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Note de lecture

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Mélancolie

Notre Librairie, Paris, 2000, n 144

 

 
 

de Gerty Dambury La Flêche du temps, Coullonges-les-Sablons, s.d. [1999]

Composé de onze nouvelles, le recueil de Gerty Dambury rend perceptible cette affection si prégnante que l'on désigne habituellement par la mélancolie. Cependant, loin de la réduire au motif littéraire d'une complaisance voluptueuse et morbide, ces textes la situent au centre d'un malaise existentiel caractéristique du rapport au monde de ses personnages. L'espace relationnel que décrivent ces brèves histoires, qui ont pour décor l'île de la Guadeloupe, se démarque ainsi sensiblement du rayonnement tropical comme de l'abondance de paroles. Le " cri policé / pauvre lallation du dire " que devine le lecteur dessine en perspective cet " espace où tout semble dit mais qui attise le questionnement " (Le Lit).

D'étranges et inquiétantes histoires mettant en scène les difficiles relations entre les personnages se dévoilent peu à peu, comme un ébruitement, à la faveur d'une écriture traversée de tensions : entre le soliloque traduisant la communication tronquée dans Tant de petites faiblesses et les dialogues décalés d'Héloïse verte, du Lit ou de Reflux, entre le caractère fragmentaire de Méprise et la coulée de texte de Contrariété II, l'écriture de ces nouvelles s'approprie une palette resserrée, qui lui permet de pénétrer dans cet espace ténu, propice à faire entendre la mélancolie caraïbe, l'espace de la méprise, du décalage entre ce qui est perçu et ce qui parvient à peine à se dire, entre ce qui est et ce qui aurait pu être. La félure entre aperçue est toujours ouverte par une violence : au point de départ de ces histoires, un personnage est confronté à la mort, mort " naturelle " ou provoquée. Que ce soit celle du père, de la mère, d'un voisin, d'un être proche ou éloigné, voire de la sienne propre, la disparition provoque chez les acteurs des récits un questionnement radical, sur les relations entretenues les uns avec les autres. Dès la première nouvelle, Héloïse verte, le ton est donné : à la mort d'un père qu'il n'a pas connu, Raymond revient dans l'île. Il est alors confronté à une opposition entre la familiarité lointaine avec les permanences culturelles et sa propre double étrangeté : vis à vis de ses amis en France, vis à vis de ce qui le relie à son père. Au discours post-moderne sur la disparition des origines qui rendrait possible les commencements, le personnage féminin d'Armise lui objecte la permanence du souvenir de l'origine, peut être de cette Afrique, désormais si lointaine que seuls les songes permettent de retrouver. Il n'est pas possible de construire sur l'oubli. Mais aussi, il n'est pas tenable non plus de se laisser enfermer dans la mémoire, sans courir le risque de se séparer radicalement de l'existence. Le personnage d'Une si belle fin qui a vécu la mort de sa mère dans ses bras, au cours d'une danse, ne parvient plus à se dégager de la spirale temporelle et affective qui relie ces derniers instants à ceux de sa propre naissance. Il n'y a plus de vie possible pour lui en dehors de ce trouble amour maternel. Il en est de même pour Luc, le philosophe de Tant de petites faiblesses, qui, malgré son énergie critique, ne parvient pas non plus à sortir du ressassement.
Ces événements, la façon dont ils sont interprétés par les personnages, mettent à nu le caractère fragile des relations entre les personnages. Vis à vis de Luc par exemple, le personnage féminin se retient au bord du désir, en limite de la complicité et de la connivence. Rester sur son quant à soi est à la fois une nécessité et un regret : dans Le Lit, l'enfant perçoit peu à peu qu'il y a du différent entre sa famille et celle de ses voisins, pauvres, et c'est la mère de ses amies qui lui fait prendre conscience de la distance entre elle et eux. Distance sociale, certes, mais d'abord et surtout existentielle : le jeune personnage découvre brutalement sa propre altérité. Les relations embarrassées oscillent ainsi sans cesse entre la crainte d'une fusion avec l'autre et le risque d'une solitude forcenée. Mais cette hésitation constante montre que la relation entre les personnages ne se réduit pas à une opposition binaire entre l'amour et la haine : au point de départ, il y a sans doute et d'abord la méprise. Ainsi de l'amour. La seule évocation d'un moment érotique renvoie à un événement décrit à contretemps (et en contrechamp) : dans Contrariétés, les époux font l'amour sur un terrain promis à un avenir de développement. Le bonheur ressenti est en fait miné par le regard caché de la maîtresse de l'époux, un regard qui surplombe la scène. La méprise caractérise ainsi un large spectre des relations, non seulement des personnages entre eux (Méprise) mais encore entre les personnages et le lecteur (Où est passé Harry ?).
C'est dans Contrariétés II que la figure prend un tour particulièrement inquiétant, puisque le récit est mené par un personnage qui s'est suicidé, et qui flotte dans la mer. La relation amoureuse qu'il a voulu nouer avec la servante de la maison, une relation totalement à l'opposé du mythe caraïbéen de la femme-jardin troussée parmi une végétation exubérante, a été niée avec la plus extrême violence par la figure paternelle. Or c'est seulement depuis la mort que le personnage du fils parvient à donner sa voix à entendre, une voix retranchée de l'autre côté de la ligne. Cette méprise défausse la représentation courante des identités. Elle rend possible la compréhension d'une part de la violence inhérente aux relations et d'autre part de l'origine de celle-ci. " Qui a inscrit toutes ces violences dans les mémoires ? " demande avec amertume le vieux personnage de Reflux.
Avec cette question, c'est bien sûr tout un pan du passé qui refait surface. Poser cette question comme ce à partir de quoi se nouent toutes les relations humaines, toutes les relations entre les êtres et les paysages, revient à la nécessité de renouer la mémoire pour pouvoir enfin parvenir à parler, à dire, et ainsi, peut-être, à sortir de la défaite. L'intuition de Gerty Dambury est ici remarquable, de signaler, avec une musique qui accompagne les personnages toujours au bord de l'émotion, que ces questionnements constituent l'épissure qui rend possible une véritable relation interpersonnelle.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09