www.ychemla.net

 

Ecrire

NOTE DE LECTURE

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Les haillons lumineux, sur Beyrouth XXIe siècle, La Pensée de midi, n° 20, mars 2007, Des Sud & Actes Sud, Marseille

Inédit

 

 
 

Beyrouth, tant de fois reconstruite. Le lieu commun est ressassé. Il n'empêche. Qui y est passé ces derniers temps a pu mesurer dans le regard des habitants l'ampleur des dégâts. Beyrouth, ces jours-ci, ressemble à une vieille dame fatiguée, et un peu revêche, aussi. On le serait à moins. De nombreux lieux publics sont fermés, et la nuit y est assez opaque. C'est malheureusement dans les embouteillages que se manifeste une part de son animation. Mais les visages sont crispés, et les automobiles, transformées en armes de destruction massive, se fraient rageusement un passage au milieu de la cohue. Chaque embouteillage prend la forme d'un grand sauve-qui-peut individuel. On chercherait en vain dans ce désastre quotidien la trace d'un projet commun, sinon celui de la mise en série de stratégies purement individuelles. Dans les conversations privées reviennent les considérations négatives, qui parfois prennent le chemin d'une invalidation de soi. Ce n'est pas cette autodérision, qui fait aussi la force et la vitalité des Beyrouthins.
Se contenter de cette vision superficielle est insuffisant. Certes le choc a été brutal, et les bombardements ont brisé une dynamique qui était perceptible dans les moindres détails de la vie quotidienne, en juillet 2006. Contre l'instabilité politique, le Liban était un appel d'air, et la fête battait son plein. Non pas une fête de la seule consommation – cela fut bien une des ressources contre l'emprise de la guerre civile sur les consciences -, mais une effervescence culturelle, faite de créations dans la plupart des registres : littérature, théâtre, cinéma, musique, chorégraphie, arts plastiques… Les créateurs, à Beyrouth, tracent les contours d'une modernité rageuse et âpre, et secouent le tapis poussiéreux et conformiste sous lequel leurs parents ont tenté vainement de ranger les années 1975-1990. Qui a rencontré certains de ces créateurs a pu percevoir dans leur regard cette énergie, caractéristique d'une modernité qui ne s'en laisse pas compter, et qui sait faire sienne, malgré les censures (officielles, domestiques, familiales, claniques), cette aptitude nationale : le Liban est, comme l'écrit Mohammed Kacimi, qui a coordonné la revue, "le seul pays arabe où la liberté n'est pas un anachronisme".

Les quinze auteurs publiés sont jeunes. Dans une approche totalement décomplexée et résolument critique, ils disent les marges de ces discours ressassés autour de la brillance économique et de la béance sociale. "Beyrouth demeure un bordel innommable", écrit Olivier Rohe. Mais en contrepartie de cette catastrophe urbanistique et architecturale, les lecteurs parviennent à circuler dans les lieux de vie et de création. La nuit beyrouthine et ses clubbers, le monde de l'effervescence musicale et de l'avant-garde cinématographique, côtoient aussi les lieux plus intimes : salon de beauté, rencontres de jeunes femmes, qui donnent chacune visage à la ville, et au projet commun, peut-être, dans ses différences, et sa superficialité aussi, tant il est vrai que persistent ces conservatismes sociaux qui réduisent les champs des possibles. La difficile mise en scène mais le succès continu de Propos de femmes, encore maintenant, et depuis, sous les bombes, en témoigne. On songe à la fameuse enquête de Marie-Thérèse Khaïr-Badawi, menée en 1979, sur la sexualité des femmes libanaises. Mais c'est aussi le sort des jeunes femmes sri-lankaise, esclavagisées, avec qui travaille Dima Al Joundi qui est évoqué, dans un appel à la dignité : ces "petites mains" qui font fonctionner l'arrière plan de la machine sociale, souvent battues, parfois violées, toujours méprisées. Contre cette crise continue de la société, lentement se dessine une géographie intérieure, une Beyrouth imaginaire presque, qui est celle que l'on voudrait en partage, contre les affres d'un quotidien souvent malaisé : il faut parvenir à "se sentir chez soi alors qu'on est chez soi mais qu'on ne reconnaît pas ce chez-soi-là !" (Hala Moughanie). La question du rapport à la langue française est aussi bien sûr un des espaces du se-sentir-chez-soi. Participe enfin de cette géographie intérieure, intime presque, le mélange "de modernité et de décrépitude" de l'espace urbain (Nadine Chehadé), un tissu de contradictions, qui fait d'abord aimer Beyrouth.

Et puis, juillet 2006 : les bombardements, les paroles tonitruantes des maîtres de la guerre. Les blogs établissent de fragiles passerelles contre le brouillage des discours, comme ces cartes postales vidéos qui ont signifié plus que le déferlement médiatique, la vérité des instants vécus, par ceux qui les vivaient, et par qui une vision décalée s'est autorisée, dévoilant les aspérités que tentaient de faire refluer les discours les plus lisses. Celle de beirutcd.org aura eu un succès retentissant. Mais toute la question est bien de savoir qui sont les ennemis, les alliés et les adversaires : "ma haine et ma vengeance, écrit Élie Karam, fusent en essayant de savoir qui est le véritable ennemi : nous-mêmes ou bien les autres. Le Liban, pays obnubilé et fier jusqu'à l'aveuglement d'avoir son nom mentionné quelques fois dans la Bible, voit tous les jours son indépendance extirpée par les ennemis, les amis et lui-même". On ne saurait rien ajouter à cette déclaration.

La seconde partie de cette livraison de La Pensée de midi est consacrée aux rubriques des rédacteurs. Le choix des textes et des ouvrages recensés participe à distance d'une même résonance que Beyrouth XXIe siècle. L'entretien avec Jean Daniel, centré sur la permanence de la pensée d'Albert Camus, comme le texte d'Anne Brunswic sur le printemps à Sarajevo, et la paix difficile des Balkans, permettent d'inscrire cette résistance des jeunes générations beyrouthines dans une perspective à la fois historique et géographique. C'est bien sur les rivages de la Méditerranée qu'une certaine façon de penser s'est déterminée, et a imposé sa présence au monde
.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09