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  Le chemin de la métonymie

Gazette de l'IUT de Paris}

 

 
 

Mahmoud Darwish, Comme des Fleurs d’amandier ou plus loin, Poèmes traduits de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar, Actes Sud, Arles, 2007



S’il existe bien un lieu de la difficulté absolue de la contiguïté, alors l’intrication cadastrale et culturelle de la Palestine et d’Israël en est l’emblème. Les pliures, à force de contraintes et de pressions s’y achèvent chaque jour par des déchirures, plus irrémissibles chaque jour. Et celles-ci s’étendent, et les êtres et les paysages sont dilacérés, dans l’indifférence soutenue du reste du monde, qui ne réajuste que temporairement son regard, lorsque le paroxysme pressenti, ou, pire, décidément visible, pourrait attenter à sa propre indifférence. C’est au poète qu’il revient alors de prononcer avec l’insistance et la fragilité du moineau ces paroles inconvenantes que nul ne parvient à entendre. Ouvert par « Pense aux autres », refermé par un hommage à Edward Saïd, Comme des Fleurs d’amandier ou plus loin, le dernier recueil de Mahmoud Darwish disparu à l’été 2008 « dans la soixantaine d’une vie brève », dit combien l’enjeu, dans ces terres et ces mémoires éparses, est de prolonger l’effort toujours tendu vers cette contiguïté : « Quand tu te libères par la métonymie, / pense aux autres. / (Qui ont perdu le droit à la parole.) ».
Le monde ramené dans les mots par Darwish est justement celui de la contiguïté, et d’abord de celle de la poésie et de la parole quotidienne, comme une conversation ininterrompue, que la parole poétique entretient, envers et contre toutes les entraves, avec ce qui est. C’est aussi par là qu’immédiatement aussi elle devient poésie de la gravité : « Il y a une noce à deux maisons de la nôtres, / ne fermez pas les portes… / ne vous interdisez pas ce besoin / incongru de joie. / (…) Le printemps ne se sent pas obligé / de pleurer chaque fois qu’une rose se fane. / Et quand, malade, le rossignol devient muet, / il cède au canari / sa part de chant ». À chaque instant de sa courte existence, le rossignol pressent sa propre disparition : « la vie est évidente … et réelle comme la poussière ! ». Il n’est ainsi que d’évidences : la contiguïté se prolonge dans la continuité.
Mais la contiguïté, rêvée ou bien vécue, est d’abord celle des êtres : le recueil est composé de huit parties aux titres significatifs : Toi, Lui, Moi, Elle, qui mettent en scène ces espaces de l’interlocution, auxquelles répondent Exil (1), Exil (2), Exil (3), Exil (4), comme pour nuancer sans cesse le bonheur intégralement ressenti d’être là, dans la présence de l’instant perçu dans toutes ses éventualités et ses proximités : « Ainsi qu’un petit café / dans la rue des étrangers, / tel est l’amour… il reçoit tout le monde. / Ainsi qu’un café bondé ou déserté / selon la météo. / la pluie tombe, les clients sont plus nombreux. / le ciel s’adoucit, les voici moins nombreux / qui s’ennuient… / je suis là, ô étrangère, assis dans mon coin ». Ce sont alors les sens qui se pressent au devant, et parmi eux celui du toucher, qui est comme la promesse de la fête : « Je presse un citron sur mon ventre pour effacer / le goût du lait et le parfum du coton. / Je frotte mes seins au sel et au gingembre / et mes seins se dressent davantage ». Il y a urgence à célébrer les noces : « Elle lui dit : Mon désir est comme un fruit / qu’on ne peut remettre à plus tard… / pas de temps dans mon corps / pour attendre mon lendemain ! ».
Il n’y a pas que l’urgence qui contraigne : d’abord l’absence, qui est comme le point aveugle à partir duquel tente de s’établir la présence incertaine. (« LUI : Chaque fois que l’absence s’accomplit, / je me présente ». L’identité est en fait posée par l’autre comme un déni, c’est à dire comme l’invitation à disparaître, ainsi que l’exprime le poème sans doute le plus connu de Darwish, Carte d’identité, écrit en 1964 et publié dans Chronique de la tristesse ordinaire, suivi de Poèmes palestiniens, (Paris, Cerf, 1989).
Car telle est bien la réalité : « Réfugiés », / hôtes du vent ». La parole du poète ne peut alors que reprendre, sans relâche, la même exigence, et la réitérer avec ténacité, comme un qui sait que le fracas n’est porteur que d’illusions conduisant nécessairement qu’aux pires délusions : « Si je pouvais parler au spectre de la mort / derrière la haie de dahlias, je dirais : / Nous sommes nés / jumeaux, tu es mon frère, toi mon assassin, / ô architecte de mon parcours sur cette terre… / notre mère, à toi, à moi, lâche tes armes ». Parmi les illusions, la nostalgie, quand elle s’ancre dans le passé. Dans une image particulièrement forte, la posture nostalgique s’enrichit alors de cette prise sur le devenir, comme l’avait pressenti le penseur Edward Saïd, « une nostalgie du lendemain (…) – Et la nostalgie d’un hier ? / - Le penseur ne s’y intéresse / que pour comprendre / l’attrait de l’étranger pour les outils de l’absence. / Quant à moi, ma nostalgie est un conflit / sur un présent / qui saisit le lendemain par les couilles ».
Il y a toujours urgence à penser le présent, comme à en bannir le ressassement, cette figure particulière de la banalité du mal. Sans cette double conscience, alors, le risque est grand : « Le progrès pourrait être le pont du retour / à la barbarie… ». Telle est l’enseignement que nous enjoint de méditer le poète, qui pressent sans cesse, lui, que « l’hymne, l’hymne des épilogues heureux / n’a pas de poète », tant les perspectives semblent éloignées, tant la réalité peine à rejoindre la métonymie. Pendant ce temps de terreur, les maisons brulent, et leurs habitants avec. Seule la légèreté et la pureté des fleurs de l’amandier peuvent raisonnablement accompagner nos regards.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09