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  " Maintenant, tu sais que le sang est plus épais que l'eau "Jean-Robert Cadet : Restavec, enfant esclave en Haïti, publié aux éditions du Seuil

Publié en octobre 2002 dans le quotidien La Presse (Tunis)

 

 
 

Le roman haïtien occupe une place particulière dans cet espace décrit par les littératures que l'on qualifie de francophones, faute d'un terme plus précis : il s'agit bien entendu de la première de ces littératures qui ont émergé après la décolonisation, et le fonds qu'elle constitue est particulièrement riche, mais singulièrement méconnu.
D'Haïti, on ne connaît essentiellement que les chiffres de la pauvreté et de la misère sociale, tout autant que la difficile construction d'une nation, déchirée depuis deux siècles par des contradictions sans fin. Parmi les thèmes évoqués par ces romans, il y a un, récurrent, qui est celui des restavec, ces enfants esclaves au service des besoins domestiques des familles d'Haïti. Nombreux sont les personnages qui reviennent à plusieurs reprises dans la narration pour dire ce calvaire, fait de brimades permanentes, de violences physiques intolérables, sur fond de désastre affectif : les restavec sont des enfants, et leur souffrance ne parvient qu'à peine au seuil de la parole. A cette dernière, il faut un écrivain, c'est-à-dire une présence extérieure à cette violence, pour la transmettre.
Le livre de Jean-Robert Cadet prend en charge cette violence insoutenable. Il se présente d'abord comme un témoignage : ainsi donc, c'était vrai ce que décrivaient les romans. Mais cette fois, c'est depuis la conscience de l'écrivain qui fut autrefois ce domestique misérable, que la vision du monde est désignée. Et cet écrivain a accompli un acte essentiel, celui du détachement de la société dont il est issu et qui l'a tant maltraité. Il ne s'agit pas d'une décision facile, tant elle peut être entachée de l'accusation de trahison, et d'une culpabilité à laquelle nombre d'écrivains qui ont fui des pays invivables nous ont habitué. Mais aussi, il s'agit avant tout d'un texte autobiographique, redevable de normes littéraires distinctes et actualisées dans le souci d'émouvoir et, à tout le moins, de provoquer son lecteur. Ces deux perspectives appuyées l'une sur l'autre fondent la légitimité de la prise de parole. Le livre a des prolongements politiques et humanitaires : l'auteur a été appelé à témoigner au Fonds des Nations-Unies pour la lutte contre les formes modernes de l'esclavage sur la situation des restavec. Il a fondé une ONG qui agit désormais en Haïti (restavec.org).
On le voit, la littérature tente encore une fois de prendre pied dans la réalité, en dépassant sa propre clôture. Jean-Robert Cadet est ainsi en mesure de raconter son histoire, et cette possibilité est la marque d'une réelle exception : l'acharnement à vivre, la résolution de se construire notamment par l'école, ont conduit cet être si frêle et si dépossédé, à poursuivre ses études, en Haïti, puis au Etats-Unis, où, après une errance en quête de soi, et un passage par les corps d'élite de l'armée, il est parvenu à mener des études universitaires et à soutenir une thèse, à intérioriser une démarche d'intégration par l'analyse des regards posés sur lui, à se marier, à être père, alors que le déni de l'être était au centre du traitement infligé dans l'enfance et dans l'adolescence. Il lui faut se déprendre de la part haïtienne, c'est-à-dire tout d'abord en construire une relative intelligibilité, et devenir états-unien. Pour Jean-René Cadet, le déni d'humanité est cette trace indécise à partir de quoi il faut émerger en tant qu'être, et en l'occurrence, (re)bâtir de la culture. Le lecteur est ainsi confronté à une situation paradoxale : le récit autobiographique qui se donne comme une sortie de l'espace haïtien est traversé -à son insu, ou bien comme une provocation- par une ré-appropriation de cet espace, qui devient le moteur d'une écriture aboutie, assimilée à la sortie d'un espace vécu comme anti-culturel au possible. Mécanisme complexe et qui exige un sévère contrôle de la narration. Le texte met clairement en mémoire un parcours de vie articulé en trois suites : un premier temps indistinct, celui de la souffrance et de l'exploitation ; un second moment de médiation entre l'origine et le départ définitif de la terre haïtienne ; enfin, le temps de la construction de soi comme " a middle-class american ". Soit une composition marquée par un souci évident d'équilibre. L'ensemble est encadré par le récit de la venue du père -qu'il n'a pas le temps d'appeler papa - et la reconnaissance conclusive dans les yeux d'Adam, son fils, de quelque chose qui rappelle au narrateur " Blanc Philippe ", le père. A l'intérieur de ce cadre, Cadet retranscrit avec efficacité la descente au plus profond de la vie haïtienne puis la traversée des Etats-Unis. Il offre ainsi au lecteur un texte plein d'émotion, et que nous lisons comme l'histoire d'une conscience, qui peu à peu se dégage de la glaise pour parvenir à la lumière.
Dans cette écriture, deux discours s'opposent : celui de l'esclave et de son point de vue sur le monde, d'une part, et celui qui rend possible cette description. Deux stratégies d'écriture sont donc placées en situation de concurrence, la deuxième finissant par l'emporter, ainsi qu'en témoigne le rappel de la progression dans l'acculturation : ...mon coeur de Haïtien noir s'américanisait. Cela se fit progressivement, au fil d'expériences que je n'avais pas recherchées et par un processus d'adaptation tel que celui par lequel des animaux modifient leur aspect pour s'adapter à un milieu hostile et y survivre. Puis, plus loin : A présent je suis un authentique noir américain malgré mon accent caraïbe..
Car le véritable enjeu est là : pour les Haïtiens, le Nouveau Monde ne s'est manifesté jusque là que comme terre de rapine pour les colons et d'esclavage inouï pour eux. Il faut ainsi quitter Haïti et découvrir ce continent où il paraît possible de se fonder à nouveau et de se transformer. C'est bien le destin tragique auquel ouvre cette découverte essentielle. Il faut devenir autre que ce que l'on était pour pouvoir dire qui on était. La première stratégie est fondée à partir du regard états-unien sur la condition du restavec, la seconde à partir du regard haïtien, constitué par bribes, sur le " rêve américain " et ses marges pitoyables, quoiqu'il parvienne à prendre en charge la représentation précédente. En Haïti, Bobby est l'enfant du péché accompli par une paysanne noire avec un Blanc : même s'il est plus clair que d'autres, il a le " sang sale ", c'est un " extrait caca, fils de pute " (selon le mot de Florence, qui est une mère de substitution) dans une société où les Blancs sont considérés comme plus intelligents que les autres, tant le préjugé de couleur a été une donne essentielle dans la pensée commune des Haïtiens. Aux Etats-Unis, il se découvre Noir au milieu des Blancs, et rapidement, il prend conscience que l'intelligence ne s'inscrit pas sur la surface de la peau. Ainsi, dès qu'il peut entendre l'anglais et que son travail est noté correctement, il est soulagé : " ce n'était pas vrai que les blancs étaient plus intelligents que moi ". C'est le premier acte de la compréhension. Il se découvre aussi écarté des Blancs, mais bien souvent aussi, pas vraiment Noir au milieu des Noirs : à l'armée, il ne se drogue pas, ne correspond pas au comportement des Noirs ; à l'université, il ne " force " pas ses amies étudiantes : " Tu n'es pas un vrai noir ", lui dit l'une d'entre elles. C'est aussi ce que lui reprochent ses collègues noirs au lycée, en raison de ses relations amicales avec les professeurs blancs, qui, eux, le considèrent " différent " des autres Noirs. Dans son enseignement, les parents d'élèves noirs lui font grief de son déficit de " négritude ". Et pourtant, la réflexion sur l'état des représentations des uns et des autres par Cadet paraît relativement établi : dans les états du sud, " la plupart des Blancs (...) avaient été apparemment entraînés toute leur vie à voir en moi un individu borné, sale, malhonnête, satanique, une menace pour leur sécurité", tandis que " les élèves noirs considèrent les études comme 'un truc de blancs' ".
C'est que les autres cherchent à se manifester et à se réduire à de pures surfaces qui se superposent dans la conscience que l'on a d'elles. Mais sans relâche, Cadet fait effort pour comprendre le sens des choses qui lui échappent d'autant moins qu'il les observe avec attention et en interrogeant leur évidence. Car cette exigence de faire voir le "vrai visage " de l'infamie et de le regarder de face est un des traits constants de la narration de Cadet. Cette exigence culmine dans la scène des reproches faits à sa mère adopttive -en fait sa propriétaire-, où elle apparaît le visage défait, creusé, immobilisé par une paralysie faciale. A contrario, le visage du père est seulement aperçu, systématiquement dans la fuite ou la réclusion volontaire. Ensuite, il apparaît que cette double imposture appartient aussi bien à l'espace haïtien qu'à celui des Etats-Unis. Et c'est sur ces deux fronts que Jean-Robert Cadet doit s'opposer, car si le racisme des " petits blancs " des Etats-Unis est scandaleux, plus grand encore est le scandale des Haïtiens anciens esclaves, esclavagisant leurs enfants. C'est en menant cette démarche que Jean-Robert Cadet acquiert les notions et les concepts qui rendent possible une stratégie interprétative qui lui permet de mesurer les valeurs. Et le lecteur, avec lui partage cette acquisition et réalise que la part essentielle de la narration concerne les modalités de cette compréhension. On est loin, dans la partie états-unienne du livre, de cette vision affolée que le restavec jette sur le monde. Mais par là, le lecteur comprend aussi que cette double vision est latente dès la première page. Restavec est un de ces livres dont la lecture ne peut être unique, sous peine de rater son objet, tant la manifestation du sens s'y trouve informée et transformée par la progression de la lecture. C'est par là aussi que la dimension testimoniale de l'ouvrage rejoint la littérature et ses procédés : de par le pacte autobiographique signifié dès les premières pages, on sait que le narrateur vise authentiquement la vérité de son passé, et latéralement, par cette recherche, il nous livre ce qu'il est, et ce qu'il court le risque de transmettre (la honte, le préjugé contre soi et contre l'autre, la haine). Il s'adresse aussi aux autres, pour établir une communication qui se fait mal, obstruée de souvenirs récurrents de situations douloureuses : il ne s'agit pas seulement pour lui de parvenir à fonder une famille, mais d'occuper une place dans une relation qui ne soit plus duelle, mais plurielle, au delà de la bâtardise, de l'héroïsme et de la fonction de personnage marginal. Il lui faut parvenir à se camper dans son être, et à ne plus se considérer vivant que sous le regard des autres. Son choix est alors décisif : il est devenu citoyen des Etats-Unis, mais comme beaucoup de citoyens de ce pays, il apporte avec lui quelque chose qui n'est pas manifeste dans ce territoire. Son identité devient multiple. Mais dès lors que l'identité n'est plus considérée comme homogène, solide, étanche, et le support à partir de quoi seul peut se dire le monde, mais bien comme un processus d'adaptations plurielles, alors il devient possible sans en être autrement atteint, de mettre à nu les procédés par lesquels les sociétés produisent de l'exclusion. Il est ainsi essentiel de faire retour sur là d'où l'on vient, et de ne pas s'endormir dans l'intégration états-unienne : le personnage de l'esclave se transforme en celui d'intermédiaire, de porteur de connaissances. Cadet devient enseignant, c'est-à-dire porteur d'une parole qui fait signe pour que ceux qui apprennent, deviennent à leur tour les acteurs de leurs propres prises de conscience. Ainsi, tout au long du récit de Jean-Robert Cadet, si la question du préjugé, tant aux Etats-Unis qu'en Haïti est posée sans relâche, il revient sur ce paradoxe haïtien : comment ceux qui célèbrent sans arrêt le souvenir de la victoire de 1804, ceux dont le centre historique et politique est abusivement qualifié par la statue de Jean-Jacques Dessalines -le libérateur- et celle du Marron inconnu -symbole de l'esclave révolté enfui de la plantation- qu'aperçoit Bobby, " ceux-là mêmes dont les ancêtres étaient des esclaves " (ce sont les mots ultimes du livre), peuvent-ils perpétuer un désordre social dont ils sont les premières victimes ? Question récurrente dans la littérature des Haïtiens.
Mais en portant l'attention sur les aspects existentiels, et en montrant aussi qu'une sortie est possible, et que cette sortie a un prix, Cadet montre que la banalité du mal n'est pas inéluctable. Il s'agit bien de refonder une lignée, tout en inscrivant celle-ci dans une histoire familiale, fût-elle trouée : c' est ainsi que l'orphelin, si souvent associé à la fondation d'Haïti et à son errance sur cette terre, devient lui même un père, et que le sang, pour une fois au moins, devient plus épais que l'eau.


Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09