|
Bon
Dieu rit Edris
SAINT-AMAND, Paris, Hatier-CEDA, collection Monde Noir poche, 1988 Première
Edition : Paris, Domat, 1952.
UNE HISTOIRE DE LA DÉPOSSESSION
Le roman d'Edriss Saint-Amand témoigne d'abord de l'accumulation
des conditions qui rendent la vie proprement impossible pour les paysans
: une fois dépossédés de leurs terres de jardin,
consacrées alors à l'exploitation intensive de la canne,
ils doivent quitter les lieux, disparaître comme personnes, et
inventer des modes de survie forcément aléatoires. Mais
il témoigne aussi de la situation inconfortable qu'occupe l'instance
narrative dans ce type de relations : il paraît pour le moins
difficile de prendre la parole pour ceux qui, justement, ne parviennent
pas à se faire entendre, sans parler à leur place, et
donc une dernière fois les exclure. Le projet romanesque initial
est donc toujours l'objet d'un pari particulièrement risqué
qui voit le contrat réaliste confirmé et renforcé
par un véritable travail de l'auteur sur le texte et les discours.
Le succès du roman auprès de populations scolaires permet,
il faut le souligner, une approche pédagogique de cette problématique
décisive. Bon Dieu rit décrit et raconte la déchéance
progressive, mais totale de la famille de Prévilus Pierre, un
paysan converti au protestantisme. Le roman tout entier est construit
sur la relation de cette dégradation de l'univers rural haïtien,
et met en scène des personnages anti-héroïques, qui
tentent d'investir des lieux de pouvoir : la propriété
du sol, bien sûr, mais aussi le monde des croyances et du sacré,
celui de la technique ainsi que l'accès à la société
urbaine, tenue pour le lieu de la modernité. En fait, tous ces
espaces leur échappent. Le personnage central de Prévilien,
le fils de Prévilus, n'est ainsi en rien comparable à
celui de Manuel, qui, dans Gouverneur de la rosée parvient,
au prix de sa vie, mais avec l'espoir que son oeuvre sera continuée,
à réunifier une communauté en proie aux dissensions
et à la haine. Dans Bon Dieu rit, au contraire, tous les
groupes sont constitués en clans plus ou moins organisés
à partir d'intérêts strictement individuels. Ces
clans sont eux-mêmes confrontés à d'incessantes
crises internes. Mais il est patent que c'est d'abord dans la confrontation
avec les possédants que les dépossédés sont
atteints.
UN NARRATEUR VISIBLE
En effet, loin de permettre un accroissement potentiel de richesses,
la collaboration avec les possédants se traduit immanquablement
par une perte. L'exploitation touche ainsi la plupart des lieux d'interaction
: l'économie, le sacré, l'administration. Le politique
n'est pas en reste : l'utilisation des paysans pour le référendum
est présenté sur le mode farcesque et carnavalesque, à
la fois comédie et tragédie pour le narrateur. Ce n'est
que poursuivre, en quelque sorte, les réflexions sommaires du
propriétaire Octave Cyrille sur "la politique" : "Il
croyait parfaitement dire, lorsqu'il affirmait d'un ton à faire
valoir sa grande expérience des hommes et des choses de ce pays
d'Haïti : "Pour moi, si on le veut, on peut mettre un chien à
la présidence de la République."" Or c'est précisément
à l'occasion de l'acte politique du référendum
que la parole paysanne affirme son exploitation ainsi que son refus
de collaborer. Cette affirmation est relayée par la voix narratrice
qui décide de prendre en charge à cette instant une parole
qui ne peut pas se lever, puisqu'elle n'a aucun lieu pour se dire, puisqu'elle
n'a plus d'espace où elle puisse être entendue. Cette voix
ne se dissimule pas mais en quelque sorte dénonce son propre
statut : "alors que à Diguaran Origène
eut parlé, on eût pu entendre la protestation rouler parmi
les paysans : " (à) Pendant qu'ils engraissent, nous, nous maigrissons
comme des chiens abandonnés !à""
L'AMPUTATION RÉCURRENTE
Au chien présidentiel, répond, à l'autre extrémité
du spectre, le chien famélique qui hante les campagnes. D'autres
exemples de ce travail sur le texte sont repérables et montrent
combien la construction de l'effet de réel suit des chemins variés
et tout aussi porteurs de sens. Ainsi en est-il du motif de l'amputation
qui affecte les paysages et les corps et qui culmine avec l'ordre du
pasteur Henri de couper le flamboyant des Pierre, arbre autrefois consacré
aux loa-racines. C'est à l'intégrité du groupe
et à travers elle, à son identité qu'un tel acte
attente. Saint-Amand montre ici combien la dimension culturelle est
fondamentale dans la compréhension du désastre haïtien.
En même temps, et pour cette raison, le lecteur n'est jamais renvoyé
à un héroïsme de bon aloi, mais à une remise
en question de lui-même et de sa place dans le circuit social.
Le personnage de Jean, futur médecin et auteur de pensées
"progressistes" et plein de foi en un millénarisme technologique,
par exemple, dans lequel s'incarne le destinataire de cette histoire
paraît bien peu efficace : il "s'amuse" de la joie de Prévilien,
il prête "pour l'amitié" à Marilisse, la fille de
Prévilus Pierre abandonnée par son amant l'instituteur,
devenue prostituée, un "secours". De ce désatre et de
ce désespoir, "bon Dieu rit", car il se divertit en quelque sorte
de l'inconséquence et de la maladresse des paysans, comme il
est dit dans le conte central. Et le rire divin semble dramatiquement
ponctuer cette épopée de la désolation et de la
lassitude d'un monde sans issue, dans lequel les paysans sont définitivement
désorientés.
|
|