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Littérature

   


 

date et lieu de parution

 
  Lire pour faire advenir l'aurore

Inédit

 

 
 
Il faut remercier Emmanuelle Collas, éditrice de talent, de nous permettre de connaître la littérature turque contemporaine, en particulier L’Aurore, de Salahattin Demirtaş. Déjà, en 2015, elle avait publié Encore, d’Hakan Günday (prix Médicis). En attendant qu’enfin le jour se lève sur une Turquie radieuse.
 
 
 

 C’est ma mère qui, en me remettant, alors que j’avais 15 ou 16 ans un livre de Soljenitsine, pas très épais, Zacharie l’escarcelle, m’a permis sans doute de mieux apprécier la véritable nature de la littérature ainsi que ses exigences.
Aujourd’hui, je ressens l’écho de ce choc initial à la lecture de L’Aurore, de Salahattin Demirtaş, comme je l'ai éprouvé en 2016 à la lecture du livre de Joseph Andras, De nos Frères blessés. Il donne à voir et à entendre la complexité et les tensions qui agitent les sociétés désemparées dès lors que l’oppression y est devenue la norme commune et, partant, la norme considérée par le plus grand nombre comme la moins évidente, au sens où elle serait partagée, comme le marécage commun. Car les régimes autoritaires, et à l’évidence, comme celui qui sévit actuellement dans la Turquie façonnée par Erdogan et ses sinistres partisans, engluent les êtres dans la mélancolie, leur enjoignent la tristesse, les habituent au découragement et à la souffrance. L’oppression est une très triste passion.

Cependant, on pourrait s’abandonner à l’oublier, tant la mollesse des réactions européennes à l’égard du despote arriéré qui sévit actuellement en Turquie a été patente et surtout l’objet de détestables négociations. Pourtant aussi, l’écriture met à mal l’évidence autocratique. Elle transforme le pressentiment du possible en vérité, et met en lumière l’archaïsme des postures, le conservatisme des traditions jusqu’à l’absurde, ou bien l’exigence off-limit de ces prétendues modernités seulement fondées sur l’appât d’un gain sans autre objet que lui-même.

Salahattin Demirtaş est enfermé depuis 2016 dans une prison située non loin de la cité d’Edirne, dont Rosie Pinhas-Delpuech nous a raconté naguère la splendeur passée, dans les Suites byzantines. Un pénitencier passé au minium gris, au milieu des champs de tournesol qui dès la belle saison célèbrent la lumière solaire, et l’homme y est enfermé. De surcroît, le guignol qui désormais se prend à régner sur une Sublime Porte ressassée l’a plusieurs fois menacé d’une exécution. On pourrait presque en rire, tant la situation est disproportionnée.
Et pourtant, dans la geôle, l’homme politique se retrouve presque dans la même situation que Fabrice, au sommet de l’affreuse tour Farnèse dans La Chartreuse de Parme. Il a pris conscience de cette liberté sur laquelle on ne revient pas : celle d’aimer, et de penser et de raconter cet amour.  Désormais en Demirtaş la littérature s’est incarnée, lui, l’homme politique, qui a découvert déjà sur le tard sa propre kurdité, comme en prison cette liberté (Le Monde, 17-18 juin 2018), en même temps que cette extrême attention pour les gens, attention qui confine à l’affection. C’est parce qu’il les aime et qu’il a confiance en eux qu’il est enfermé, et qu’il décide de poursuivre le combat politique dans la littérature, en racontant leurs histoires. On arrive novice à chaque âge de la vie, écrivait Chamfort. Tant mieux, d’ailleurs. Et ça coule, ce flux littéraire, comme la rivière que l’on pourrait apercevoir depuis la fenêtre de la cellule, irriguant les champs de tournesol et amplifiant leur inclination solaire.

Treize nouvelles composent le recueil, chacune en rapport plus ou moins direct avec l’histoire d’une femme. Car les femmes, on le sait, sont en général les premières cibles des tyrans, qu’ils soient domestiques ou d’une emprise plus générale. Dans le livre, elle peut être oiselle, enfant, adolescente, mère, séductrice, fille oublieuse, elle a surtout le verbe et l’énergie d’une combattante, fût-elle condamnée, ou même déjà morte.
Et dans ce dernier cas, dont le conte inscrit dans notre imaginaire tient de L’Enfant de la haute mer, on n’en retient pas le caractère bizarrement inquiétant de la nouvelle de Supervielle. Cette sirène qui s’adresse à nous en nous regardant dans les yeux nous rappelle aussi que l’abjection de ce qui se produit en Méditerranée s’accomplit en notre nom. L’écrivain rend hommage à ces figures opprimées et meurtries.


Toutefois Demirtaş n’arrête pas ses récits aux frontières de la Turquie. Antioche et Alep sont des villes où sévit aussi l’horreur, et dont l’auteur rend palpable le retentissement sur la vie des êtres, des gens plutôt, et plus simplement. Même si au loin, à Paris, en Australie, ou à Toronto, quand explose une bombe humaine au milieu du marché d’Alep, on n’entend pas vraiment la déflagration. À peine pourrait-on en pressentir le souffle, comme celui du battement d’ailes d’un papillon. Après la lecture de « Délices d’Alep », les arbres en plastique de la place du Vieux-Marché d’Antioche demeurent imprimés dans notre armoire remplie d’ombres, sans doute pour toujours.

Allez-y voir.

Mais également les autres nouvelles, à la tonalité douce-amère, dans lesquelles les personnages résistent et ne se laisse pas happer par la peur, la souffrance, les douleurs, mais opposent à ce réel ridicule à force de médiocrité un démenti goguenard, comme Nazo, la femme de ménage, emprisonnée pour rien, même pas pour l’exemple. Juste parce qu’elle est pauvre. On peut aisément imaginer le profil - et pas que- du corps de la délicieuse Asuman, d’autant qu’elle est suscitée dans des circonstances qui disent le plaisir à raconter des histoires. Posture qui ne reste pas sans effet. Le premier d’entre eux est l’affirmation de la nécessité du négatif. Mais elle rappelle aussi cette qualité, à mon sens essentielle, fondatrice de la littérature: ce plaisir à raconter, à retenir l’attention de son lecteur, à l’emporter par delà les (mauvaises) raisons du quotidien, et à le feinter par une ruse qui dans l’après-coup se révèle si évidente. Cette posture ne demeure pas sans effet. Le premier d’entre eux est de rendre effectif le travail de la négation, en particulier dès que se manifeste la posture tyrannique. Mais aussi et c’est tout aussi important : laisser le lecteur un moment bouche bée. L’écrivain véritable en éprouve un sentiment considérable : il demeure « Seul comme l’histoire ». Cette littérature n’agit pas comme le faire-valoir d’une mise en scène de soi. Elle est d’abord pour l’autre. On peut décidément lui accorder notre confiance.

 

 

  Mise à jour le : O7/10/2018      
   

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