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Roman de l'écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, Paris, Seuil,
1998
Le troisième volet de la grande fresque ouverte par Les Soleils
des Indépendances et poursuivie par Monné, outrages
et défis montre que la compréhension des soubresauts
politiques et sociaux dans l'Afrique de ces dernières années
n'est pas réductible à ces discours convenus qui ont occulté
la réalité. Après l'érosion puis l'effondrement
de l'Autorité ancienne, après la difficile articulation
entre le pouvoir traditionnel et la modernité coloniale, Kourouma
dénude les fondations modernes de l'autorité du chef.
Epopée d'un chasseur devenu dictateur par la force mais aussi
la subtilité, En Attendant le Vote des bêtes sauvages
est d'abord un roman de la parole.
L'HISTOIRE
En effet, pendant six veillées successives, un austère
griot des chasseurs et son double bouffonnant racontent la geste purificatoire
du dictateur Koyaga, son donsomana. En rompant le tabou de la
nudité pour pouvoir afficher les décorations obtenues
à Verdun, dans les tranchées, le père de Koyaga
a ouvert une brêche dans la culture des Hommes nus, désignés
par les ethno-colonisateurs comme des Paléonigritiques, et donc
rendu possible leur exploitation par les Français. A la mort
de son père, enfermé dans un cachot pour avoir conduit
les Hommes nus dans leurs luttes contre la colonisation, Koyaga est
envoyé à l'école. Dès cet instant, le futur
dictateur va tenter de réunir en lui le double courant de la
tradition et de la modernité colonisatrice. Ses dispositions
belliqueuses le font envoyer dans l'armée. Il se couvre de gloire
en Indochine, puis en Algérie, avant de rentrer définitivement
dans la République du Golfe, devenue indépendante. Sur
lui veillent sa mère Nadjouma ainsi que le marabout Bokano. Aidé
tous les deux d'un Coran ancien et d'une météorite, objets
qui confèrent à leurs propriétaire une puissance
sans borne, ils initient Koyaga aux protections magiques. Chasseur aux
pouvoirs étendus, il élimine des bêtes féroces
qui hantent la région des Hommes nus, en les tuant et en empêchant
leur retour : il leur coupe la queue ou les émascule puis enfonce
la partie tranchée dans la gueule du monstre, condamnant les
forces maléfiques à tourner en rond dans les restes de
la bête. Il en sera désormais de même pour tous les
opposants qui se dresseront devant lui. Mais l'intronisation du dictateur
Koyaga ne sera définitive qu'après une tournée
initiatique auprès des autres dictateurs des états d'Afrique
de l'ouest. Il acquiert grâce à eux la conscience de se
déterminer pour le camp libéral, dans cette Afrique de
la guerre froide. Reconnu par ses pairs, protégé par sa
mère et le marabout, Koyaga exerce le pouvoir. Il s'appuie sur
la force, la magie, le parti unique, les faux complots dont il réchappe
à chaque fois. Les richesses s'accumulent, pour ses proches et
pour lui, jusqu'au moment où l'histoire le rejoint : brusquement
déséquilibré par la fin de la guerre froide, le
système de la dictature et du parti unique s'effondre, ruiné
par ses dépenses somptueuses, ruiné aussi par la résistance
active des jeunes scolarisés et désormais voués
au chômage. Une dernière fois, Koyaga tente de retourner
la situation et fait croire à sa disparition. Mais il est trop
tard : lorsqu'il réapparaît, c'est dans un paysage désolé,
ruiné par les soulèvements. Nadjouma et Bokano ont disparu,
le Coran et la météorite avec eux. Ce n'est que grâce
à un donsomana que Koyaga parviendra, peut-être, à
les retrouver. Il retrouvera le pouvoir, aidé en cela par le
suffrage uiversel, notamment celui des bêtes sauvages.
UN TEXTE CIRCULAIRE
Le roman de la parole mise en scène enferme Koyaga dans son histoire.
Amputé lui aussi de ses attributs protecteurs, le dictateur tourne
en rond dans la geste de ses actions. La mécanique mise en branle
avec le geste initial du père ne parvient plus à être
enrayée : elle aboutit à ce que la lutte pour garder le
pouvoir devienne permanente, sanguinaire et conjuratoire. L'écriture
même du roman inscrit en elle cette spirale, dont l'origine contient
aussi la fin : par les effets de contrepoints, par les rimes narratives,
par le jeu des proverbes dans les titres et dans le texte, le roman
suscite ce jeu circulaire de renvois entre un commencement et une clôture.
Plus que le dévoilement des parts d'ombre et de sang, communes
à toutes les dictatures -le lecteur reconnaît aisément
les tyrans représentés-, c'est le caractère désenchanté
de ce cercle qui frappe dans le roman de Kourouma. Si dans Monné,
outrages et défis le personnage principal était le
peuple de Soba, parfois origine du récit, mais aussi parfois
destinataire de l'épopée, dans En attendant le Vote
des bêtes sauvages, le dispositif narratif est particulièrement
troublant pour le lecteur : le donsomana est adressé par
le griot Bingo directement à Koyaga, présent à
l'exercice. Il est le réel destinataire de la geste, certes,
mais par le jeu de l'énonciation, le lecteur semble lui aussi
présent à la veillée, participant de cette purification.
Ainsi, malgré le désenchantement, la verve de Kourouma
prend naturellement en charge de multiples aspects de l'oralité,
sortant la vision de l'Histoire du manichéisme le plus courant,
un manichéisme appuyé par la critique désormais
classique de l'ethnocentrisme. À l'inverse, le roman mêle
avec une rigueur empreinte de jubilation, une profonde élégance
de la forme, une singulière distinction de la langue, une rigoureuse
intelligence de la part de chacun dans le désastre continu. Dans
cette épopée du temps des partis uniques, Kourouma fait
entendre avec une autre musique, la critique des impostures et des dangers
de la complaisance. Aucune partie ne sort épargnée de
son ironie mordante. Mais aucune partie n'en sort non plus complètement
dégradée, comme reléguée dans un de ces
obscur cachots où l'on enferme ceux que l'on ne veut plus voir
ni entendre. Gageons, au contraire, que les échos répercutés
depuis ce livre étonnant résonnent longtemps, et de plus
en plus en plus fort.
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