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C’est ma mère qui, en me remettant, alors
que j’avais 15 ou 16 ans un livre de Soljenitsine, pas très
épais, Zacharie l’escarcelle, m’a permis sans doute de
mieux apprécier la véritable nature de la littérature ainsi que
ses exigences.
Aujourd’hui, je ressens l’écho de ce choc initial à la lecture
de L’Aurore, de Salahattin Demirtaş, comme je l'ai
éprouvé en 2016 à la lecture du livre de Joseph Andras, De
nos Frères blessés. Il donne à voir et à entendre la
complexité et les tensions qui agitent les sociétés désemparées
dès lors que l’oppression y est devenue la norme commune et,
partant, la norme considérée par le plus grand nombre comme la
moins évidente, au sens où elle serait partagée, comme le
marécage commun. Car les régimes autoritaires, et à l’évidence,
comme celui qui sévit actuellement dans la Turquie façonnée par
Erdogan et ses sinistres partisans, engluent les êtres dans la
mélancolie, leur enjoignent la tristesse, les habituent au
découragement et à la souffrance. L’oppression est une très
triste passion.
Cependant, on pourrait s’abandonner à l’oublier, tant la
mollesse des réactions européennes à l’égard du despote arriéré
qui sévit actuellement en Turquie a été patente et surtout
l’objet de détestables négociations. Pourtant aussi, l’écriture
met à mal l’évidence autocratique. Elle transforme le
pressentiment du possible en vérité, et met en lumière
l’archaïsme des postures, le conservatisme des traditions
jusqu’à l’absurde, ou bien l’exigence off-limit de ces
prétendues modernités seulement fondées sur l’appât d’un gain
sans autre objet que lui-même.
Salahattin Demirtaş est enfermé depuis 2016 dans une prison
située non loin de la cité d’Edirne, dont Rosie Pinhas-Delpuech
nous a raconté naguère la splendeur passée, dans les Suites
byzantines. Un pénitencier passé au minium gris, au milieu
des champs de tournesol qui dès la belle saison célèbrent la
lumière solaire, et l’homme y est enfermé. De surcroît, le
guignol qui désormais se prend à régner sur une Sublime Porte
ressassée l’a plusieurs fois menacé d’une exécution. On pourrait
presque en rire, tant la situation est disproportionnée.
Et pourtant, dans la geôle, l’homme politique se retrouve
presque dans la même situation que Fabrice, au sommet de
l’affreuse tour Farnèse dans La Chartreuse de Parme. Il
a pris conscience de cette liberté sur laquelle on ne revient
pas : celle d’aimer, et de penser et de raconter cet
amour. Désormais en Demirtaş la littérature s’est
incarnée, lui, l’homme politique, qui a découvert déjà sur le
tard sa propre kurdité, comme en prison cette liberté (Le
Monde, 17-18 juin 2018), en même temps que cette extrême
attention pour les gens, attention qui confine à l’affection.
C’est parce qu’il les aime et qu’il a confiance en eux qu’il est
enfermé, et qu’il décide de poursuivre le combat politique dans
la littérature, en racontant leurs histoires. On arrive novice à
chaque âge de la vie, écrivait Chamfort. Tant mieux, d’ailleurs.
Et ça coule, ce flux littéraire, comme la rivière que l’on
pourrait apercevoir depuis la fenêtre de la cellule, irriguant
les champs de tournesol et amplifiant leur inclination solaire.
Treize nouvelles composent le recueil, chacune en rapport plus
ou moins direct avec l’histoire d’une femme. Car les femmes, on
le sait, sont en général les premières cibles des tyrans, qu’ils
soient domestiques ou d’une emprise plus générale. Dans le
livre, elle peut être oiselle, enfant, adolescente, mère,
séductrice, fille oublieuse, elle a surtout le verbe et
l’énergie d’une combattante, fût-elle condamnée, ou même déjà
morte.
Et dans ce dernier cas, dont le conte inscrit dans notre
imaginaire tient de L’Enfant de la haute mer, on n’en
retient pas le caractère bizarrement inquiétant de la nouvelle
de Supervielle. Cette sirène qui s’adresse à nous en nous
regardant dans les yeux nous rappelle aussi que l’abjection de
ce qui se produit en Méditerranée s’accomplit en notre nom.
L’écrivain rend hommage à ces figures opprimées et meurtries.
Toutefois Demirtaş n’arrête pas ses récits aux frontières de la
Turquie. Antioche et Alep sont des villes où sévit aussi
l’horreur, et dont l’auteur rend palpable le retentissement sur
la vie des êtres, des gens plutôt, et plus simplement. Même si
au loin, à Paris, en Australie, ou à Toronto, quand explose une
bombe humaine au milieu du marché d’Alep, on n’entend pas
vraiment la déflagration. À peine pourrait-on en pressentir le
souffle, comme celui du battement d’ailes d’un papillon. Après
la lecture de « Délices d’Alep », les arbres en
plastique de la place du Vieux-Marché d’Antioche demeurent
imprimés dans notre armoire remplie d’ombres, sans doute pour
toujours.
Allez-y voir.
Mais également les autres nouvelles, à la tonalité douce-amère,
dans lesquelles les personnages résistent et ne se laisse pas
happer par la peur, la souffrance, les douleurs, mais opposent à
ce réel ridicule à force de médiocrité un démenti goguenard,
comme Nazo, la femme de ménage, emprisonnée pour rien, même pas
pour l’exemple. Juste parce qu’elle est pauvre. On peut aisément
imaginer le profil - et pas que- du corps de la délicieuse
Asuman, d’autant qu’elle est suscitée dans des circonstances qui
disent le plaisir à raconter des histoires. Posture qui ne reste
pas sans effet. Le premier d’entre eux est l’affirmation de la
nécessité du négatif. Mais elle rappelle aussi cette qualité, à
mon sens essentielle, fondatrice de la littérature: ce plaisir à
raconter, à retenir l’attention de son lecteur, à l’emporter par
delà les (mauvaises) raisons du quotidien, et à le feinter par
une ruse qui dans l’après-coup se révèle si évidente. Cette
posture ne demeure pas sans effet. Le premier d’entre eux est de
rendre effectif le travail de la négation, en particulier dès
que se manifeste la posture tyrannique. Mais aussi et c’est tout
aussi important : laisser le lecteur un moment bouche bée.
L’écrivain véritable en éprouve un sentiment considérable : il
demeure « Seul comme l’histoire ». Cette littérature
n’agit pas comme le faire-valoir d’une mise en scène de soi.
Elle est d’abord pour l’autre. On peut décidément lui accorder
notre confiance.
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