www.ychemla.net

 

Ecrire

Études haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  {Littérature du faubourg}

{Haiti Tribune, 1ère quinzaine de septembre 2005, N°1}

 

 
 

Louis-Philippe Dalembert, Rue du Faubourg-Saint-Denis, Paris, Éditions du Rocher, 2005, 170 p.

Il y a une manière propre à Louis-Philippe Dalembert de dire et de voir le monde : ses personnages semblent observer de façon latérale ce qui leur arrive, tout en s’en tenant à distance. C’est une marge intérieure, gagnée par un flot de paroles, et qui témoigne d’une conscience qu’ils tiennent pour aiguë, et surtout assurée. Las ! Le monde est obtus, ses désastres ne sauraient résonner sans affecter sérieusement à la fois leur identité, et leurs propres discours. Du Songe d’une photo d’enfance à L’Île du bout des rêves, la surprise est sans cesse réactivée, et les personnages sont transformés, alors qu’ils se pensaient déterminés, une fois pour toutes. La première qualité littéraire de ces romans et de ces nouvelles est de manifester de nombreux indices qui, malgré les personnages et leurs certitudes, révèlent et recèlent à la fois ce qu’ils pensent et ce par quoi ils sont pensés, parfois à leur insu. L’écriture de Louis-Philippe Dalembert se déploie toujours dans un double registre, au moins.
Rue du Faubourg Saint-Denis est d’abord un très beau roman. Avec le regard et la voix d’un adolescent, c’est une géographie parisienne qui prend corps, littéralement, et littérairement. La longue travée ouverte par le Faubourg Saint-Denis descend jusqu’à la Seine, pénètre au cœur de Paris, et emporte jusqu’à la pointe de l’Île. C’est à partir de là, depuis ce cœur improbable, qui semble dériver, alors que c’est le fleuve qui s’écoule, que cesse la fuite et que commence le récit. Pendant l’été 2003, qui restera comme une référence en France, et sans doute aussi sur le Vieux Continent, de la désaffection à l’égard des « vieux », Ti-Jean vit une passation d’héritage, et une transformation. La vieille madame Bouchereau, à qui il rend visite, et dont il est devenu une sorte de petit-fils par plaisanterie, meurt et lui lègue son appartement. La police enquête. Ti-Jean grandit et dépasse sa mère d’une tête.

C’est aussi un hommage à la littérature. L’arrière plan déclaré du roman est La Vie devant soi, d’Emile Ajar - Romain Gary, dont les citations ponctuent les séquences qui organisent la progression du récit de Ti-Jean. On se souvient que le roman, prix Goncourt (refusé par l’auteur en 1975) avait marqué de son étrangeté le paysage littéraire. Ti-Jean, lui aussi, promène son regard sur les laissés pour compte, ces êtres que la littérature semble négliger et rendre invisibles : « les Pakis, les Blacks, les Jaunes, les Yougos. La volaille. Les types de Sangatte qui squattent le square de jour comme de nuit. Les Soviets. » Des « Mahométans », nombreux dans la rue, « soutiennent les murs ». Et puis des repères : madame Bouchardeau, qui a rêvé sa vie, monsieur Kahn, le « nanar feuj», un des deux pères de substitution de Ti-Jean, avec Djibril, surdiplômé algérien devenu pâtissier. Car c’est sans doute ici un des enjeux manifestes de ce roman d’éducation : depuis l’intérieur d’une conscience gouailleuse, mais aussi travaillée par l’anxiété, dans l’avant-seuil de l’entrée dans l’âge adulte, Ti-Jean raconte qu’il apprend et ce que signifie pour lui comprendre. Le monde « gaulois » est tissé de signes codés, rarement univoques, et c’est avec patience et ténacité que l’adolescent sert de truchement, particulièrement pour sa mère. Ti-Jean se révèle peu à peu un passeur, passionné et affectueux, préservant, depuis son for intérieur, un espace familial de substitution, tant sa propre identité familiale lui paraît improbable. Dans l’arrière plan, éloignée du côté de l’autre bord de l’eau, voilée par la brume, apparaissant dans la cuisine de la mère, dans ses tisanes et par des coups de téléphones nocturnes qui sont autant d’appels au secours, il y a l’Île de Desdunes d’où est arrivée la mère, et qu’il ne connaît pas. Ti-Jean est irrémédiablement marqué du sceau de l’enracinerrance.

Cette marque, qui n’est résolument plus une flétrissure, se traduit alors dans une manière borgessienne de caractériser la voie droite par ses bifurcations : nombreuses sont les sorties de cette rue qui vaut surtout par ses trottoirs, ses plongées et ses contre plongées. Cela rend possible tous les questionnements sur le hors champs de la vision, et du récit. Ti-Jean, qui voue une passion pour le cinéma, laisse venir dans son récit les digressions multiples, mais c’est pour mieux parvenir à dénouer les nœuds qui contraignent la compréhension et verrouillent les faits dans l’implicite. Peu à peu, séquence par séquence, à la manière dont un étranger explore une urbanité initialement insaisissable, ce sont des cultures différentes, voire concurrentes, que Ti-Jean s’approprie, et fait se frotter les unes avec les autres. Par là, il rejoint le personnage de Momo, de La vie devant soi, mais aussi Zazie. Mais tant d’autres, encore, qui laissent venir à eux des identités relatives.
Car, par delà les parcours manifestes des personnages emblématiques, il se passe aussi quelque chose d’essentiel, dans le roman, et qui relève du parti pris pour la littérature. Dire le monde depuis un regard tiers et décalé est un procédé littéraire courant, et il appartient à chacun de ne pas se laisser prendre à ce qui pourrait ne paraître somme toute que comme un jeu, presque gratuit. Queneau ouvrait les portes du sentiment de la merveille pour dépasser ce jeu, et Gary avait choisi de disparaître, au profit d’un pseudonyme anonyme, un entrebâillement (Ajar, en anglais). Dalembert ne se dissimule pas, ni ne déploie les ressources d’un quelconque sentiment de la merveille. Il confère à son personnage une langue à la fois décalée et réaliste, parfois brutale dans ses assertions, mais qui rend possible de dire les oppositions et les confrontations, une langue rapide et souple qui parvient à épouser les contours de l’émotion : « j’ai le cerveau à marée basse et le cœur en kit à remonter ». Cette langue, si riche et si effrontée que d’aucuns persistent à estimer dégradée, parvient pourtant, non seulement à dire le monde avec beaucoup d’acuité, et au delà, comment les autres disent ce monde – nous parlons depuis le bord de la parole de l’autre, comme ne cesse de le rappeler Ti-Jean -, mais elle sait dire aussi le rapport à la culture et à certains signifiants derniers : il y a des pages admirables sur la lecture des Écritures par la mère. Pour qui connaît les romans de Dalembert, cet appel est essentiel. Mais ce n’est pas la seule référence à une manière de parler le monde et à l’entendre . Tout y passe : la rhétorique télévisuelle, celle de la scolarité, le cinéma étatsunien, la chanson, les faits divers dans la presse, les lectures, l’expression de l’opinion, le ressentiment à l’égard du politique et de la classe qui la soutient. Certains personnages de l’État français en prennent pour leur grade, d’autres sont portés au pinacle. L’auteur ici est attentif à un réel et à une langue méprisés parce qu’incompris par ceux qui justement devraient écouter et entendre. Mais aussi, il occupe une place et ne s’en cache pas.

Ou plutôt, et c’est le paradoxe fondateur de la littérature, il prend immédiatement parti, en révélant le procédé, qui est celui même de l’occultation : « Je vous dis pas mon âge, lance Ti-Jean au lecteur qui est ainsi désigné dans le texte, et ne saurait se dissimuler à lui-même, parce qu’après vous allez me discourir sur comment causer dans ma propre histoire. » C’est aussi par là que Rue du Faubourg Saint-Denis devient un pur bonheur de lecture, et nous révèle à nous-mêmes un questionnement lancinant, sur notre rapport aux autres dans ces paysages urbains que nous savons si peu, finalement, habiter de notre présence.


Yves Cheml
a



Voir aussi l'article de Annie Forest-Abou Mansour, sur sitartmarg.com

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09