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Études politiques

   

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  Écouter les pauvres dire le mal enduré

Sous la direction de André Corten, avec la collaboration de Anne-Élizabeth Côté, La Violence dans l’imaginaire latino-américain, Paris et Montréal, Karthala et les Presses de l’Université du Québec, 2008

 

 
 

Aussi loin que l’on remonte dans l’intime comme dans les fondations des sociétés, la parole se manifeste à nous porteuse de ce qui en elle la défait. Elle dit les impuissances contre la brutalité et le traitement de cette humanité par des êtres qui revendiquent pourtant leur appartenance à l’humanité et l’exercent en son nom. Au cœur de la parole, il y a ce désastre, nécessaire à dire, et que l’on a peu d’égard à entendre, autrement que dans la généralité brute ou dans le lointain des récits et des mises en forme notamment télévisuelles. L’objectiver dans le spectacle, c’est la reléguer hors des catégories par lesquelles la société est nommée dans les paroles ordinaires, ce qui constitue la trame des existences réelles. Cela revient à la déplacer dans un monde distancié, indigne de toute certitude. «Je ne sais (...) pas, écrivait Jean Améry, si celui qui est roué de coups par la police perd sa “dignité humaine”. Mais ce dont je suis certain c’est qu’avec le premier coup qui s’abat sur lui, il est dépossédé de ce que nous appellerons provisoirement la confiance dans le monde». La parole est alors intégralement travaillée par cette défiance généralisée.
En même temps, l’utopie de mondes sans violences conduit aussi à la pire des anomies qui est la mise en œuvre de règles qui font perdurer à n’importe quel prix cet état d’utopie. Il n’est sans doute pas de violence plus perverse que celle qui est appliquée au nom de l’éradication de la violence. Car, on le sait, elle dessine des espaces d’inclusion et d’exclusion, ouvrant l’imaginaire à des pénombres insurmontables et qui vont toujours en s’épaississant. Et les mots, alors, composent des récits chaotiques, paroles distendues, plongée dans une fange dont sans doute seuls les poètes parviennent à sauver la face, comme le soulignait Mallarmé. Le silence serait alors la victoire de cette perte de confiance. Il faut immédiatement ajouter que la planète est comme ceinturée, encore, de ces terreurs sans nom, justement, et qui frappent assurément les plus démunis. Évoquer seulement, c’est se satisfaire d’un effet de litanie. Il importe en fait de parvenir à identifier et à nommer ce qui se dit dans la réalisation de la parole. Cela ne peut se manifester que grâce à des études fines et rigoureuses, qui parviennent à circonstancier l’émission de ces paroles. C’est ce que réalisent les enquêteurs du groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL) qui publient, sous la direction et la coordination d’André Corten et d’Anne-Élizabeth Côté cette étude qui devrait faire date, La Violence dans l’imaginaire latino-américain.

En situant l’espace analysé du côté de l’imaginaire social, dans le prolongement des travaux ouverts naguère par Castoriadis, les chercheurs prennent le parti de ne pas réduire les significations au réel ou bien à une rationalité définie préalablement comme le cadre de la compréhension. C’est au contraire depuis des fonds indistincts, ceux de la psyché particulièrement, réinterprétant selon des logiques du sens pas nécessairement partagées, mais qu’il faut patiemment déplier, en prenant parfois le parti de l’opacité de ces paroles proférées, que les analyses sont menées. L’imaginaire alors se manifeste dans des discours, chaotiques ou organisés, l’écran projeté des attentes, le ressassement des douleurs, ou bien comme l’écran qui détourne de la réalité, elle-même perçue comme l’incompréhensible même, imposée alors à tous les tenants des sociétés. C’est aussi le levier des constructions identitaires. Il n’y a pas un cadre théorique préalable, une sorte de grande matrice à partir de laquelle les chercheurs analysent les productions, mais tout au contraire : à partir des réalisations de la parole, à partir de ce réel qui se manifeste souvent par bribes, que les analyses sont menées. Cette démarche ambitieuse nous vaut un ensemble d’analyses d’une pertinence exceptionnelle, et particulièrement stimulante.
Chacun des textes présenté répond partiellement, en fonction des thématiques abordées, à cette question posée dans l’oeuvre d’Hannah Arendt : la violence est-elle bien la suspension du sens politique ? Les travaux s’inscrivent dans une durée et des circonstances politiques avérées : nombreuses sont les sociétés d’Amérique latine qui sortent de la nuit dictatoriale ou de régimes autoritaires en faisant le pari de l’efficacité sociale de la démocratie. Le constat relevé est cependant que la construction ou la reconstruction de la vie démocratique n’est pas encore accompagnée de la pacification des êtres, à la fois parce que les douleurs du passé se sont stratifiées, mais aussi parce que les constructions identitaires en cours semblent à tout le moins aussi démentir la volonté de pacification exprimée pourtant dans la parole. Ce sont ces décalages qui sollicitent particulièrement l’attention.
Les auteurs disposent d’un outil : près de quatre-cents entrevues réalisées dans les capitales de onze pays (Venezuela, Colombie, Perou, Bolivie, Brésil, Argentine, Chili, Mexique, Salvador, Guatemala, Haïti), entre 2005 et 2006, avec des habitants des quartiers des périphéries urbaines, en général parmi les plus démunis. Les textes donnent à entendre cette parole complexe, parfois réflexive, qui dit combien la violence est encore prégnante dans le quotidien, mais aussi combien la question de la reconnaissance par l’autre que l’on a subi ces violences, est nécessaire. Une des paroles qui fait sens est sans doute celle-ci : non pas une attente de consolation, pour celles et ceux qui ont enduré, mais bien que quelqu’un au moins écoute ce qui doit être entendu, que face à l’horreur qui travaille les êtres, face à la possibilité toujours récurrente d’être incompris, les victimes ne se referment pas dans le silence. Il faut que quelqu’un fasse montre de la capacité d’écouter, en minimisant autant que faire se peut cette violence symbolique que les sciences sociales ne parviennent pas toujours à contrôler. Les effets de la brutalié marquent les corps, y impriment des morsures, quand ils ne les font pas seulement disparaître. Parfois, nous rappellent les enquêteur, les entretiens sont interrompus, tant la charge émotionnelle est intense, et empêche l’articulation.
Le résultat est saisissant : certes, ici le lecteur a accès à des bribes de témoignages, et ce sont essentiellement des études assez fines, toujours rigoureuses, et précises qui nous sont présentées. Les auteurs mobilisent des matrices de recherche assez massives, qui vont de la sociologie à l’anthropologie, de la narration littéraire à la philosophie. Des penseurs et des chercheurs sont convoqués : Arendt, mais aussi Walter Benjamin, Saint Augustin, Castoriadis, Foucault, Paul Ricoeur, Bourdieu, Labov, Corten lui-même, dont on rappelle ici l’apport majeur aux études haïtiennes. Les analyses portent sur les entretiens proprement dits, mais aussi sur les discours politiques, ou bien ceux des medias. Ils s’intéressent à la nature des récits qui ont la violence en leur centre, et c’est là toute l’importance de cet ouvrage, depuis le point de vue de ceux qui la subissent. Alors se lève le sens général de ce constat.
Entre l’ordre et le désordre, le partage est réalisé par ce qui s’apparente à la construction identitaire. Celle-ci distingue l’imaginaire institué d’un imaginaire instituant, qui vise à modeler les représentations à venir. Ainsi, l’effacement progressif de certaines icônes. Corten donne l’exemple de celle du Che. Si l’affiche réalisée à partir de la photo célébrissime de Korda est toujours présente, elle est aussi en passe de devenir une vague image, «à moitié effacée». Ce qui semble, vu d’ici nous échapper... Cet imaginaire est toujours en devenir : dans cette cohabitation entre une violence conservatrice et une violence fondatrice se lève parfois, mais pas toujours, une posture de l’attente : les choses sont comme ça, mais cela ne peut durer éternellement, elles vont bien un jour ou l’autre changer... Mais ce changement n’est pas toujours à l’heure. Dans certaines sociétés, par exemple en Colombie, ou bien en Haïti, même si le chercheur y apporte dans ce dernier cas des nuances, cette violence est ressentie comme immanente : c’est un état de fait dans lequel l’être doit trouver des procédures pour survivre, depuis la période coloniale, comme si la violence était l’estampe imprimée sur cette région du monde. Car la première violence, et les informateurs y reviennent sans cesse, c’est bien d’être pauvre.
Ce que nous délivre aussi ce livre important ce sont tous les protocoles que le chercheur met en œuvre pour parvenir à identifier ces dires de la violence : le questionnaire de l’enquête, mais aussi un tableau extrêmement précis des catégories de la violence, qui peut dès lors servir comme matrice d’analyse à bien d’autres études. Il est aussi remarquable dans son souci d’analyse des discours qui ont la violence en leur centre : le retournement de la parole de l’autre, la diabolisation comme mal politique, son inscription dans le quotidien, la force récurrente et réitérée du préjugé maintenu, en général à l’égard des populations autochtones ou descendantes d’esclaves, ces colonisés de l’intérieur. Les marques linguistiques de ce dire sont très minutieusement dépliées, et la construction du sens prend alors justement toute son ampleur.
C’est à mon sens un ouvrage essentiel aussi pour qui s’intéresse à ces littératures du cône sud, et de la Caraïbe, dans la mesure où ce qui est visé est bien de parvenir à faire entendre ce qui se joue dans cette parole des démunis, souvent l’objet de représentations auxquelles ils n’ont pas accès, comme dans la culpabilisation de cette parole des démunis par les plus possédants : en protestant contre le sort qui leur est fait, ils mettraient en danger la reconquête démocratique, ce qui revient à nier les nécessités du conflit social, et à considérer l’inégalité sociale comme un état de droit, le droit de ceux qui n’en ont pas. Les formes diverses de répression sociales qui semblent mailler l’histoire politique de ces société délimitent aussi leurs imaginaires politiques. Enfin, ces études et ces analyses des discours parviennent à désigner l’effet de déplacement ou de suspension que certaines pratiques ont «sur le sens donné aux choses», c’est-à-dire de mesurer les écarts entre signification et expression.

C’est bien là le ressort de la littérature, et plus largement de cette morale de l’écriture qui est l’horizon de tout écrivain. Car c’est bien d’abord avec des mots qu’on raconte des histoires, et ceux-là, on le sait, ne peuvent tromper que ceux qui ne veulent pas écouter en eux l’étoilement et la mise en perspective de leurs significations. Le discours qui nomme la violence est bien donc comme un retour sur le politique, et non sa suspension, et on doit en tenir gré aux chercheurs de maintenir l’attention sur la parole de celles et ceux considérés comme les plus éloignés de cette capacité à dire, les plus pauvres et les plus à l’écart de la décision politique.

 

 

 

  Mise à jour le : 9/05/09