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Côté Sud

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Laisser jaunir les haines du passé

Des Goûts et des Couleurs, 28.10.2007

 

 
 

Imane Humaydane Younes, Mûriers sauvages, Paris, Verticales, 2007


C'est depuis l'intime que les personnages féminins des romans d'Imane Humaydane Younes racontent leurs histoires. Dans Ville à vif, paru en 2004 également aux éditions Verticales, l'intérieur des êtres est cet espace où pénètre même la violence de l'histoire, qui vient mettre à nu et ravager la part silencieuse, transformée dès lors en autant d'écrans où se projettent les incendies guerriers. Il y a dans la douloureuse beauté de ce roman comme un refus de l'histoire, quand dans l'après-coup de la tragédie, elle est réduite à une suite d'événements terribles, mais dont le retentissement est peu à peu banalisé, voire occulté. Ce ne sont pas les échos, ni leurs prolongements dans l'atténuation, qui constituent le roman, mais ce que les personnages ont à parler de la faille térébrante qui les traverse et qui les brise. Les monologues des quatre personnages féminins, Liliane, Warda, Camillia et Maha, s'entrecroisent et peu à peu parviennent à retisser le fil rompu du temps, celui des désastres et celui des déceptions, particulièrement celui du lent détricotage de leur présence au monde, elles qui basculent presque insensiblement dans l'attente sans objet ou dans la folie. C'est par le souci que se portent les uns les autres les personnage que les reculs deviennent moins brutaux, réinscrivant ici où là, des poches de résistance contre la dilacération des consciences, réinventant des possibilités de sociétés, cernées par la nuit la plus opaque. Ces espaces de socialité, d'attention aux autres, paraissent traduire dans l'écriture d'Imane Humaydane Younes comme une révolte face à sa propre colère : la violence sanglante telle qu'elle se manifeste dans le meurtre de Ranger, le milicien assassin, accompli par Camillia et Maha, en est l'exception notable, qui confère alors à ces moments précédents, à ces lueurs dans la nuit, leur grâce improbable. C'est aussi que la violence doit pouvoir enfin se montrer "nue, sans fard", comme une limite qui est l'absence de toute limite, comme ce qui voudrait faire sens contre l'ossification du temps et ce vide que creuse la guerre menée par les hommes. Et cette violence ne manifeste encore son accomplissement radical que lorsque le corps du jeune homme détaché, il est jeté comme un déchet au milieu de la rue, et qu'il est éparpillé par l'impact d'un obus, qui vient en contrepoint signifier dans le texte que la guerre est finie, que plus rien de ce qui n'a pas été vécu n'existera un jour. C'est toute la gageure engagée par ce roman terrible qui tente de rejoindre dans la guerre ce qui lui est arraché, fût-ce des lambeaux de vie, et les raconter depuis les personnages qui semblent étrangement peu à peu investir le lecteur, qui croit les porter en lui, par une habile persuasion, rendue possible parce que l'intime parle à l'intime, par une parole qui est absence de communication, juste une parole qui tisse un cocon autour de ces quatre femmes en espérance d'un rêve de papillon, s'élevant dans le ciel brillant de Beyrouth. Le lecteur occupe alors cette position paradoxale : en lui, les personnages semblent continuer à dévider leurs paroles, dans un avertissement incessant qui lui est adressé de résister à sa propre colère, au renoncement de sa raison, et de sa sensibilité. Il s'agit de ne pas donner prise justement à la fascination de la manifestation de la force, de conserver en soi, toujours à portée de l'écoute, la parole de celles qui savent, et qui demeurent désormais immortelles. Et de se méfier de la tentation d'être ce "renard habile et rusé qui, le soir venu, jette un regard en arrière sur sa journée et laisse pendre sa langue d'un air narquois, satisfait de s'en être tiré à si bon compte. De ces renards experts dans le mensonge, vautrés dedans, et qui n'en portent cependant aucune trace".

Mûriers sauvages reprend, dans un autre registre, ainsi que dans une autre tonalité, cette nécessité de la résistance intérieure à la violence imposée : il est vital d'expurger la violence qui a fini par s'inscrire dans les corps, tant elle a été mise en silence, aidée en cela par la juxtaposition de discours fondés sur le refuge dans l'unité autoritaire, voire totalitaire. Comme un développement du dernier monologue du roman précédent, l'auteur nous emmène au cœur de la montagne druze, aux particularismes sourcilleux. Littéralement, il pourrait s'agir d'une histoire de dépossession patrimoniale, celle d'un grand domaine mené avec poigne par un patriarche, le Cheikh. Sa jeune fille, Sara, cherche sa mère, pendant la majeure partie de son existence. Celle-ci a disparu peu de temps après sa naissance, et cette disparition a une allure de mystère obscène. Tout le roman, raconté essentiellement depuis le point de vue de Sara, se déploie à partir de cette double injonction paradoxale : il lui faut retrouver sa mère et accepter de renoncer à l'idée de chercher à la retrouver. La très grande réussite du roman repose sur la double inscription de cette quête impossible dans un paysage et dans l'intimité, encore une fois, du personnage.
Mûriers sauvages est ainsi d'abord un roman du terroir, depuis lequel se redresse la narratrice, comme née elle-même de la terre, fécondée par la pluie : "Rien… Rien n'égale la sensation que me procure la coulée d'une goutte de rosée le long de ma nuque. Une sensation de picotement qui m'arrache un petit cri. Un "ah" ensommeillé qui serait né déjà exténué. Une goutte brillant sur une feuille d'amandier qui perle, pareille à une goutte de semence, roule, se détache. Elle tombe puis glisse lentement, dessinant sur ma peau une douce ligne sinueuse qui réchauffe mon corps transi. Rouvrant les yeux, je vois luire au-dessus de moi un soleil pâle. Je me lève, les membres raides et glacés, et secoue la terre humide collée sur moi". Ce sont les premiers mots du livre. La vie quotidienne est rythmée par les saisons, et d'abord celle des cocons et des vers à soie. Le domaine, perdant sa fonction seigneuriale, devient une magnanerie, pour laquelle chaque espace disponible est rentabilisé par le maître des lieux, âpre au gain et roublard avec les employés saisonniers. Au départ, il y a une obscure histoire de spoliation : le grand-père de Sara est un Libanais d'Argentine, où sa famille a émigré, après la guerre de 1860, entre Druzes et Chrétiens, consécutive aux ébranlements subis par l'empire ottoman. Revenu au Liban, et s'y trouvant retenu par le déclenchement de la première guerre mondiale, il s'y installe, comme un refondateur de lignée. Dans des circonstances mal éclaircies, sa fille est mariée au Cheikh, qui, pour cela, divorce de sa première épouse, dont il a déjà un fils.


C'est un roman du terroir, également, en ce qu'il met en scène la vie d'une petite communauté druze, et qu'il en décrit ce qu'il en est possible : quelques rites, ses espaces clos des secrets initiatiques, ses rapports avec les autres communautés, notamment la présence des pasteurs anglais, qui assurent l'école aux enfants. C'est d'ailleurs par cette fonction que se lève une des interrogations : l'espace reclus est travaillé désormais par l'extérieur, qui lui apporte – lui impose aussi – quelques traces de la modernité, qui contreviennent à la tradition et à ses archaïsmes, et qui provoque de la résistance.
Mais c'est aussi, et dans le même mouvement, ouvert par le premier paragraphe, un roman de la féminité : avec grâce, sont évoqués et racontés les malaises, qui deviennent souffrances, de la jeune Sara, que sa tante Chams nomme "la fille de la maudite", qui est sans cesse à la poursuite d'une figure de l'absence – un visage, un attouchement, une odeur, un parfum – qui peu à peu la possède, comme un manque qui la désemplit. Ce sont aussi des histoires de femmes, et de féminités déniées pourtant exploitées, réduites au silence, et d'où émergent des figures contrastées : Chams, la sœur du Cheikh, ce dernier l'empêchant de se marier, et qui tente, mais cela rate, de sublimer son désir par un piétisme dont elle finit elle-même par admettre qu'il n'est que de façade ; Doha, la camarade de jeu de Sara, qui vient respirer l'odeur des vêtements du frère méprisé par le père, qui finira, contraint et forcé par ce dernier, par l'épouser, qui ne l'aimera pas, et qui verra dans cette obligation une façon particulièrement efficace de le retenir au Liban, alors qu'il désirait partir ; c'est Moutia, la Tcherkesse venue d'Alep, un peu magicienne, dont les chants retentissent dans l'air lumineux qui nimbe le domaine, et qui donne à Sara une des clés du trousseau qui lui permettrait de déverrouiller les portes de son histoire : "Ta mère est partie à la recherche de son âme" ; ce sont toutes les femmes qui soignent les cocons, assises dans la cour du domaine et suscitant, un temps, une société presque heureuse : "D'une main, la tête renversée en arrière, l'une des femmes lève la cruche en terre poreuse, transpirant d'eau glacée. Lèvres entrouvertes, elle l'incline, et boit à la régalade l'eau qui jaillit du bec. Quelques gouttes tombent sur son menton, coulent le long de son cou avant de tracer un filet entre ses seins. Elle pousse un petit cri de surprise aussitôt suivi d'un éclat de rire. Un rire contagieux qui se propage d'une femme à l'autre. On croirait entendre une cascade surgie des profondeurs de la terre. Elles rient, s'interrompent pour échanger quelques mots et puis repartent de plus belle. Leurs éclats de rire montent tandis que le soleil peu à peu disparaît, jetant sur les cocons des reflets sombres. Elles rient en toute simplicité, pour rien, juste comme si elles voulaient contenir la puissance de ces lieux intimes et mystérieux cachés au plus profond d'elles mêmes, une puissance égale à celle de la vie". Le rire est ici comme la promesse du plaisir, mais aussi, comme le signale presque incidemment le texte, ce qui se substitue à son impossible, et de la vague, montée des plus lointains, qui bouleverse les êtres quand ils consentent à rompre les digues. Mais ce sont des instants d'exception, tel celui au cours duquel, au milieu des chenilles dévorant les feuilles de mûriers, après un orage dévastateur, et dans la chaleur humide d'une fin d'après-midi, Sara et Karim se donnent l'un à l'autre, debout, contre une fenêtre. Pourtant, au milieu de ce festin des chenilles, de l'orage diluvien, mais aussi du ramassage précipité des escargots, dans ce festin général où les profondeurs de la terre rencontrent la rupture des eaux, demeure une précaution ultime : "Je ne donnerai pas mon âme", répète Sara. En contrepoint à cette descente en soi vers la grâce, le roman évoque aussi l'autre versant de la féminité, la solitude qui rend les femmes hagardes et dépeuplées, quand elles demeurent chez elles, dans l'attente, mais qui, dès qu'elles peuvent raconter des histoires à d'autres femmes, semblent revivre.

D'autres histoires, certes, mais jamais celle de la mère. La quête demeure suspendue, puis inaccomplie. Sara y renonce, traçant un parcours déceptif au roman, qui semblait s'ouvrir sur la promesse d'un motif littéraire stéréotypé, qu'il déjoue progressivement. Le roman demeure sur le bord étroit de la dramatisation, et le secret demeure gardé. Sara ne possède en vrai que ce qu'elle a toujours perdu, l'invisibilité d'une présence qui se retient en elle, mais qu'elle ne peut connaître. Elle prend peu à peu acte de sa propre altérité, découvrant en elle ce secret qui fait d'elle d'abord une autre radicale, sans concession à une quelconque connaissance, traçant des chemins qui sont les siens en propre, avec ses renoncements, comme ses tentations. Dans le vaste champ clos que décrit le domaine dans la montagne, à la lisière du village et de ses traditions lentement délitées, malgré la force du Cheikh, c'est la haine entretenue qui garantit la possibilité de vivre ensemble, et non l'amour que pourraient se porter les uns les autres. Dès lors que le Cheikh s'immobilise, sentant sa fin venir, les personnages se séparent, quittent les lieux, le désertifiant, acceptant des logiques individuelles, et non plus de groupe. La question centrale posée par ce roman est bien celle de l'amnésie récurrente et rendue nécessaire. Ainsi, au centre et à l'origine du cocon, il y a un ver, un organisme dont chaque étape de l'existence repose sur la négation de la précédente. Le masticateur de feuille deviendra papillon butineur, si les cocons sont abandonnés à leur sort, ce qui se produit et signale la fin du domaine. Ainsi, les mûriers retournent à la sauvagerie après avoir été à nouveau cultivés, après une période d'abandon… Histoire étrange et magnifique, Mûriers sauvages dénoue la spirale des cycles, au moment où précisément, ceux-ci changent de nature : roman d'une bâtardise soupçonnée et source d'un malaise qui affleure à la surface des mots, et qui déconstruit l'idéal d'unité quelque peu totalitaire du lien communautaire, il dresse la scénographie d'une entrée dans la modernité qui rejette le domaine dans ses marges, comme une caverne de vieilleries que Doha accumule chez elle, croyant compenser ainsi l'affection que son mari ne lui accorde pas ; qui, pour le moderne Karim, n'est plus qu'un signe de la puissance qu'il souhaite acquérir, dans l'oubli de soi et des autres, en particulier de Sara, comme de la tradition. Tant que le Cheikh se tient debout, il est l'axe autour duquel tourne le monde, dans une giration haineuse. Dès lors qu'il se couche, tout est consommé, et un nouveau cycle commence. Mais un cycle épuré, sans fondement, comme une perte : au tambourinement produits par l'alimentation des insectes dans la maison, répond celui que font par jeu les enfants de Doha sur les portes des pièces vides. Reste alors pour Sara l'attente de sa propre fille, à qui elle donne le prénom de sa propre mère, témoignant ainsi de la réappropriation de sa propre histoire, se démarquant en se détournant du "Rien…" par lequel sa propre histoire commence.

Comme d'autres écrivains de sa génération, Imane Humaydane Younes nous raconte, depuis l'intérieur d'une conscience qui tente de couturer la déchirure dans l'intime, la lente dépossession d'un terroir, le coup de buttoir presque invisible lancé sur les traditions qui scellaient les communautés, sur elles-mêmes mais aussi les unes les autres, fût-ce au prix de leur animosité partagée. Il a pour conséquence le sentiment de la perte de soi, la constitution d'identités reconnues peu à peu comme erronées, voire fallacieuses, mais qui collent à la peau comme une odeur corporelle, surtout comme un mythe qui empêche de vivre, c'est-à-dire de se forger un destin, de s'approprier son propre regard, alors que tout autour de soi, les haillons soyeux partent en charpie.


Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09