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  "Si Dieu lui-même n'est pas fou"

Inédit

 

 
 

Etrange forme que le roman : fruit de constructions et de réflexions subtiles, objet d'études innombrables qui en font un des « objets culturels » les plus aboutis et les plus raffinés, pourtant ce qu'il met en scène est la plupart du temps un tissu d'horreurs que le lecteur immédiatement rejetterait hors de son propre champ d'intérêt, mais qu'une conception esthétique bizarre et qui ne veut pas dire son nom lui demande d'accueillir ! On sait que la théorie de la fiction bannit la plupart du temps ces considérations un peu rapides et qu'elle s'attache essentiellement aux stratégies narratives et à l'économie textuelle. Il n'empêche : ce que nous lisons fomente un espace dans lequel la procuration joue le rôle principal et nous accordons momentanément crédit à ce qui est mis en évidence par le ou les narrateurs. Meurtre, prostitution, déshumanisation, massacres, suicides : voici ce qui nourrit notre imaginaire, le temps de la lecture, et trace en nous des sillons si profonds qu'ils nous font la plupart du temps oublier ce décalage essentiel entre une forme culturellement élaborée jusqu'à l'excès, objet d'enseignement et de transmission, et l'objet de cette transmission, qui est bien souvent la négation même de la culture. Comme si le romancier ou le novelliste par là rendait hommage au réel le plus terrifiant mais en lui signifiant que lui même - et le lecteur avec lui - s'en absente. Paradoxe majeur, que les littératures atteignent, plus ou moins rapidement. Les fêtes sanglantes des libertins sadiens ont depuis longtemps mis en évidence ce paradoxe. Mais on y revient toujours, comme pressé par un appel insurmonté.

Notre Pain de chaque nuit, de Florent Couao-Zotti est un de ces textes où le décalage se donne lui-même comme objet d'interrogation. Il vient à nous comme une tragédie : les personnages s'enferment peu à peu dans des logiques irrationnelles, ou plus précisément ne parviennent jamais à maîtriser leurs comportements : ils sont emportés par leurs passions et les mènent à leurs termes c'est-à-dire à leur mort. Ils sont tenus ensemble par un ensemble de secrets et de désastres qui les poussent à devenir eux-mêmes des monstres. Au départ, il y a un couple, improbable et néanmoins si commun : une femme, un homme. Chaque nuit ils se retrouvent, et se nourrissent de leur ressourcement, leur pain nocturne, dont le titre nous affirme que nous le partageons également. Mais nous le savons aussi, d'un savoir qui ne se proclame que lorsque nous restons sur notre faim, arrêtés sur le seuil de notre désir : ce pain-ci vient à manquer, parce que nous perdons la dignité de le boulanger.
Nous n'y songeons que trop rarement : comme le roman, la tragédie raconte l'envers de toute culture, mais en même temps, refuser la tragédie, c'est aussi refuser la culture. Rationaliser les comportements, mènerait la fiction peut-être du côté du roman de formation, certainement plutôt du côté de la banalité. L'auteur choisit ici de nous mener au delà de la catastrophe : Dendjer, un jeune boxeur africain qui devient le temps du roman, champion du monde de sa catégorie, est amoureux de Nono, la prostituée qui assassine un premier député dans les premières pages du roman. En dépit de l'aide que lui apporte Dendjer qui parvient à la débarrasser du cadavre bien encombrant, elle le quitte rapidement, car elle est l'objet des sollicitudes de Kpakpa, un autre député, qui finira par l'épouser, après avoir fait assassiner son épouse légitime, malgré le recours aux palabres et à la négociation familiale et traditionnelle. Dendjer, rejeté, alcoolique un temps, assume une certaine rédemption, en acceptant auprès de lui son fils un peu oublié, dont il se charge d'une vague éducation. Mais il est toujours en quête de l'accomplissement de sa passion pour Nono. Celle-ci tente de le manœuvrer au profit des affaires de Kpakpa. Mais en instrumentalisant Dendjer, les deux personnages deviennent eux aussi les instruments d'un destin qui leur échappe. Nono finit par assassiner son mari, complètement déchu et qui a perdu ses attributs politiques - et économiques -, Dendjer se suicide en se fracassant le crâne contre un palmier, tandis que Nono, désormais incarnant le personnage de la Folle, erre nue dans les bidonvilles, avant, on s'en doute, de se jeter dans un marais. Scènes finales hallucinées et insoutenables : la furie est à son comble, aucun personnage ne cherche à rédimer cette situation.
La perspective africaine ne doit pas non plus être passée sous silence. Elle est sans doute essentielle à la lecture. Elle constitue aussi un attrait pour le lecteur. Mais de quelle Afrique s'agit-il ? de quel État ? de quelle société ? Questions qui nous ouvre brusquement à la complexité, car les lieux, dans le roman, ont le caractère de l'évidence.
L'action se déroule dans une ville, en partie dans le quartier dit de Sainte-Rita, une ville bordée par « le lac », traversée par de grandes avenues, comme l'avenue « Marina », « nouvellement asphaltée pour cause de prochaine visite du pape » (128). Parfois, une partie de l'action a lieu à Glexué, ou bien non loin de l'autoroute qui y mène. On n'en sait pas plus sur la topographie africaine, et sur Cotonou. Paris l'est à peine plus : une salle où se déroule le combat, une chambre d'hôtel. Certains lieux valent également par leur nom : les bars par exemple, dont la désignation est toujours a contrario de ce qui s'y passe. Du Berceau des Amis, Dendjer est brutalement chassé, tandis qu'il nie sa propre paternité ; à La Rencontre des Rêves, celui de Kpakpa oblige Dendjer à oublier le sien. Mais l'essentiel paraît en ceci, que la plupart des lieux représentés sont plongés dans la nuit : la description en est minimale, il n'y a rien à voir. Les rares lieux décrits ont des attributs dispersés et vraisemblablement symboliques : à Sainte-Rita, près de la cathédrale, au milieu de l'ordure qui baigne dans l'eau « cramoisie de pluie », « un couple de mouton qui s'accouplaient-bon-appétit ». Dendjer y est accueilli par « le grognement d'un cochon » dénommé Gabriel.
Ce qui émerge dans cette absence est bien entendu la fin de toute perspective exotique : à Paris, à Cotonou, dans les concessions comme au milieu du lac, entourés de la famille, ou abandonnés à son absence, les personnages ne s'inscrivent dans des lieux concrets que par le hasard de circonstances sur lesquelles ils n'ont plus aucune prise. Ce qu'ils tentent de construire, ce sont avant tout des espaces intérieurs. Et c'est bien là leur difficulté, car une intériorité sans culture - cet ensemble idéologique qui à la fois informe et modèlise notre rapport au monde et qui se transforme sans cesse dans le retour de cette information - ne « tient » pas. L'être qui se projette dans cette intériorité rend lui-même perceptible la béance qui le fonde. C'est par là qu'il devient le jouet d'une tragédie qui lui échappe, et dont il ne parvient pas à se dégager. Il est condamné à mort, malgré tous les fétiches et toutes les protections qu'il tente de s'acheter. Rien ne peut, lui, elle, les racheter. La question même du salut ne parvient pas à émerger. Aucun point de fuite n'offre de réelle perspective : les signaux du religieux saturent le texte, mais les personnages s'en détournent, ou peut-être ne les remarquent pas. Il ne demeure que la croyance en la force des fétiches et des contre fétiches, dont le fonctionnement est assuré essentiellement en terre africaine. Ainsi le fifobo, cette bague qui protège Dendjer de la mort lors de l'attentat, et qui l'introduit momentanément dans un intermonde : à Paris, il eût été dangereux de s'en servir. « Ici, lui déclare Simson l'entraîneur, nous avons nos propres dieux et nos géographies culturelles » (216). C'est reconnaître aussi l'effondrement de toute perspective exotique. Le seul réel sur lequel les personnages parviennent à se fonder, c'est celui qui se reconstitue inlassablement dans l'ici et le maintenant, dans un moi qui a pour point de départ son mouvement incessant. C'est dans le présent des personnages que se déroule l'action, même si le récit en est au passé. Chaque moment est celui d'un risque, celui d'un insuccès de ce réel travaillé sans relâche par sa propre négation, malgré la foi inusable en l'avenir du boxeur. Est terriblement significative, à cet égard, la remarque du narrateur décrivant le visage de Simson, le mentor de Dendjer, celui par qui le jeune héros parvient à atteindre la dimension extra nationale, en rendant possible la sortie de la misère insensée : Simson est « borgne à faire avorter une parturiente ». Le réel est toujours affecté par le dégoût de lui. La plupart des rencontres, la plupart des lieux évoqués, sont marqués, estampés, par le travail du rejet. Ainsi le premier regard sur La rencontre des rêves fait apparaître des vomissures d'ivrognes cascadant le long des escaliers.
Il ne demeure que les passions. Mais leur mécanique est détraquée : ainsi l'amour, qui est décrit et perçu par les personnages comme un obstacle à l'accomplissement, sauf à passer par le dégradant : le meurtre, la vénalité, le suicide. Ainsi, le politique : le masque de l'honorabilité cède devant la figure du mal qu'il ne parvient pas à dissimuler. L'amour filial est en partie la cause d'un accident : c'est en jouant avec son fils Viko que Dendjer est renversé par une voiture. Le succès populaire enfin, serait lui aussi plongé dans l'affliction et dans la mort, avec l'attentat. La nuit baignerait alors le monde des femmes et des hommes, et cette négativité là constituerait le fait général.

Pourtant, un envers de cette inversion des valeurs mine le revers du monde : c'est aussi l'amour qui permet à Dendjer de sortir de son état. La seule présence de Nono aperçue depuis le ring lui redonne les forces dont il a besoin. C'est l'amour que ressent pour Dendjer, Adjoké, la mère de son fils, qui lui redonne cette volonté de se dépasser et lui confère le visage de la paternité. C'est aussi cette paternité assumée par l'entraîneur Simson qui redonne de l'énergie à Dendger, et le remet sans cesse dans l'écoute. Le droit est respecté, lorsque Dendjer est arrêté par la police à la suite de ses frasques d'ivrogne. Et le député Kpakpa finit par perdre estime et titre, à partir du moment où son épouse bafouée vient publiquement dénoncer ses agissements. Quant à Dendjer, il accède à la consécration internationale. Ce sont enfin les fétiches et la tradition qui assurent la protection de Dendjer, notamment lors de l'attentat. Le travail du négatif offre aux personnages la possibilité de sortir de l'errance. Mais cette sortie n'est que momentanée : tout équilibre ne peut qu'être qu'instable, comme la danse des boxeurs sur le ring. On le sait : quand le match n'est pas truqué, l'issue est toujours incertaine. Ce n'est qu'à la limite du KO que se décide l'issue du combat.
Pour le lecteur, cette situation est toute d'inconfort : les clichés exotiticisants sont mis à mal, et les coups de poing assénés par Dendjer, c'est aussi lui qui les reçoit. Il y a d'abord l'onomastique : dans le prénom du boxeur, pèsent la menace, le péril et ce pouvoir de dominer (« danger ») par lequel le personnage tente de se donner une place, en jouant des poings. Une fois obtenue, cette place ne peut être que défendue. Pour le lecteur, c'est précisément cette figure qui est un enjeu : le spectacle du combat, la passion qui s'empare des spectateurs et qui se manifeste par les appels au meurtre adressés aux boxeurs depuis la salle, renouvelle sans cesse un rapport inhumain à la culture. Mais c'est aussi une figure essentielle des formes culturelles que la mise en spectacle, ou la mise en tableau de cette puissance brute. Dès que le point de vue se déplace et devient celui du boxeur, la perspective est inversée : dans l'œil du boxeur, c'est bien le désir d'amour et de réconfort, et à travers ce désir, celui de la reconnaissance de ce qu'il est et qui n'est pas perçu, qui se redressent. Si l'adversaire est le challenger, le véritable ennemi est bien le spectateur, celui qui le réduit à l'état de force brute. Dès qu'il est sorti de l'arène, c'est contre la terre entière que Dendjer tente de boxer. Mais les règles ne sont plus les mêmes, et il est ramené immédiatement à celui d'un être infra-humain, lui-même battu.
Le député Kpakpa ce « gros bonhomme avec sa tête de... de pot à cacas » est bien entendu intégralement rejeté dans l'opprobre. La première rencontre avec Dendjer le plonge dans une fange dont il ne se purifie plus. Pour lui aussi la puissance est fragile et ne peut se déployer dans une certitude définitive. Le champ du politique n'est investi que pour asseoir celui de la brillance sociale. Le politique est réduit au levier de la réussite, et ce sont jusqu'à ses paroles qui sont souillées. L'homme de pouvoir est d'abord une figure simiesque, et le roman offre une galerie de tableau sinistres notamment lors des festivités troublées par l'irruption des épouses légitimes : des ripailles brutes, la dévoration grotesque et désolante de nourritures non goûtées. Chacun est en quelque sorte chargé de faire « descendre au fond des tripes le monticule de bouffe qui le défiait » un quart d'heure auparavant. Le temps du repas est réduit à celui de la dévoration. Au dessus de l'assemblée trône sur l'estrade le député Kpakpa, « honorable » et « aussi digne qu'un singe émancipé ». Emancipation qui nous renvoie, nous lecteurs d'ailleurs à notre propre vocabulaire : émancipation est le terme par lequel l'administration coloniale qualifiait la sortie de l'espace traditionnel, et le frac des attitudes et des postures mentales du colonisateur. Le texte charrie ces souvenirs et cette évocation indirecte des impostures du politique dans les lieux autrefois relevant de l'Empire. L'imposture est dans le détournement du rhétorique : les discours, les prises de parole du député sont plongés dans la fange, et les mots de dignité, d'honneur, d'intimité, de mérite, enfin, tracent une géographie linguistique marquée d'abord par l'inversion et la perversion. Le roman de Florent Couao-Zotti parvient à désigner la décrépitude et la déchéance de ce politique, d'une certaine façon de biais, mais avec une efficace assez rare, celle de l'évocation des conséquences : le traitement des causes est rejeté dans l'obscur, voire dans ce que le lecteur veut bien en assumer. Depuis le cycle romanesque inauguré par Kourouma, le questionnement s'est déplacé et ce n'est plus le pouvoir, sa causalité interne et externe ainsi que ses conditions d'exercice qui s'imposent au romancier, mais bien ses conséquences les plus immédiates et les plus sommaires. Il ne saurait être question de passer sous silence les conséquences de la déshérence du politique, et d'évacuer la voix détraquée de ceux qui le subissent mais il importe que ce soit de l'œuvre littéraire que surgisse le corps démembré de ce qui ne parvient plus à se fonder en société : si le romancier est un moraliste, c'est parce qu'il « est écrivain d'imagination. Sa revanche sur l'observation et l'analyse, c'est le pouvoir de fiction qu'il se donne parmi les ombres d'idées dont quelques-unes ont gardé une puissance mortelle »
1.
Le roman reprend corps dans sa double posture historique : il est l'instrument par lequel le monde se regarde, mais aussi le moyen privilégié de regarder ce monde et de l'interroger. Notre pain de chaque nuit s'empare de la figure du mythe, mais c'est encore pour mieux la déconstruire : aucune positivité ne parvient à se dégager de la fange, ni à se dépêtrer du marais. Bien au contraire : il ne demeure en fin de course, pour le boxeur, qu'un chant funèbre, et la préparation de son corps pour des obsèques, avant la disparition, l'enfermement dans une « cave à cadavres ». La fiction, ici, à l'inverse de ce qu'en décrit Francis Tremblay, ne satisfait pas « les exigences de la morale naïve »
2. Malgré un détour par l'anti-réalisme, malgré l'attache prise avec les espaces culturels, c'est au retour du réel que sont confrontés les protagonistes, et à la mécanique des passions. Pour Kpakpa, tous les verrous qu'il tente de poser sautent les uns après les autres, et lorsqu'il est totalement dépossédé de ses attributs -pouvoir, fétiches, argent, puissance, virilité-, c'est son intérieur que met à nu Nono, en lui ouvrant le ventre avec les ciseaux. Aucune perspective n'est ouverte à la refondation du champ du politique. La société tourne, comme elle peut, et la misère s'entretient de cette absence de perspective. Plus rien ne doit être digéré et réduit à l'état d'excrément.

Le personnage de Nono décrit l'axe autour duquel s'articulent les tensions. Sirène, prostituée et figure de rupture, elle concentre sur elle les regards, elle attire : coucher avec elle équivaut à une véritable révélation des sens, à une découverte par l'homme de ses propres capacités. Elle repousse : une fois l'acte terminé, elle se dégage et se retire. Son prénom dit déjà la double posture négative, le bégaiement insistant. Le roman est d'abord celui de ses départs et de ses disparitions. La nudité, plus qu'elle ne la révèle, la masque au regard des hommes qui ne s'attardent qu'à la surface de son corps, et sur lequel ils tentent de prendre pouvoir et autorité. Et c'est bien ce qu'elle leur laisse : toute exigence de possession entraîne de sa part un retrait ou la fuite. Ce qu'elle vend, c'est bien cette surface, et le premier député qui tente de l'acheter complètement et ainsi de la placer dans une non posture, de la réifier comme une non personne, reçoit le prix de cet achat. L'esclave en révolte ne permet jamais au monde des maîtres de poursuivre son emprise et son viol des consciences, surtout lorsque cette emprise et ce viol prennent l'allure du mouvement naturel. La morgue du premier client du roman, dont la parole faussement amoureuse ne reçoit en écho que l'éclat de rire de Nono, déclenche la révolte qu'aucune retenue ne parvient à apaiser. Le premier acte de cette révolte est le rire. Nono est un personnage qui rit et qui met à distance.
Prostituée : le client est d'abord un homme qui lui fait mal, et dont l'activité s'apparente à celle d'un viol multiple et « mécanique », « coefficié ». La prostituée, fût-elle impératrice, est d'abord « sensation » de mort, « tel un porc qui expire sous le couteau du boucher ». Mais en même temps, l'acte lui-même se termine : l'homme s'achève dans le gluant, dans l'absence de signification, dans le futile. La déclaration d'amour se perd dans le gargouillement et dans la perte : le corps de la prostituée est « caisse à semence », « gourbi avide de transes mâles» qu'elle happe dans la rage que supporte la transe. De cette semence, rien ne se produit qui ne soit en pure perte : c'est bien là une figure de la célébration sacrificielle. Nono est à la fois la prêtresse du culte, son objet, l'officiante et la sacrifiée. Perdre une de ces dimensions, vouloir s'approprier une des instances et nier les autres entraîne dans le moindre des cas l'incompréhension de l'équivoque (avec Dendjer), dans les pires, la transformation du client en bête sacrifiée. Aucune sortie n'est possible, et surtout pas un quelconque déport vers l'espérance du rachat. Il ne saurait être question de racheter ce qui n'a pas de prix, et qui, peut-être, dément le naturel de la vénalité. Le silence intérieur, le refus d'ex-primer l'extase est le gage que le culte n'a de valeur que pour les croyants. Trahir l'espace et le temps de la cérémonie, c'est se trahir soi-même et tout l'ordre fondé sur le désordre. Car la prostituée est celle par qui se révèle le désordre social, qui rend la société proprement inhabitable. Tout frein à la révélation est un blasphème sévèrement puni. L'accès à son autel est dès lors fermé.
Sur la prêtresse, on ne saurait porter la main : son être est celui de la désobéissance. Sa parole, hautaine, vaut comme avertissement. Langue qui se démarque de la trivialité : Nono donne une hauteur de ton toute classique à ses refus. A l'insulte proférée par Dendjer (« ...vieille étoffe (...). Toujours les cuisses dégoulinantes, hein ! ... sorcière ... vieille pourrie, l'essuie-cul des hommes » (61)), elle répond par une parole hautaine, digne du grand siècle : « Même la volonté de Dieu ne pourrait changer une seule, je dis bien une seule virgule, à ma décision. Allez lui dire que je souhaite ardemment sa mort ». Garantie du divin, écriture de la loi, application à la lettre.
Maltraitée par l'épouse réputée légitime de Kpakpa, subissant la violence des femmes, démembrée par les furies en apparence seulement vertueuses, exposée à la vue et la vindicte de tous, c'est par la mort - et par là même aussi l'épiphanie de la fin d'un droit qui ne vaut plus que comme effet de discours - que sera apaisée sa propre colère. Le viol commis hors de l'espace strictement défini de la cérémonie conduit l'incroyant à se mesurer à ce qui le dépasse et dont il ne peut se protéger. La faute originelle commise par Dendjer, celle d'avoir préféré son propre destin à celui de la prêtresse, ne peut-être elle aussi rachetée. Mais aussi comment « bousiller » le bousilleur ? Il est seul à pouvoir le faire en s'éclatant la tête contre des palmiers.
Entre temps, la prostituée se sera dénudée et aura montré son corps de sirène, de Mère sortie des Eaux, à la fois séductrice, femme de sable et d'écume de la nuit, mais dont le chant ne parvient pas à totalement convaincre un Dendjer troublé par la révélation. Il ne saurait être question, pourtant, de constituer un espace de légitimité et de réussite positive quand dans la nuit sociale, le mensonge recouvre indistinctement tout le champ de la parole. Mais la parole de Nono est mensongère dans la mesure où aussi elle dénonce le mensonge. Etrange parole, étrange séduction : l'accomplissement de celui qui la voit et qui l'entend et qui couche avec elle, se paye du prix de son refus. Il faut entrer au plus près de ce non sens.
C'est bien, en fait, que cet accomplissement est perçu de façon unilatérale par Dendjer, qui ne parvient pas à sortir de la logique de l'affrontement, et qui ne cède jamais à la voix qui l'appelle sans le retenir, dans le consentement. Dendjer n'accède pas à l'acquiescement, et ne parvient pas à détourner son regard de la fascination pour l'éphémère. Là est le véritable chant des sirènes, celui qui détourne de sa voi(e)(x), et qui l'immobilise. Nono attire, mais Dendjer est ligoté dans sa propre réussite et dans sa propre progression. Il annule le chant de la sirène, et le renvoie dans l'abîme du malheur, où Nono est plongée. Il y aura eu un instant, où elle aurait pu passer du « rien », la béance sans fond de l'état de prostituée, à la dignité de l'être, dans la relation partagée. Mais Dendjer est aveuglé par le spectacle des cadavres en décomposition, et particulièrement celui du député. Le chant de la sirène, est toujours discrédité, et l'homme ne l'écoute pas, ou bien l'écoute sans l'entendre. Peut-être que c'est dans cette posture aussi que se révèle la véritable inhumanité de ceux qui renoncent au nom de morales qui les précèdent et qu'ils ne maîtrisent pas, mais qui fait taire en eux leur véritable désir. Dendjer n'a pas l'étoffe du héros : sa jouissance est mesurée, c'est-à-dire médiocre, perfide et, probablement, décadente. Ouvert par la souffrance de Nono, refermé sur son errance et le spectacle de sa nudité délirante donné aux enfants, Notre Pain de chaque nuit donne à entendre que c'est cette violence là, la parcimonie du désir et l'étroitesse du rêve, qui est centrale, et matière d'enseignement.

Le roman de Florent Couao-Zotti n'a de cesse de déplacer la relation entre le réalisme et l'irréalisme, ou plutôt l'antiréalisme, et ce déplacement qu'accompagne une parole narratrice à la fois navrée et ricanante, toujours distanciée mais en même temps au plus près de l'intimité des personnages, est animé de cette logique effrayante, par laquelle la conduite, les attitudes, et les postures de ces derniers, révèlent ouvertement le désastre, et affirment ce désastre plus sûrement que la dénonciation ou la démonstration. En cheminant ainsi aux côtés des habitants des souterrains urbains, il confère à ceux-ci l'épaisseur et le trouble de ces intériorités tenues pour indistinctes et si éloignées de toutes représentations autres que celles de surfaces, et que le romancier ne peut prendre en charge que selon le mode de l'altération, tout en battant sa coulpe : ceux qui sont l'objet même de cette représentation n'en seraient jamais les destinataires, à peine des emblèmes. En écartant l'idée même de mauvaise conscience, le romancier parvient ici à défaire l'idée de représentation de cette emprise culpabilisatrice. Il assure au roman une double posture : d'une part, être un instrument par lequel le monde se regarde et d'autre part, devenir ce moyen à l'usage de l'auteur et du lecteur pour regarder ce monde. Qu'on ne s'y trompe pas : c'est par là que l'auteur s'efface de son œuvre, car il parvient à donner au mythe qu'il a recueilli, les mots qui lui permettent d'être entendus et de circuler parmi les femmes et parmi les hommes. C'est par cette lancée, si ténue, si fragile -un roman- qu'ils pourraient alors, comme Nono quand elle est secourue par Dendjer, sentir couler les larmes qui, comme l'écrit si justement l'auteur, langageraient « une autre lyrique : celle de bonheur et d'espérance ». Ou bien alors, si la seule figure nocturne recouvre le champ des possibles, il faut supposer, comme Dendjer, que la folie s'est aussi emparée du divin, et que toute existence est vouée au non sens.

1 Blanchot, Maurice, Faux pas, Paris, Gallimard, Coll. blanche, 1943, p.270
2 Tremblay, Francis, La Fiction en question, Perpignan, Balzac-Le Griot éditeur, 1999, p.142

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09