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Le roman haïtien occupe une place particulière dans cet
espace décrit par les littératures que l'on qualifie de
francophones, faute d'un terme plus précis : il s'agit bien entendu
de la première de ces littératures qui ont émergé
après la décolonisation, et le fonds qu'elle constitue
est particulièrement riche, mais singulièrement méconnu.
D'Haïti, on ne connaît essentiellement que les chiffres de
la pauvreté et de la misère sociale, tout autant que la
difficile construction d'une nation, déchirée depuis deux
siècles par des contradictions sans fin. Parmi les thèmes
évoqués par ces romans, il y a un, récurrent, qui
est celui des restavec, ces enfants esclaves au service des
besoins domestiques des familles d'Haïti. Nombreux sont les personnages
qui reviennent à plusieurs reprises dans la narration pour dire
ce calvaire, fait de brimades permanentes, de violences physiques intolérables,
sur fond de désastre affectif : les restavec sont des
enfants, et leur souffrance ne parvient qu'à peine au seuil de
la parole. A cette dernière, il faut un écrivain, c'est-à-dire
une présence extérieure à cette violence, pour
la transmettre.
Le livre de Jean-Robert Cadet prend en charge cette violence insoutenable.
Il se présente d'abord comme un témoignage : ainsi donc,
c'était vrai ce que décrivaient les romans. Mais cette
fois, c'est depuis la conscience de l'écrivain qui fut autrefois
ce domestique misérable, que la vision du monde est désignée.
Et cet écrivain a accompli un acte essentiel, celui du détachement
de la société dont il est issu et qui l'a tant maltraité.
Il ne s'agit pas d'une décision facile, tant elle peut être
entachée de l'accusation de trahison, et d'une culpabilité
à laquelle nombre d'écrivains qui ont fui des pays invivables
nous ont habitué. Mais aussi, il s'agit avant tout d'un texte
autobiographique, redevable de normes littéraires distinctes
et actualisées dans le souci d'émouvoir et, à tout
le moins, de provoquer son lecteur. Ces deux perspectives appuyées
l'une sur l'autre fondent la légitimité de la prise de
parole. Le livre a des prolongements politiques et humanitaires : l'auteur
a été appelé à témoigner au Fonds
des Nations-Unies pour la lutte contre les formes modernes de l'esclavage
sur la situation des restavec. Il a fondé une ONG qui agit désormais
en Haïti (restavec.org).
On le voit, la littérature tente encore une fois de prendre pied
dans la réalité, en dépassant sa propre clôture.
Jean-Robert Cadet est ainsi en mesure de raconter son histoire, et cette
possibilité est la marque d'une réelle exception : l'acharnement
à vivre, la résolution de se construire notamment par
l'école, ont conduit cet être si frêle et si dépossédé,
à poursuivre ses études, en Haïti, puis au Etats-Unis,
où, après une errance en quête de soi, et un passage
par les corps d'élite de l'armée, il est parvenu à
mener des études universitaires et à soutenir une thèse,
à intérioriser une démarche d'intégration
par l'analyse des regards posés sur lui, à se marier,
à être père, alors que le déni de l'être
était au centre du traitement infligé dans l'enfance et
dans l'adolescence. Il lui faut se déprendre de la part haïtienne,
c'est-à-dire tout d'abord en construire une relative intelligibilité,
et devenir états-unien. Pour Jean-René Cadet, le déni
d'humanité est cette trace indécise à partir de
quoi il faut émerger en tant qu'être, et en l'occurrence,
(re)bâtir de la culture. Le lecteur est ainsi confronté
à une situation paradoxale : le récit autobiographique
qui se donne comme une sortie de l'espace haïtien est traversé
-à son insu, ou bien comme une provocation- par une ré-appropriation
de cet espace, qui devient le moteur d'une écriture aboutie,
assimilée à la sortie d'un espace vécu comme anti-culturel
au possible. Mécanisme complexe et qui exige un sévère
contrôle de la narration. Le texte met clairement en mémoire
un parcours de vie articulé en trois suites : un premier temps
indistinct, celui de la souffrance et de l'exploitation ; un second
moment de médiation entre l'origine et le départ définitif
de la terre haïtienne ; enfin, le temps de la construction de soi
comme " a middle-class american ". Soit une composition marquée
par un souci évident d'équilibre. L'ensemble est encadré
par le récit de la venue du père -qu'il n'a pas le temps
d'appeler papa - et la reconnaissance conclusive dans les yeux
d'Adam, son fils, de quelque chose qui rappelle au narrateur " Blanc
Philippe ", le père. A l'intérieur de ce cadre, Cadet
retranscrit avec efficacité la descente au plus profond de la
vie haïtienne puis la traversée des Etats-Unis. Il offre
ainsi au lecteur un texte plein d'émotion, et que nous lisons
comme l'histoire d'une conscience, qui peu à peu se dégage
de la glaise pour parvenir à la lumière.
Dans cette écriture, deux discours s'opposent : celui de l'esclave
et de son point de vue sur le monde, d'une part, et celui qui rend possible
cette description. Deux stratégies d'écriture sont donc
placées en situation de concurrence, la deuxième finissant
par l'emporter, ainsi qu'en témoigne le rappel de la progression
dans l'acculturation : ...mon coeur de Haïtien
noir s'américanisait. Cela se fit progressivement, au fil d'expériences
que je n'avais pas recherchées et par un processus d'adaptation
tel que celui par lequel des animaux modifient leur aspect pour s'adapter
à un milieu hostile et y survivre. Puis, plus loin : A
présent je suis un authentique noir américain malgré
mon accent caraïbe..
Car le véritable enjeu est là : pour les Haïtiens,
le Nouveau Monde ne s'est manifesté jusque là que comme
terre de rapine pour les colons et d'esclavage inouï pour eux.
Il faut ainsi quitter Haïti et découvrir ce continent où
il paraît possible de se fonder à nouveau et de se transformer.
C'est bien le destin tragique auquel ouvre cette découverte essentielle.
Il faut devenir autre que ce que l'on était pour pouvoir dire
qui on était. La première stratégie est fondée
à partir du regard états-unien sur la condition du restavec,
la seconde à partir du regard haïtien, constitué
par bribes, sur le " rêve américain " et ses marges pitoyables,
quoiqu'il parvienne à prendre en charge la représentation
précédente. En Haïti, Bobby est l'enfant du péché
accompli par une paysanne noire avec un Blanc : même s'il est
plus clair que d'autres, il a le " sang sale
", c'est un " extrait caca, fils de pute
" (selon le mot de Florence, qui est une mère de substitution)
dans une société où les Blancs sont considérés
comme plus intelligents que les autres, tant le préjugé
de couleur a été une donne essentielle dans la pensée
commune des Haïtiens. Aux Etats-Unis, il se découvre Noir
au milieu des Blancs, et rapidement, il prend conscience que l'intelligence
ne s'inscrit pas sur la surface de la peau. Ainsi, dès qu'il
peut entendre l'anglais et que son travail est noté correctement,
il est soulagé : " ce n'était pas
vrai que les blancs étaient plus intelligents que moi ".
C'est le premier acte de la compréhension. Il se découvre
aussi écarté des Blancs, mais bien souvent aussi, pas
vraiment Noir au milieu des Noirs : à l'armée, il ne se
drogue pas, ne correspond pas au comportement des Noirs ; à l'université,
il ne " force " pas ses amies étudiantes
: " Tu n'es pas un vrai noir ", lui dit
l'une d'entre elles. C'est aussi ce que lui reprochent ses collègues
noirs au lycée, en raison de ses relations amicales avec les
professeurs blancs, qui, eux, le considèrent " différent
" des autres Noirs. Dans son enseignement, les parents d'élèves
noirs lui font grief de son déficit de " négritude
". Et pourtant, la réflexion sur l'état des représentations
des uns et des autres par Cadet paraît relativement établi
: dans les états du sud, " la plupart des
Blancs (...) avaient été apparemment entraînés
toute leur vie à voir en moi un individu borné, sale,
malhonnête, satanique, une menace pour leur sécurité",
tandis que " les élèves noirs considèrent
les études comme 'un truc de blancs' ".
C'est que les autres cherchent à se manifester et à se
réduire à de pures surfaces qui se superposent dans la
conscience que l'on a d'elles. Mais sans relâche, Cadet fait effort
pour comprendre le sens des choses qui lui échappent d'autant
moins qu'il les observe avec attention et en interrogeant leur évidence.
Car cette exigence de faire voir le "vrai visage
" de l'infamie et de le regarder de face est un des traits constants
de la narration de Cadet. Cette exigence culmine dans la scène
des reproches faits à sa mère adopttive -en fait sa propriétaire-,
où elle apparaît le visage défait, creusé,
immobilisé par une paralysie faciale. A contrario, le visage
du père est seulement aperçu, systématiquement
dans la fuite ou la réclusion volontaire. Ensuite, il apparaît
que cette double imposture appartient aussi bien à l'espace haïtien
qu'à celui des Etats-Unis. Et c'est sur ces deux fronts que Jean-Robert
Cadet doit s'opposer, car si le racisme des " petits
blancs " des Etats-Unis est scandaleux, plus grand encore est
le scandale des Haïtiens anciens esclaves, esclavagisant leurs
enfants. C'est en menant cette démarche que Jean-Robert Cadet
acquiert les notions et les concepts qui rendent possible une stratégie
interprétative qui lui permet de mesurer les valeurs. Et le lecteur,
avec lui partage cette acquisition et réalise que la part essentielle
de la narration concerne les modalités de cette compréhension.
On est loin, dans la partie états-unienne du livre, de cette
vision affolée que le restavec jette sur le monde. Mais
par là, le lecteur comprend aussi que cette double vision est
latente dès la première page. Restavec est un de ces livres
dont la lecture ne peut être unique, sous peine de rater son objet,
tant la manifestation du sens s'y trouve informée et transformée
par la progression de la lecture. C'est par là aussi que la dimension
testimoniale de l'ouvrage rejoint la littérature et ses procédés
: de par le pacte autobiographique signifié dès les premières
pages, on sait que le narrateur vise authentiquement la vérité
de son passé, et latéralement, par cette recherche, il
nous livre ce qu'il est, et ce qu'il court le risque de transmettre
(la honte, le préjugé contre soi et contre l'autre, la
haine). Il s'adresse aussi aux autres, pour établir une communication
qui se fait mal, obstruée de souvenirs récurrents de situations
douloureuses : il ne s'agit pas seulement pour lui de parvenir à
fonder une famille, mais d'occuper une place dans une relation qui ne
soit plus duelle, mais plurielle, au delà de la bâtardise,
de l'héroïsme et de la fonction de personnage marginal.
Il lui faut parvenir à se camper dans son être, et à
ne plus se considérer vivant que sous le regard des autres. Son
choix est alors décisif : il est devenu citoyen des Etats-Unis,
mais comme beaucoup de citoyens de ce pays, il apporte avec lui quelque
chose qui n'est pas manifeste dans ce territoire. Son identité
devient multiple. Mais dès lors que l'identité n'est plus
considérée comme homogène, solide, étanche,
et le support à partir de quoi seul peut se dire le monde, mais
bien comme un processus d'adaptations plurielles, alors il devient possible
sans en être autrement atteint, de mettre à nu les procédés
par lesquels les sociétés produisent de l'exclusion. Il
est ainsi essentiel de faire retour sur là d'où l'on vient,
et de ne pas s'endormir dans l'intégration états-unienne
: le personnage de l'esclave se transforme en celui d'intermédiaire,
de porteur de connaissances. Cadet devient enseignant, c'est-à-dire
porteur d'une parole qui fait signe pour que ceux qui apprennent, deviennent
à leur tour les acteurs de leurs propres prises de conscience.
Ainsi, tout au long du récit de Jean-Robert Cadet, si la question
du préjugé, tant aux Etats-Unis qu'en Haïti est posée
sans relâche, il revient sur ce paradoxe haïtien : comment
ceux qui célèbrent sans arrêt le souvenir de la
victoire de 1804, ceux dont le centre historique et politique est abusivement
qualifié par la statue de Jean-Jacques Dessalines -le libérateur-
et celle du Marron inconnu -symbole de l'esclave révolté
enfui de la plantation- qu'aperçoit Bobby, " ceux-là
mêmes dont les ancêtres étaient des esclaves
" (ce sont les mots ultimes du livre), peuvent-ils perpétuer
un désordre social dont ils sont les premières victimes
? Question récurrente dans la littérature des Haïtiens.
Mais en portant l'attention sur les aspects existentiels, et en montrant
aussi qu'une sortie est possible, et que cette sortie a un prix, Cadet
montre que la banalité du mal n'est pas inéluctable. Il
s'agit bien de refonder une lignée, tout en inscrivant celle-ci
dans une histoire familiale, fût-elle trouée : c' est ainsi
que l'orphelin, si souvent associé à la fondation d'Haïti
et à son errance sur cette terre, devient lui même un père,
et que le sang, pour une fois au moins, devient plus épais que
l'eau.
Yves Chemla
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