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Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  En Attendant le vote des bêtes sauvages

Revue Notre Librairie, Paris, 1999, n°138

 

 
 

Roman de l'écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, Paris, Seuil, 1998

Le troisième volet de la grande fresque ouverte par Les Soleils des Indépendances et poursuivie par Monné, outrages et défis montre que la compréhension des soubresauts politiques et sociaux dans l'Afrique de ces dernières années n'est pas réductible à ces discours convenus qui ont occulté la réalité. Après l'érosion puis l'effondrement de l'Autorité ancienne, après la difficile articulation entre le pouvoir traditionnel et la modernité coloniale, Kourouma dénude les fondations modernes de l'autorité du chef. Epopée d'un chasseur devenu dictateur par la force mais aussi la subtilité, En Attendant le Vote des bêtes sauvages est d'abord un roman de la parole.

L'HISTOIRE
En effet, pendant six veillées successives, un austère griot des chasseurs et son double bouffonnant racontent la geste purificatoire du dictateur Koyaga, son donsomana. En rompant le tabou de la nudité pour pouvoir afficher les décorations obtenues à Verdun, dans les tranchées, le père de Koyaga a ouvert une brêche dans la culture des Hommes nus, désignés par les ethno-colonisateurs comme des Paléonigritiques, et donc rendu possible leur exploitation par les Français. A la mort de son père, enfermé dans un cachot pour avoir conduit les Hommes nus dans leurs luttes contre la colonisation, Koyaga est envoyé à l'école. Dès cet instant, le futur dictateur va tenter de réunir en lui le double courant de la tradition et de la modernité colonisatrice. Ses dispositions belliqueuses le font envoyer dans l'armée. Il se couvre de gloire en Indochine, puis en Algérie, avant de rentrer définitivement dans la République du Golfe, devenue indépendante. Sur lui veillent sa mère Nadjouma ainsi que le marabout Bokano. Aidé tous les deux d'un Coran ancien et d'une météorite, objets qui confèrent à leurs propriétaire une puissance sans borne, ils initient Koyaga aux protections magiques. Chasseur aux pouvoirs étendus, il élimine des bêtes féroces qui hantent la région des Hommes nus, en les tuant et en empêchant leur retour : il leur coupe la queue ou les émascule puis enfonce la partie tranchée dans la gueule du monstre, condamnant les forces maléfiques à tourner en rond dans les restes de la bête. Il en sera désormais de même pour tous les opposants qui se dresseront devant lui. Mais l'intronisation du dictateur Koyaga ne sera définitive qu'après une tournée initiatique auprès des autres dictateurs des états d'Afrique de l'ouest. Il acquiert grâce à eux la conscience de se déterminer pour le camp libéral, dans cette Afrique de la guerre froide. Reconnu par ses pairs, protégé par sa mère et le marabout, Koyaga exerce le pouvoir. Il s'appuie sur la force, la magie, le parti unique, les faux complots dont il réchappe à chaque fois. Les richesses s'accumulent, pour ses proches et pour lui, jusqu'au moment où l'histoire le rejoint : brusquement déséquilibré par la fin de la guerre froide, le système de la dictature et du parti unique s'effondre, ruiné par ses dépenses somptueuses, ruiné aussi par la résistance active des jeunes scolarisés et désormais voués au chômage. Une dernière fois, Koyaga tente de retourner la situation et fait croire à sa disparition. Mais il est trop tard : lorsqu'il réapparaît, c'est dans un paysage désolé, ruiné par les soulèvements. Nadjouma et Bokano ont disparu, le Coran et la météorite avec eux. Ce n'est que grâce à un donsomana que Koyaga parviendra, peut-être, à les retrouver. Il retrouvera le pouvoir, aidé en cela par le suffrage uiversel, notamment celui des bêtes sauvages.

UN TEXTE CIRCULAIRE
Le roman de la parole mise en scène enferme Koyaga dans son histoire. Amputé lui aussi de ses attributs protecteurs, le dictateur tourne en rond dans la geste de ses actions. La mécanique mise en branle avec le geste initial du père ne parvient plus à être enrayée : elle aboutit à ce que la lutte pour garder le pouvoir devienne permanente, sanguinaire et conjuratoire. L'écriture même du roman inscrit en elle cette spirale, dont l'origine contient aussi la fin : par les effets de contrepoints, par les rimes narratives, par le jeu des proverbes dans les titres et dans le texte, le roman suscite ce jeu circulaire de renvois entre un commencement et une clôture. Plus que le dévoilement des parts d'ombre et de sang, communes à toutes les dictatures -le lecteur reconnaît aisément les tyrans représentés-, c'est le caractère désenchanté de ce cercle qui frappe dans le roman de Kourouma. Si dans Monné, outrages et défis le personnage principal était le peuple de Soba, parfois origine du récit, mais aussi parfois destinataire de l'épopée, dans En attendant le Vote des bêtes sauvages, le dispositif narratif est particulièrement troublant pour le lecteur : le donsomana est adressé par le griot Bingo directement à Koyaga, présent à l'exercice. Il est le réel destinataire de la geste, certes, mais par le jeu de l'énonciation, le lecteur semble lui aussi présent à la veillée, participant de cette purification. Ainsi, malgré le désenchantement, la verve de Kourouma prend naturellement en charge de multiples aspects de l'oralité, sortant la vision de l'Histoire du manichéisme le plus courant, un manichéisme appuyé par la critique désormais classique de l'ethnocentrisme. À l'inverse, le roman mêle avec une rigueur empreinte de jubilation, une profonde élégance de la forme, une singulière distinction de la langue, une rigoureuse intelligence de la part de chacun dans le désastre continu. Dans cette épopée du temps des partis uniques, Kourouma fait entendre avec une autre musique, la critique des impostures et des dangers de la complaisance. Aucune partie ne sort épargnée de son ironie mordante. Mais aucune partie n'en sort non plus complètement dégradée, comme reléguée dans un de ces obscur cachots où l'on enferme ceux que l'on ne veut plus voir ni entendre. Gageons, au contraire, que les échos répercutés depuis ce livre étonnant résonnent longtemps, et de plus en plus en plus fort.


 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09