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  Car Vivre est un pays

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 

Recueil poétique de l'écrivain tunisien Moncef Ghachem (né en 1947), publié aux éditions Caractéres (Paris, 1978).

Moncef Ghachem appartient à la génération des écrivains tunisiens marquée par le désenchantement qui a suivi l'indépendance du pays. Difficile d'accés en raison du caractére confidentiel des tirages (un premier recueil, Cent mille oiseaux a paru à Paris en 1975, à compte d'auteur), son oeuvre développe une critique parfois radicale de la société tunisienne.

I Le poéte inscrit sa parole dans un espace à la fois géographique, culturel et social. Il explore son origine, le temps de sa naissance (Age), la société (Faim, Qu'on me socio-mobilise), l'enfance, les amis (Pour Kmar de septembre, Notre rue), la ville, les années de formation (Université), l'histoire récente (Le sang n'est pas une image), la patrie (J'écris). Chacune de ces structures est marquée du coin de l'échec, de la dysphorie, voire du désespoir : l'oubli, la solitude, l'exil des amis, l'acculturation minent sans cesse cette quête qui se voulait radieuse. Le corps lui-même du poéte se révéle atteint par le déchirement, le démembrement (Jamais je ne ris de la mort, Corps). Le poéte se tourne alors sur son propre chant consacré à la solidarité, à la tendresse pour les Pauvres, dont les cris sont sauvagement réprimés (Mewwal). L'appel au chatiement (Charivari) parvient à peine à se faire entendre : l'écriture est confrontée à un désir auquel elle n'est pas capable de répondre (Pauvres). Pire, le dernier poéme, Voix, remet en cause la démarche du poéte, qui aprés avoir été tenté par les ressources d'un langage libéré, au ton inspiré et prophétique (Plus jamais, Il y a rouge), ne peut qu'être confronté à une simple question, qui remet en cause son existence et son écriture : "Avec ta voix comment peux tu vivre".

II Il tente alors dans trois poémes de renouveler son chant à travers l'évocation du désespoir, de la déchéance et de la nostalgie.

III Il s'engage dans la voie du désir (Elégie), acceptant néanmoins que sa "parole se casse" dans l'affliction. Ainsi, l'évocation de l'amour voisine toujours avec celle de la mort (Morte), celle de la liberté avec l'enfermement (Mewwal).

IV Dépassant la dialectique de la présence et de l'absence, le poéte choisit d'explorer alors un espace qui n'est chevillé à aucune contrainte : il faut sortir du désespoir (Carnet de bord), se voir mort (Rencontre), silencieux, dresser un Bilan d'une existence vouée à la terreur, à l'Embauche perpétuelle. Le poéte chante enfin la solitude du Passager, explorant la nature (Réveil) d'un regard neuf, oubliant l'enfance (Lave), méprisant la ville (Seul), prenant son envol dans l'azur (Et le nuage) : il refuse désormais toute aliénation et parie sur la précarité et le mouvement (Le Vent m'imprégne).

Dés le titre du recueil, le lecteur est confronté au souci de Ghachem de définir son langage, d'identifier sa propre parole comme différente, capable de se démarquer, avec violence, du langage des pouvoirs. Plusieurs poémes poursuivent cet effort de carctérisation : "a l'ombre de l'université je suis un poéte raté" (Feu follet) indique un trait essentiel de son écriture, l'écoeurement face aux ressources de la convention et la nécessité de fonder une écriture indépendante et qui ne soit pas mort-née. Elle reconnaît pourtant son attachement à une tradition, celle de Douagi (1909-1949), auteur soucieux de la dimension sociale et populaire de l'écrivain. Celle-ci est longuement explorée dans J'écris, "avec la mémoire avec l'amour avec l'ire". L'auteur y prend nettemet position en faveur des deshérités du monde entier, contre la tyrannie et son cortége de miséres. L'écriture y est définie à la fois comme un moyen, comme une maniére de vivre et la possibilité d'un accompagnement des opprimés : la référence à la Tunisie personnifiée comme une "chaude amante" s'inscrit tout naturellement en son coeur. Poursuivant cette enquête sur son propre langage, Ghachem s'attache au Mot, qui devient sous sa plume une force contenue et emprisonnée, douée d'"un oeil monstrueux" qu'il jette sur un monde voué à la "lumiére égorgée", à l'hiver. Seul le travail poétique offre la possibilité de réparer l'oubli de l'enfance, notamment. Car en emprisonnant le langage, les pouvoirs le vident de sens, lui donnent la forme dégradée de la "cendre", de la "boue" et de la "suie" qui ont pour fonction "d'effacer l'enfance" (Seuls des enfants).
C'est donc à une identification déchargée du poids des conventions que s'attachent de nombreux poémes. La définition se fait dés lors antithétique ou paradoxale, et se présente sous forme de listes qui tentent d'épuiser le regard du mot (Bruit), et les résonnaces qu'il induit : "le bruit des bureaux des bourreaux de l'épouvante".
Les formes poétiques dans lesquelles le langage renouvelé peut se déployer sont alors souvent celles qui peuvent, par leurs rythmes réguliers, leurs possibilités de reprises, intégrer ce souci : la complainte, le mewwal, l'élégie. Pourtant, ces formes sont également remises en cause par la nécessité du cri ou de la jubilation, prenant la forme d'un récit haché (Notre rue) ou d'une succession haletante d'images (Réfractaire), qui ne se départissent des bonheurs de la rime (Il y a rouge).
Cette attention constante aux sources de la création poétique permet alors au poéte de laisser se déployer des images admirables fondées sur le détournement des clichés, mais aussi sur le surgissement inattendu, imprévisible : entre les thémes de l'encerclement, de la contrainte et ceux du désir de la femme aimée et amante, de la nature et de la ville, de la solitude et de l'amitié, Ghachem tisse un espace exceptionnel par sa richesse. Néanmoins, la question des lecteurs d'un tel chant y est sans arrêt inscrite en filigrane, sans que le poéte ne parvienne à lui donner de réponse.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09