place, dans un lieu littéraire marqué,
codé et donc susceptible de répétition. Plaire
et déplaire s’enroulent dans son projet largement ouvert
sur le lecteur.
Deux éléments, au moins me forcent à la réflexion.
D’abord, la question de la place. On peut entendre ce terme au
moins de deux façons. D’une part, il y aurait un aspect
positif : la renommée, le rôle moteur dans une littérature
qui, perçue depuis son dehors, a un aspect exotique, au mieux,
francophone. Pendant longtemps, les connaissances sur ces lettres ont
été réduites en France. Ces écrivains de
la communauté noire viendraient en quelque sorte donner du supplément
à une littérature qui n’en finirait plus de régler
son compte avec le conformisme, avec une certaine forme d’américanisation
et plus largement toutes les valeurs appuyées sur la tradition.
Je crois que prendre cette direction serait détestable, justement.
Car, d’autre part, place renvoie à quelque chose de particulièrement
dangereux, aussi bien qu’insidieux, et qui porte le nom d’assignation.
Assigner, c’est déterminer un contenu, attribuer une marque,
en établissant une correspondance entre le terme désignant
et l’être désigné. Nommer la place de …
revient à délimiter pour coder, pour stabiliser et réifier,
à partir d’une connaissance fondée elle-même
sur une identification, donnée, remarquons-le, comme le produit
d’une connaissance. On a là un cercle bien connu, qui déconstruit
justement l’appareil de la connaissance, qui en porte la négation,
parce qu’il permet de produire des discours par nature irresponsables.
Il y a en effet plusieurs façons d’apprécier la
renommée d’un écrivain : ses chiffres de vente,
son inscription dans un discours critique qui peut parvenir à
l’instrumentaliser comme faire-valoir, ou dans un discours universitaire,
la longévité de sa diffusion, son propre discours sur
ce qu’il écrit. Il y a aussi le succès, palpable
et tangible, qui est frère de la renommée, et qui correspond
à une séduction réussie exercée par l’écrivain,
à un moment choisi et selon des procédures calculées.
Dany Laferrière nous le dit à sa façon, dans J’écris
comme je vis, quand il évoque sa stratégie montréalaise
de diffusion de son premier roman :
Je me souviens de la visite à Montréal
d’Annie Cohen-Solal avec son énorme biographie de Sartre.
Des posters géants de Sartre partout. J’enviais Sartre,
même mort il continuait à marcher fort. Ce type a quand
même passé cinquante ans de sa vie à écrire
dix heures par jour. Je ne pouvais pas me battre avec Sartre avec mon
petit livre (…).Je savais aussi que mon mince petit livre allait
battre à la course sa grosse biographie de Sartre. C’est
bien Sartre, mais qui peut quelque chose face à l’appétit
occidental pour le sexe interracial. Nègre sur Blanche bat L’Être
et le Néant. Exit Sartre et sa prétresse.
Si je me permets de prendre ici à témoin Dany Laferrière,
c’est aussi parce que le deuxième terme qui m’interroge
dans cette problématique est l’expression issus de la communauté
noire. Il y a là une sortie, comme s’il fallait quitter
cette communauté noire pour être écrivain et pour
revendiquer une place. Je sais que ma lecture est partiale, mais je
m’intéresse ici à ce qu’on peut appeler un
effet de sens. Or, justement, Dany Laferrière, dans ses entretiens
avec Bernard Magnier répète qu’il n’a cessé
de sortir, sur un plan concret, de Port-au-Prince à Petit-Goâve,
de Petit-Goâve à Port-au-Prince, de Port-au-Prince à
Montréal, de Montréal à Miami, mais aussi sur un
plan intellectuel. On connaît ses diatribes contre tous ceux qui
voudraient l’enfermer, dans l’haïtianité, l’antillanité,
la créolité, le Québec, les Etats-Unis, la francophonie
etc… Pour Dany Laferrière, il y a une nécessaire
sortie de ce codage dans lequel nous enfermons les écrivains
.
CONSTRUIRE L’AMÉRICANITÉ
C’est donc cette série de paradoxes que je vais tenter
d’interroger. Les lecteurs disposent désormais d’un
cycle complet qui me paraît décrire le cercle tracé
par cette problématique. Il s’agit de cette Autobiographie
américaine en dix livres plus un guide de lecture, J’écris
comme je vis. Nous avons là un ensemble donné par
l’auteur, comme complet, voire terminé. Le dernier ouvrage
d’entretiens semble même avoir la valeur d’une sorte
de testament du narrateur réputé désormais disparu
:
Dans le dernier roman, Pays sans chapeau, Vieux Os livre son
vrai nom. (…)Le type a enlevé son
maquillage, c’est fini. Il ne peut plus remonter sur scène.
A ce testament du narrateur, s’ajoute un codicille disponible
gratuitement en France, et distribué par les librairies du réseau
Initiales, Je suis fatigué. Remarquons d’emblée
que le titre de ce codicille est en contradiction avec certains passages
de J’écris comme je vis :
Je suis un écrivain au travail
peut-on lire dans le recueil des entretiens. En revanche, Je suis
fatigué se termine par la phrase suivante :
… j’aimerais, si possible, qu’à
partir de ce moment l’on cesse de me considérer comme un
écrivain en activité. Je me sens vraiment très
fatigué.
Une telle contradiction doit nous inciter à la réflexion.
Et tout d’abord, qui est ce « je » qui parle ? Est-ce
un écrivain noir ? Issus de la communauté noire ?
COMMENT PEUT-ON ÊTRE UN ÉCRIVAIN
NOIR ?
Il y a un aspect Lettres persanes dans cette question. De Comment
faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer à
La Chair du maître en passant par Cette Grenade dans
la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ? le
narrateur Vieux Os plonge un regard incisif et radical sur les modes
de vie et les traits culturels en vigueur sur le sous-continent nord-américain.
Le procédé à l’œuvre est celui de l’extériorité
du narrateur, distinguant les Noirs des non-Noirs et des Blanches, donnant
à l’image des sociétés traversées
le statut d’objets d’observation, soit par le regard direct
et l’écoute des discours, soit par la voie du souvenir.
Mais la comparaison s’arrête là. Il y a une notable
différence entre Usbeck et Vieux Os : le premier croit pouvoir
être tyran à Ispahan (le sérail) et philosophe à
Paris. Il n’en est rien pour Vieux Os, qui est narrateur et se
revendique écrivain partout. Rien de la mauvaise conscience du
philosophe des Lumières qui élude le problème de
l’action révolutionnaire grâce au mythe d’une
raison universelle et intemporelle occupant une place justement reconnue.
La question de la mauvaise foi, comme un ver qui viendrait lui ronger
la conscience (morale) ne semble pas torturer Vieux Os. Point de cette
mauvaise conscience enrobée « de
toute la vaseline de la culpabilité judéo-chrétienne
» pour lui, mais en revanche la dent bien dure envers ceux qui
l’ont méprisé pendant les temps difficiles : cette
fois c’est Dany Laferrière qui parle et qui rapporte qu’avec
la célébrité est arrivée une immédiate
reconnaissance. La scène se passe dans un bar de la rue Saint-Denis,
où l’auteur est servi en priorité.
Un type, pas loin, m’a lancé qu’il
attendait sa bière depuis un certain temps, mais que, semblait-il,
les vedettes avaient la priorité. Je lui ai répliqué
parce que je le connaissais bien, que je ne l’avais pas entendu
quand, il y a à peine deux mois, on m’avait interdit d’entrer
ici parce que des Haïtiens, que je n’avais jamais vus, y
avaient eu une dispute avec les serveurs.
Les douze livres offrent une remarquable palette de situations qui sont
autant d’exemples de scènes, de moments heureux ou non,
qui racontent cette mise à distance de la culpabilité,
et la volonté de croquer dans la pomme du succès, malgré
les obstacles de toutes natures. On pourrait les cataloguer, relever
les oppositions de discours si fréquentes, voire les contradictions,
les retours en arrière, les temps de l’enfance et du souvenir,
les déceptions. Mais aussi le bonheur de vivre et ses pendants,
la solitude, la tristesse et la mélancolie.
UN NARRATEUR GIGOGNE
Il me semble surtout que l’enjeu n’est pas là, même
si cette piste est constamment rappelée par le narrateur. Résumons
d’une autre façon la situation de cette Autobiographie
américaine : dix romans, le mode d’emploi plus un codicille.
Le chemin de la lecture est balisé, verrouillé même
en quelque sorte. Il y aurait un parcours, un ordre de lecture à
respecter, et qui ne correspond pas à l’ordre de publication
des textes. C’est néanmoins une œuvre bizarre en ce
qu’elle est constituée d’un commentaire sur l’œuvre
et d’un commentaire sur son ouvrage, sa fabrication. Cette écriture
sur ce qui s’écrit et sur le fait que ça s’écrit,
est réalisée par un écrivain qui dans ses entretiens
raconte qu’il écrit qu’un narrateur raconte qu’il
écrit. Et qui commente la dénudation des procédés,
la constituant elle aussi comme un procédé narratif. Cela
fait beaucoup pour un seul lecteur. Cela doit nous inciter à
entendre d’un peu plus près. Mais en même temps,
ce lecteur est aussi pris de court : ce qu’il va dire est susceptible
d’avoir déjà été écrit, commenté,
critiqué. Dans l’Autobiographie américaine, on trouve
ce souci constant d’être en avance sur le lecteur et la
lectrice, et d’une certaine façon de parler en leur nom
en les mettant eux-mêmes en scène. La différence
entre ces deux approches n‘est pas seulement subtile, elle est
je crois essentielle.
Par là, l’Autobiographie américaine est peut-être
aussi une œuvre hyperréaliste et païenne, si l’on
reprend les termes proposés jadis par Jean-François Lyotard
. Le monopole narratif y est détruit, le narrateur perd ses privilèges
en faisant « valoir ce qu’il y a de
puissance, non moindre, dans l’écoute, côté
narrataire, et aussi dans l’exécution, côté
narré ». Toute l’Autobiographie américaine
semble en partie répondre à ce programme :
Luttez plutôt pour l’inclusion des
métarécits, des théories et des doctrines, politiques
notamment, dans les récits. Que l’intellingentsia ait pour
fonction non pas de dire le vrai et sauver le monde, mais de vouloir
la puissance de jouer, d’entendre et de raconter des histoires.
Cette puissance est si commune qu’il est impossible que les peuples
s’en laissent priver sans riposte. S’il vous faut une autorité,
elle seule l’a. La justice est de la vouloir.
On croirait presque entendre Dany Laferrière. Mais reconnaître
un tel montage ne revient pourtant pas à tomber dans le piège
tendu par Vieux Os, qui oriente la lecture vers une fonction unique,
celle de chercher à repérer le principe unificateur et
de décrire ses modes d’application et de signification,
d’extraire du livre le sens qui s’y trouve enseveli, tout
en déniant au lecteur cette possibilité. Ce sens serait
nommé grâce au choix judicieux d’un ensemble exclusif
de citations. En fait, on aurait là des angles : le racisme,
le sexe, la mélancolie, la solitude, la religion, l’immobilité,
le jazz, les influences littéraires. Il y aurait forcément
des distorsions, puisque la quête du sens ne parviendrait pas
à prendre en charge des éléments opposés.
Prenons l’exemple de la nationalité de l’ensemble
et de son auteur. Le titre renvoie à l’Amérique,
certes. Mais Laferrière dit aussi ceci :
Je suis aussi tout ce que je ne veux pas être.
Je suis un écrivain haïtien, un écrivain caraïbéen
(ce qui est légèrement différent d’un écrivain
antillais, mais je suis aussi un écrivain antillais), un écrivain
québécois, un écrivain canadien et un écrivain
afro-canadien, un écrivain américain et un écrivain
afro-américain, et, depuis peu, un écrivain français.
(…) Je change peut-être de chapeau mais jamais de discours.
Dix pages avant ces mots, le chapitre «
Je suis un écrivain japonais » montre un refus viscéral
d’être rattaché à un lieu, une nature, une
substance en dehors de celle du métier :
Je veux être pris pour un écrivain,
et les seuls adjectifs acceptables dans ce cas-là sont : un bon
écrivain (ce qualificatif a bien sûr ma préférence)
ou un mauvais écrivain.
Il faut tenir en même temps les deux termes de cette contradiction.
Accepter un membre plutôt que l’autre revient à s’égarer
dans une lecture naïve et à devenir le dindon de la farce.
D’une certaine façon, c’est rejouer le rôle
de la journaliste, Miz Bombardier dans Comment faire l’amour…
et Denise Bombardier, dans J’écris comme je vis.
L’interview est vraiment rejoué. Il l’est même
indéfiniment, à travers d’autres rencontres, d’autres
interlocuteurs et interlocutrices mis en scène. Si l’on
cherche à renverser un désordre apparent en ordre caché,
dans l’ensemble de l’oeuvre, cette quête revient à
prendre le risque de se retrouver englué dans cette posture du
critique telle qu’elle est figurée dans l’œuvre.
La proximité des thèmes, la continuité des sujets,
entre le texte attribué à l’auteur et celui attribué
au critique ne constituent en aucun cas l’indice d’une connaissance,
mais au contraire le signe notoire d’une illusion. Il paraît
plus nécessaire de constituer cette effervescence narrative –ce
désordre présumé- comme élément d’une
production littéraire et idéologique. Il semble enfin
souhaitable de pratiquer une lecture qui tranche de façon suffisamment
nette, permettant une différenciation claire entre le texte lu
et le texte critique. Où bien alors, en acceptant sans réaction
que le narrateur gigogne prenne en charge l’ensemble du dispositif,
le lecteur commentateur se trouve lui-même englué dans
ce que Michel Foucault décrit comme un
Jeu à la Borgès d’un commentaire
qui ne sera pas autre chose que la réapparition mot à
mot (mais cette fois solennelle et attendue) de ce qu’il commente.
DANY LAFERRIÈRE DÉPLACE
LES QUESTIONS
Pour reprendre les termes de la problématique, je dirais que
la question posée par Dany Laferrière n’est pas
tant celle de sa place en tant qu’écrivain que celle du
lecteur. Et c’est ce déplacement qui constitue l’enjeu
majeur de cette œuvre.
Il me semble que la direction prise est indiquée dans le texte,
par la métaphore de la perspective. Mais, objectera-t-on, en
cherchant mes arguments dans le texte même de Dany Laferrière,
je retombe dans l’illusion dénoncée au paragraphe
précédent. Cela n’est pas sûr, car il faut
ajouter ceci : l’objet ici n’est pas de mettre à
jour une quelconque « véritable » opinion de Dany
Laferrière sur un sujet donné, sur sa place dans une idéologie,
dans un débat d’idée, mais d’étudier
la façon dont est produite la narration et dont la fiction progresse,
c’est-à-dire d’analyser la forme de cette production.
Voici ce texte :
Dans la plupart des toiles occidentales, le point
de fuite est au fond du tableau. Comme une invitation à pénétrer
dans le tableau. On s’installe ainsi dans l’univers du peintre,
et on étudie, on flâne. Mais comme tout est sur le même
plan dans la plupart des tableaux naïfs, on finit par se demander
où est le pont de fuite. Je l’ai cherché jusqu’à
ce que j’ai découvert que c’était mon plexus
qui servait de point de fuite. Donc, voilà pourquoi je n’arrivais
pas à pénétrer dans le tableau. C’est lui
qui devait pénétrer en moi.
On peut en dire autant de cette Autobiographie américaine
: il faut consentir à s’en laisser pénétrer.
Tout le monde ne l’accepte pas, et nous disposons de la palette
des réactions au premier ouvrage paru, de la déclaration
d’amour au jet du verre de vin (était-il bon ? était-il
mauvais ?) à la figure. Pour ma part, la plus troublante est
décrite dans le roman Cette Grenade… au chapitre
intitulé « Pourquoi les nègres
préfèrent les blondes »..
Toute la question est finalement de savoir comment
regarder ce qu’on voit avec la distance intérieure qu’il
faut
nous rappelle Maximilien Laroche, dans La Dialectique de l’américanisation.
Certes, je n’oublie pas que je suis un lecteur, et peut-être
pas un des lecteurs mis en scène par nos deux gémeaux,
Vieux Os et Dany Laferrière. Il me semble que précisément
cette mise en perspective inversée correspond à ce que,
vu de loin, raconte l’Autobiographie, et qu’étudie
l’ouvrage de Laroche. De L’Odeur du Café au
Pays sans chapeau, de cette inscription dans une terre, un paysage,
des sociétés, une famille, qui irradient l’enfance,
au retour sur cette terre devenue un « waste land », une
terre guaste, c’est le discours de la décolonisation continue
et imparfaite, et toujours contredite par les faits, qui se trame. C’est
par le déplacement de cette question, de l’extérieur
de l’histoire vers l’intérieur d’un sujet toujours
en relation (avec lui-même, avec les autres) que joue cette trame.
Le résultat de cette opération vaut réellement
pour distanciation, excentration intimement poursuivie.
Un moment de Comment faire l’amour… me semble faire
jouer d’une manière exceptionnelle cette inscription. Lors
de l’entretien avec Miz Bombardier, Vieux Os décrit une
situation de drague menée par un « type
d’Abidjan » :
devant la Blanche, l’Afrique doit lui servir
en quelque sorte de sexe surnuméraire.
Un « sexe surnuméraire »
: l’expression n’est pas banale. Elle n’est pas non
plus de Vieux Os. Pour la retrouver il lui a fallu plonger dans un monde
qu’il connaît, celui d’Haïti, et de ses écrivains,
notamment un des plus connus, Jacques Stephen Alexis. A la deuxième
page de Compère Général soleil, roman quasi
fondateur des lettres haïtiennes contemporaines, on lit en effet
:
Sur la montagne, le morne, là, impitoyable,
un petit tambour s’égrène et se plaint sans repos.
( …) Un petit tambour stupide et lancinant comme une migraine
! C’est l’Afrique collée à la chair du nègre
comme une carapace, l’Afrique collée au corps du nègre
comme un sexe surnuméraire. L’Afrique qui ne laisse pas
tranquille le nègre, de quelque pays qu’il soit, de quelque
côté qu’il aille ou vienne.
Je me permettrais de rappeler que le surnuméraire est du côté
du surnombre, du trop, mais aussi du sans grade, du non reconnu. C’est
bien ce biface que porte en elle la littérature de la Caraïbe,
et peut-être toute littérature que l’on pose et que
l’on assigne sous le regard de l’autre..
L’Amérique, nous rappelle
Laroche n’est pas la terre où l’homme
européen blanc a toute liberté de recommencer le monde,
de reconquérir le Paradis perdu et de devenir le nouvel Adam.
La décolonisation (pourquoi ne pas dire la véritable
découverte ?) de l’Amérique ne s’est
donc pas achevée avec les victoires de Dessalines, Bolivar, Sucre,
O’Higgins et bien entendu Georges Washington. Il reste à
l’homme américain à se découvrir lui-même.
Et il semble bien que pour plusieurs, ce soit une “terra incognita”
plus difficile à atteindre que les Indes mythiques que cherchaient
les navigateurs d’antan.
L’écriture de Dany Laferrière appelle des protocoles
de lecture qui vont dans le sens de ce que Fanon appelait une «
décolonisation intérieure
». J’en donnerais un seul qui me paraît grandement
producteur de connaissance. Il s’agit du langage de l’invective.
L’invective est d’abord du côté de la violence
verbale, de l’injure et de l’insulte. Elle vise à
blesser, à réduire l’autre, mais ce faisant, elle
lui reconnaît l’existence, elle lui reconnaît la présence,
à l’inverse du caractère de « meuble »
qui définit l’esclave. Elle est ensuite du côté
du plaidoyer, car dans ce discours, il y a quelque chose à dire.
Elle vise à faire comprendre, à convaincre et à
persuader. Elle connaît ainsi de larges moments de suspension,
au seuil de la réponse. Elle est l’expression d’une
colère, et elle affirme la présence de l’invectiveur.
Enfin, l’invective a à voir avec la jubilation : ce que
je dis, je le fais, et mon faire, c’est un dire. L’Autobiographie
déroule sans limite cette jubilation, qui devient affirmation
d’une co-présence à soi et aux autres. Jean Genet
rappelle, dans le Journal du voleur, que l’invective est
proche en cela de la scène d’amour faite «
à un amant cruel », sans doute ici cette Amérique
qui affame le « tiers-monde depuis Wall
Street » , et qui est pourtant si désirée.
L’invective, on le voit, ouvre à un double-jeu systématique
: elle donne un état des opinions sur les sujets qui se présentent
et critique la matière de ce discours. Rien ne peut être
affirmé sans avoir reçu une seconde lecture goguenarde
qui détermine les conditions de validité de la première
affirmation. La « vérité
» n’est pas donnée. Elle est à construire
pas à pas. Le discours ne vaut donc pas tant par ce qu’il
dit que par les titres qu’il a à parler. Ce ne sont pas
les conclusions toujours temporaires qui importent, mais les conditions
d’énonciation, les modes d’être des individus
qui les parlent. L’Autobiographie interroge avec beaucoup
d’acuité la grande liberté des choix qui sont menés
sur le sous-continent, c’est-à-dire l’irresponsabilité
de ceux qui les font. Ce que le texte offre à ses lecteurs c’est
de parcourir la répétition de ces choix, répétition
qui est, comme nous le savons depuis Montaigne, la figure de l’humaine
condition. Rappelons-nous le deuxième chapitre du troisième
livre des Essais. Il commence par cette phrase que nous n’avons
pas fini d’interroger :
Les autres forment l’homme ; je le recite
et en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si
j’avoy à façonner de nouveau, je ferais vrayement
bien autre qu’il n’est.
C’est ce mouvement là du devenir-autre qui constitue la
dialectique de l‘américanisation. Et cela ne semble pas
tout à fait un hasard, si, dans le même contexte, quelques
lignes plus bas, Montaigne ajoute :
Si le monde se plaint de quoy je parle trop de
moy, je me plains de quoy il ne pense seulement pas à soy.
Je terminerai cette intervention en proposant à la lecture de
l’Autobiographie américaine une autre posture du
lecteur. Pour entendre les différents moments de ce discours
déjà ancien mais que nous avons tant de difficulté
à actualiser et que reprend à son compte notre écrivain
gémellaire, il faudrait peut-être, en déplaçant
sensiblement la perspective inversée décrite plus haut,
que le lecteur lui-même se reconnaisse comme « un
Nègre » et que le texte soit reçu par lui
avec autant d’élégance que l’est dans l’Autobiographie
une « Blanche », qui n’est
jamais forcée et qui vient délibérément
tout autant que joyeusement à la rencontre de son amant. Par
là, je crois pouvoir affirmer que la question ne me semble pas
tant celle de la place de l’écrivain, essentiellement être
du déplacement, être en déplacement, rebelle et
insaisissable, que celle du lecteur et de ce qu’il lit.
Yves Chemla
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