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Aussi
loin que l’on remonte dans l’intime comme dans les fondations
des sociétés, la parole se manifeste à nous porteuse
de ce qui en elle la défait. Elle dit les impuissances contre
la brutalité et le traitement de cette humanité par des
êtres qui revendiquent pourtant leur appartenance à l’humanité
et l’exercent en son nom. Au cœur de la parole, il y a ce
désastre, nécessaire à dire, et que l’on
a peu d’égard à entendre, autrement que dans la
généralité brute ou dans le lointain des récits
et des mises en forme notamment télévisuelles. L’objectiver
dans le spectacle, c’est la reléguer hors des catégories
par lesquelles la société est nommée dans les paroles
ordinaires, ce qui constitue la trame des existences réelles.
Cela revient à la déplacer dans un monde distancié,
indigne de toute certitude. «Je ne sais
(...) pas, écrivait Jean Améry, si
celui qui est roué de coups par la police perd sa “dignité
humaine”. Mais ce dont je suis certain c’est qu’avec
le premier coup qui s’abat sur lui, il est dépossédé
de ce que nous appellerons provisoirement la confiance dans le monde».
La parole est alors intégralement travaillée par cette
défiance généralisée.
En même temps, l’utopie de mondes sans violences conduit
aussi à la pire des anomies qui est la mise en œuvre de
règles qui font perdurer à n’importe quel prix cet
état d’utopie. Il n’est sans doute pas de violence
plus perverse que celle qui est appliquée au nom de l’éradication
de la violence. Car, on le sait, elle dessine des espaces d’inclusion
et d’exclusion, ouvrant l’imaginaire à des pénombres
insurmontables et qui vont toujours en s’épaississant.
Et les mots, alors, composent des récits chaotiques, paroles
distendues, plongée dans une fange dont sans doute seuls les
poètes parviennent à sauver la face, comme le soulignait
Mallarmé. Le silence serait alors la victoire de cette perte
de confiance. Il faut immédiatement ajouter que la planète
est comme ceinturée, encore, de ces terreurs sans nom, justement,
et qui frappent assurément les plus démunis. Évoquer
seulement, c’est se satisfaire d’un effet de litanie. Il
importe en fait de parvenir à identifier et à nommer ce
qui se dit dans la réalisation de la parole. Cela ne peut se
manifester que grâce à des études fines et rigoureuses,
qui parviennent à circonstancier l’émission de ces
paroles. C’est ce que réalisent les enquêteurs du
groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique
latine (GRIPAL) qui publient, sous la direction et la coordination d’André
Corten et d’Anne-Élizabeth Côté cette étude
qui devrait faire date, La Violence dans l’imaginaire latino-américain.
En situant l’espace analysé du côté de l’imaginaire
social, dans le prolongement des travaux ouverts naguère par
Castoriadis, les chercheurs prennent le parti de ne pas réduire
les significations au réel ou bien à une rationalité
définie préalablement comme le cadre de la compréhension.
C’est au contraire depuis des fonds indistincts, ceux de la psyché
particulièrement, réinterprétant selon des logiques
du sens pas nécessairement partagées, mais qu’il
faut patiemment déplier, en prenant parfois le parti de l’opacité
de ces paroles proférées, que les analyses sont menées.
L’imaginaire alors se manifeste dans des discours, chaotiques
ou organisés, l’écran projeté des attentes,
le ressassement des douleurs, ou bien comme l’écran qui
détourne de la réalité, elle-même perçue
comme l’incompréhensible même, imposée alors
à tous les tenants des sociétés. C’est aussi
le levier des constructions identitaires. Il n’y a pas un cadre
théorique préalable, une sorte de grande matrice à
partir de laquelle les chercheurs analysent les productions, mais tout
au contraire : à partir des réalisations de la parole,
à partir de ce réel qui se manifeste souvent par bribes,
que les analyses sont menées. Cette démarche ambitieuse
nous vaut un ensemble d’analyses d’une pertinence exceptionnelle,
et particulièrement stimulante.
Chacun des textes présenté répond partiellement,
en fonction des thématiques abordées, à cette question
posée dans l’oeuvre d’Hannah Arendt : la violence
est-elle bien la suspension du sens politique ? Les travaux s’inscrivent
dans une durée et des circonstances politiques avérées
: nombreuses sont les sociétés d’Amérique
latine qui sortent de la nuit dictatoriale ou de régimes autoritaires
en faisant le pari de l’efficacité sociale de la démocratie.
Le constat relevé est cependant que la construction ou la reconstruction
de la vie démocratique n’est pas encore accompagnée
de la pacification des êtres, à la fois parce que les douleurs
du passé se sont stratifiées, mais aussi parce que les
constructions identitaires en cours semblent à tout le moins
aussi démentir la volonté de pacification exprimée
pourtant dans la parole. Ce sont ces décalages qui sollicitent
particulièrement l’attention.
Les auteurs disposent d’un outil : près de quatre-cents
entrevues réalisées dans les capitales de onze pays (Venezuela,
Colombie, Perou, Bolivie, Brésil, Argentine, Chili, Mexique,
Salvador, Guatemala, Haïti), entre 2005 et 2006, avec des habitants
des quartiers des périphéries urbaines, en général
parmi les plus démunis. Les textes donnent à entendre
cette parole complexe, parfois réflexive, qui dit combien la
violence est encore prégnante dans le quotidien, mais aussi combien
la question de la reconnaissance par l’autre que l’on a
subi ces violences, est nécessaire. Une des paroles qui fait
sens est sans doute celle-ci : non pas une attente de consolation, pour
celles et ceux qui ont enduré, mais bien que quelqu’un
au moins écoute ce qui doit être entendu, que face à
l’horreur qui travaille les êtres, face à la possibilité
toujours récurrente d’être incompris, les victimes
ne se referment pas dans le silence. Il faut que quelqu’un fasse
montre de la capacité d’écouter, en minimisant autant
que faire se peut cette violence symbolique que les sciences sociales
ne parviennent pas toujours à contrôler. Les effets de
la brutalié marquent les corps, y impriment des morsures, quand
ils ne les font pas seulement disparaître. Parfois, nous rappellent
les enquêteur, les entretiens sont interrompus, tant la charge
émotionnelle est intense, et empêche l’articulation.
Le résultat est saisissant : certes, ici le lecteur a accès
à des bribes de témoignages, et ce sont essentiellement
des études assez fines, toujours rigoureuses, et précises
qui nous sont présentées. Les auteurs mobilisent des matrices
de recherche assez massives, qui vont de la sociologie à l’anthropologie,
de la narration littéraire à la philosophie. Des penseurs
et des chercheurs sont convoqués : Arendt, mais aussi Walter
Benjamin, Saint Augustin, Castoriadis, Foucault, Paul Ricoeur, Bourdieu,
Labov, Corten lui-même, dont on rappelle ici l’apport majeur
aux études haïtiennes. Les analyses portent sur les entretiens
proprement dits, mais aussi sur les discours politiques, ou bien ceux
des medias. Ils s’intéressent à la nature des récits
qui ont la violence en leur centre, et c’est là toute l’importance
de cet ouvrage, depuis le point de vue de ceux qui la subissent. Alors
se lève le sens général de ce constat.
Entre l’ordre et le désordre, le partage est réalisé
par ce qui s’apparente à la construction identitaire. Celle-ci
distingue l’imaginaire institué d’un imaginaire instituant,
qui vise à modeler les représentations à venir.
Ainsi, l’effacement progressif de certaines icônes. Corten
donne l’exemple de celle du Che. Si l’affiche réalisée
à partir de la photo célébrissime de Korda est
toujours présente, elle est aussi en passe de devenir une vague
image, «à moitié effacée». Ce qui semble,
vu d’ici nous échapper... Cet imaginaire est toujours en
devenir : dans cette cohabitation entre une violence conservatrice et
une violence fondatrice se lève parfois, mais pas toujours, une
posture de l’attente : les choses sont comme ça, mais cela
ne peut durer éternellement, elles vont bien un jour ou l’autre
changer... Mais ce changement n’est pas toujours à l’heure.
Dans certaines sociétés, par exemple en Colombie, ou bien
en Haïti, même si le chercheur y apporte dans ce dernier
cas des nuances, cette violence est ressentie comme immanente : c’est
un état de fait dans lequel l’être doit trouver des
procédures pour survivre, depuis la période coloniale,
comme si la violence était l’estampe imprimée sur
cette région du monde. Car la première violence, et les
informateurs y reviennent sans cesse, c’est bien d’être
pauvre.
Ce que nous délivre aussi ce livre important ce sont tous les
protocoles que le chercheur met en œuvre pour parvenir à
identifier ces dires de la violence : le questionnaire de l’enquête,
mais aussi un tableau extrêmement précis des catégories
de la violence, qui peut dès lors servir comme matrice d’analyse
à bien d’autres études. Il est aussi remarquable
dans son souci d’analyse des discours qui ont la violence en leur
centre : le retournement de la parole de l’autre, la diabolisation
comme mal politique, son inscription dans le quotidien, la force récurrente
et réitérée du préjugé maintenu,
en général à l’égard des populations
autochtones ou descendantes d’esclaves, ces colonisés de
l’intérieur. Les marques linguistiques de ce dire sont
très minutieusement dépliées, et la construction
du sens prend alors justement toute son ampleur.
C’est à mon sens un ouvrage essentiel aussi pour qui s’intéresse
à ces littératures du cône sud, et de la Caraïbe,
dans la mesure où ce qui est visé est bien de parvenir
à faire entendre ce qui se joue dans cette parole des démunis,
souvent l’objet de représentations auxquelles ils n’ont
pas accès, comme dans la culpabilisation de cette parole des
démunis par les plus possédants : en protestant contre
le sort qui leur est fait, ils mettraient en danger la reconquête
démocratique, ce qui revient à nier les nécessités
du conflit social, et à considérer l’inégalité
sociale comme un état de droit, le droit de ceux qui n’en
ont pas. Les formes diverses de répression sociales qui semblent
mailler l’histoire politique de ces société délimitent
aussi leurs imaginaires politiques. Enfin, ces études et ces
analyses des discours parviennent à désigner l’effet
de déplacement ou de suspension que certaines pratiques ont «sur
le sens donné aux choses», c’est-à-dire de
mesurer les écarts entre signification et expression.
C’est bien là le ressort de la littérature, et plus
largement de cette morale de l’écriture qui est l’horizon
de tout écrivain. Car c’est bien d’abord avec des
mots qu’on raconte des histoires, et ceux-là, on le sait,
ne peuvent tromper que ceux qui ne veulent pas écouter en eux
l’étoilement et la mise en perspective de leurs significations.
Le discours qui nomme la violence est bien donc comme un retour sur
le politique, et non sa suspension, et on doit en tenir gré aux
chercheurs de maintenir l’attention sur la parole de celles et
ceux considérés comme les plus éloignés
de cette capacité à dire, les plus pauvres et les plus
à l’écart de la décision politique.
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