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  Regarder depuis les rebords du monde : Le Seuil interdit, de Georges Henein

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Le Seuil interdit, recueil de textes de l'écrivain égyptien Georges Henein (1914-1973), publié en 1956 au Mercure de France, repris avec d'autres textes dans Notes sur un pays inutile en 1982 (Le Tout sur le Tout).


Pour Katia Haddad

Introducteur du Surréalisme en Egypte dès la fin des années 30, et chef de file d'une génération qui comprit des écrivains aussi différents qu'Albert Cossery, Berto Fahri et Edmond Jabès, tous réunis cependant par la rencontre de différentes cultures (arabe, turque, grecque, byzantine, britannique et française), Henein marqua toujours une volonté intransigeante de conserver au mouvement sa pureté originelle. Le Seuil interdit rassemble des textes au statut incertain, à mi-chemin de la nouvelle, du récit et du poème en prose.

Ne présentant pas toujours d'intrigue précise ni d'anecdote circonstanciée, l'écriture des textes évoque des déplacements d'êtres dans l'espace décrit par une réalité ouverte au rêve. Dès le "Pacte noir" et "Les Bonnes Adresses", se pose, grâce à un médiateur, la question de l'être, des conditions de sa rencontre mais aussi de sa disparition. Celle-ci est mise en cause dans "Il n'y a personne à sauver" par une éthique fondée sur la révolte. Cette forme de négation est confrontée à l'angoisse de la séparation définitive avec la femme aimée ("Le Guet-apens"), angoisse portée par un nihilisme radical ("Notes sur un pays inutile"), et l'échec de rencontres, en raison de la pesanteur de l'existence. Mais elle permet aussi de fonder l'exigence d'une liberté aérienne, opposée à toute compromission ("Par Bonheur"). Ce n'est qu'à cette condition qu'une présence peut surgir ("La Vigie"). Elle court toutefois le risque de basculer dans "l'opprobre" ("Le Seuil interdit"). Ce n'est qu'à distance seulement que la femme aimée peut être évoquée. Rien ne peut la fixer, et son image échappe à toute représentation, fût-ce un tableau ("Portrait partiel de Lil"). Pourtant cette série de rencontres a enrichi le narrateur: il désigne au lecteur la proximité et la fugacité de toute apparition ("Histoire vague"), avant de se mettre en scène dans "Pointure du cri", s'interrogeant sur le pouvoir de son écriture quand elle confrontée à la surdité des existants. Etant définitivement dépris de toute attache, il s'engage résolument dans la "Déviation", "au seuil d'une félicité" qu'il ne cherchait point et qui le conduit au silence.

De l'expérience menée par Henein à partir de 1935, Le Seuil interdit ainsi que les autres textes de Notes pour un pays inutile donnent à lire les traces dans une géographie volontairement incomplète. Cette série de textes, qui désigne dès son titre la possibilité du passage mais aussi son caractère illicite, s'inscrit dans l'esprit même du surréalisme. C'est pourquoi cette expérience de la création, marquée selon Bonnefoy par "la lucidité dévastatrice du nihilisme", loin de s'inscrire dans les limites de la littérature, la déborde infiniment pour la mettre en crise, en "Cause", selon le titre de la revue surréaliste dont Henein fut un des rédacteurs. Le silence qui entoure cette oeuvre, le démembrement qu'elle a subi, le caractère épars des publications, témoignent du malaise des institutions littéraires à l'intégrer dans leur corpus. Nourri de la rencontre entre l'Orient et l'Occident, Le Seuil interdit rend compte des forces qui minent "l'éclat du monde" et auxquelles il oppose celles de la création, celle-ci étant fondée sur une éthique de la rupture et de la "déviation". Il y a au début chez Henein, le mépris pour les "fastes monotones de la pensée" et tout ce qui entraîne la répétition, tout ce qui permet "le commencement de confort dans l'horreur" . Le langage lui-même n'est pas étranger à cette tendance, lui qui se laisse prendre à la glue des stréotypes, et qui s'achève dans "le piège morbide de l'écriture". Cette angoisse de la répétition emporte même la morale révolutionnaire : celle-ci ne "doit peut-être sa qualité qu'à notre paresse devant le mal". C'est que l'être finit par être atteint de dépérissement : dérobé à lui-même, il se cherche et ne peut plus exister que dans le "schisme", à "la verticale du néant", ou bien dans l'inquiétude forcée de "la grande Anémie". La conséquence de cet amoindrissement ontologique se déploie dans un sentiment de déreliction souvent poignant, caractérisé par "l'avarice métaphysique", le sentiment de se "sentir (...) déserté et non reconstituable". Les artisans féroces de ce "délaissement intérieur", ce sont les "Puissants", le "collège des Thaumaturges", les souverains déments, ou bien cette "Religieuse au faciès ravagé par la lèpre" qui veille dans la boutique du "Tout pour l'amour" sur ces alambics d'où s'égoutte "l'amertume de l'heure". Dans ce contexte, il ne reste plus aux hommes qu'à hanter des palais où l'on se sent "étranger, mutilé de tous rapports avec ce qui n'est la face de marbre. Ce sont des choses qui usent l'homme le meilleur". Ou bien, il faut franchir le "seuil interdit", accepter le risque de la rencontre, considérer l'Apparition comme une médiation permettant de devenir un Autre afin de pouvoir "parler de soi à la troisième personne du singulier". Cependant cette attente se situe à l'écart de toute espérance messianique : il s'agit bien de celle, paradoxale et mystérieuse, d'un être "non appelé".

Les figures féminines qui surgissent dans les récits le figurent, avec toute les puissances du bouleversement. Mais dans le même temps, leur rôle de "passeuses" les rend impénétrables, insaisissables, impossibles même à être figées dans une représentation. Ces initiatrices "aux hanches étroites", "trop frêles pour être aimées de près" offrent, telle la sirène bienveillante d'"Histoire Vague ", la possibilité de s'engager dans la "voie hermétique, étanche, insoluble". Premier pas dans cette direction, la "solidarité, instinctive autant que désespérée avec autrui comme il vient" (Bonnefoy) est l'apanage de ces éveilleuses. Ainsi, la femme de "Pointure du cri" qui suggère de porter secours à cette voix qui appelle au secours dans la nuit. L'intercession, pourtant, peut être le fait d'un médiateur, d'un "Moniteur", soucieux lui aussi, comme André, de demeurer à distance. Il faut noter que cette dernière figure emblématique de la médiation évoque la personne d'André Breton, considéré par Henein comme le héraut privilégié de la résistance contre l'obscurité. "C'était le dernier Druide, sorti de la forêt pour dire l'éclat du monde" (Jeune Afrique, 28 septembre 1966).

De telles figures initiatrices ouvrent l'être à la lumière, à la subtilité aérienne, tant exaltées par un autre personnage cher à Henein, l'empereur Julien. Parvenu au-delà du seuil, l'être se sent "léger (...) au point de contester l'arbitrage des éléments", ce qui permet à celui qui s'est engagé dans la voie de "devenir un homme sans but". C'est alors seulement que malgré toutes les contingences, l'accés aux mystères de l'amour, par exemple, devient une réalité, et que plus rien n'empêche les baisers de voyager. Mais la connaissance du monde change ausi de forme : elle devient une force qui nécessite un déplacement de l'existence : "Franchi un certain seuil, la fragilité du savoir exige la disparition de l'être".

Il convient néanmoins de ne pas se méprendre sur un tel parcours : il ne s'agit pas de fuir, mais de prolonger à l'horizon de l'existence, le regard sur celle-ci. C'est la différence marquée entre la simple opposition, qualifiée de "métier" par André et l'activité créatrice de la négation, fondée sur une morale. Mais en misant sur la victoire de l'esprit contre la certitude, en empruntant la voie du surréel pour prendre en diagonale la présence, en niant toute prétention du langage à la signification et à la séduction, en consentant à "cette force déviante (...) qui rend toutes nos actions méconnaissables à l'oeil nu", Henein consent également au silence à partir duquel il pourrait puiser "la force de parler un jour d'une voix intacte" (L'Esprit frappeur). Ce ne sont guère que quelques traces de sa démarche qu'il abandonne aux lecteurs, proches peut-être de ces matelots songeant à Livie et qui "passaient en rêve les mains dans sa chevelure et se réveillaient les doigts soyeux". Le caractère subtil de l'écriture se manifeste de la même façon par la géographie mouvante décrite par les déplacements des figures dans des associations d'images, par l'insistance des thèmes du départ, du voyage, de l'émigration. Chaque texte est prêt à accueillir les nombreux possibles offerts par une "vigilance errante et songeuse" (Bonnefoy), qui ne peut admettre l'idée de structures narratives figées, coulées dans un ciment romanesque. Cette identification incessante de l'art et de la morale ne s'autorise que des espaces qui se déconstruisent dans leur apparition.


 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09