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Études haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Gérard Barthélémy, mon premier passeur

Conjonction, Gérard Barthélémy, n°219, Port-au-Prince, IFH, 2008

 

 
 

Quand l'ami a disparu, dresser son portrait entraîne à l'immobiliser, au mieux en le statufiant. C'est reconnaître à la fois sa disparition et tenter de retenir de lui l'illusion, désormais, qu'il a été là. C'est aussi le faire taire.

On peut aussi tenter de rechercher ce qui en soi demeure. On les appellera ici traces. Évoquer l'ami, c'est ainsi raconter, peut-être décrire, voire tenter d'expliquer ce qu'il en a été pour soi de cette présence, de cette voix, parfois aussi des silences. Évoquer l'ami, c'est d'abord rappeler le retentissement avant de raconter l'absence, et le manque. Ce dernier est un creux dans l'intime, et peut-être vaut-il mieux ne pas tenter la poursuite de l'évidement, qui s'achève dans la perpétuation sans objet du sentiment de la perte. Demeurent néanmoins des paroles vivantes, qui comme le témoin, doivent être assurées de la transmission, et c'est dans le passage – la main tendue, et celle qui s'ouvre pour recevoir- que se déroule un événement majeur.

J'ai rencontré Gérard Barthélémy pour la première fois à Camp Perrin, en Haïti, dans les Ateliers-Écoles. C'est Jean Sprumont qui m'avait accueilli dans cette fin d'après-midi. Le chemin avait été poussiéreux, parfumé de ce vétiver qui poussait de chaque côté de la route et dont les senteurs peu à peu imprégnaient la peau. J'habitais depuis quelques mois seulement à Port-au-Prince, et le pays, ses paysages, ses gens demeuraient pour moi dans l'énigme. Cela n'était pas sans conséquence sur la difficulté à entrer en relation avec les habitants, et les rapports se limitaient à de simples transactions commerciales, fondées sur la méfiance partagée.

Je n'étais pas naïf au point de ne pas m'en rendre compte, ni d'en détester en moi le constat. Ma présence en Haïti relevait de l'imposture : une décision administrative sur laquelle je n'avais eu aucune prise. En outre, cette relation commerciale était toujours ankylosée par des temps d'attente impitoyablement longs. J'apprenais quand même, avec réticence, à laisser le temps filer entre les doigts, réduit en poussière.

Et puis aussi, ma propre imposture linguistique ne facilitait pas la relation. Apprendre une langue, vivre l'oralité, ont toujours représenté pour moi la difficulté majeure. Je ne suis à peu près à l'aise que dans l'écrit, et le retrait, dans une proximité qui est aussi un hommage à la distance, et à la retenue. Cela ne pouvait en rien faciliter la réalisation de ma demande paradoxale : approcher Haïti dans les livres, mais en même temps participer de son flux vivant. Alors, dès que l'Institut Français me concédait un moment de disponibilité, je filais dans les mornes, à la découverte des paysages. Puis je rentrais, prenant à peine des notes. La visite à Camp Perrin tenait de ce projet, qui n'en était pas vraiment un. On m'avait recommandé de me rendre dans les Ateliers-Écoles. C'était Didier Maule, à qui je succédais. Conjonction préparait un numéro consacré à Bon Dieu rit dans lequel il avait mené une brillante analyse du texte.

L'homme en face de qui j'étais assis avait le regard pétillant, et la mise austère. Un moment auparavant, il avait était attentif à ma gaucherie et il m'avait proposé de prendre une douche. Quand j'étais revenu, la nuit était tombée. L'air était saturé de vétiver et d'ylang-ylang. Une soupe épaisse fumait sur la table. Je me souviens aussi d'un plat de pâtes. Autour de la table, des enseignants et des artisans, belges et haïtiens, bavardaient. Nous nous sommes alors présentés.

On m'avait parlé de lui, et c'est pour cette raison que j'avais fait ce voyage à Camp Perrin, où il se trouvait. Il m'interrogea : qui j'étais, d'où j'arrivais, ce que j'étais censé faire à l'Institut Français. Immédiatement, j'évoquais l'ennui de ces cours de langue dont je ne percevais qu'à peine les enjeux, voire la nécessité. Je me mettais en porte-à-faux par rapport à ce que j'aurais souhaité mener. Il y eut un silence. Puis la conversation roula sur d'autres sujets, entre les participants au repas. Il s'agissait de dessiner des socs de charrue, ou plus précisément un modèle usuel qui puisse être utilisé dans les différentes parties de la République, et de démarrer rapidement la production en série. On me précisa le fonctionnement du centre et des ateliers. Il fallait trouver des ressources de matières premières. Jean Sprumont chargeait des containers en Belgique, et rapportait de la ferraille, ainsi que des briques réfractaires, depuis les friches industrielles d'une sidérurgie à l'abandon. Gérard Barthélémy me parla du tour sur bois et de la nécessité de travailler à partir des branches et non des troncs des acajous.

Le repas terminé, Gérard Barthélémy s'approcha et s'installa tout à côté de moi. Il commença alors à me parler, à me raconter une histoire, celle de ce pays, de cette longue colonisation interne et des contradictions qu'elle avait entraînée. Il m'expliqua que celles-ci n'étaient sans doute pas moins délicates que les miennes, celles dont j'étais aussi porteur, du fait de mes propres enracinements universitaires, de ma propre histoire de décolonisé. Ce n'était pas le moindre des paradoxes que ce pays mettait en évidence. Il y avait quelque chose de bien particulier dans la construction sociale d'Haïti, mais que l'essentiel n'était pas tant de parvenir à le comprendre, que de la resituer par rapport à l'asservissement des plus rebelles, malgré des affinités et une histoire communes. Il me parla longuement de Duvalier et du duvaliérisme. Il me parla aussi des esclaves créoles. J'apprenais ce soir là le mot "bossale". Je devais très rapidement admettre que mes propres outils logiques se décrivaient comme des préalables inopérants, et il me fallait mener un pas de côté, tenter de retrouver dans les traces que le regard accrochait, dans les bribes de paroles, d'autres rapports peut-être que ceux que définissent la cause et la conséquence.
Chaque fois que je me replonge dans un ouvrage de Gérard Barthélémy, me revient à la mémoire cette conversation, qui est, par la force des choses, devenue le début d'un échange, repris dès le lendemain, puis poursuivi, au gré de nos rencontres, en Haïti, chez lui, à Verberie, ou lors de rencontres organisées au sujet d'Haïti, sous l'égide de telle ou telle structure. Lorsqu'un jour, à Verberie justement, il me demanda sur quoi je travaillais, je lui racontais le début de cette histoire. Il eut un sourire ironique et tendre. Je lui expliquais alors que quel que soit le sujet de cette recherche, en l'occurrence les conditions de lisibilité de la littérature haïtienne pour un lecteur étranger, ce qui importait alors était de parvenir à articuler dans une approche complexe ce qui relevait de la dynamique propre des perspectives haïtiennes, traduites dans des histoires, des récits ou plus généralement des formes littéraires marquées par des codes qui lui assuraient une reconnaissance ailleurs qu'en Haïti, et des outils de lecture, marqués eux par la tradition critique universitaire. La place du lecteur ne saurait alors disparaître du regard. Cette posture, c'est à lui d'abord que je la devais. Il m'avait à sa façon permis d'entrer dans la compréhension d'autres paroles, de rencontrer d'autres personnes, de traverser d'autres mers.

La première conséquence de cette conversation avait été une interrogation sur la connaissance, qui se déprenait du préalable. C'est la disponibilité qui rendait possible la connaissance, et non l'inverse. C'est certes un truisme, pourtant les maîtres avaient sans cesse affirmé le contraire, ou du moins était-c ce que j'avais bien voulu retenir de leurs enseignements. Il fallait apprendre à penser autrement, à se risquer dans une parole sans retenue, mais aussi sans héroïsme de mauvais aloi, ni jouer la provocation. Il fallait non pas seulement changer de regard, mais déconstruire ce qui dans ce regard élaborait et renforçait sans cesse un surplomb et une évidence dans la réponse. Il fallait aussi veiller à se garder de la tentation de ce que, faute de mieux, j'ai appelé plus tard le ventriloquage, cette façon de parler à la place de l'autre, si commune dans le monde de la coopération et des études sur les autres littératures et qui consiste à le faire taire et à le transformer en pantin, toujours ridicule. Dans les jours suivants, je proposais d'ouvrir à l'Institut un cours de littérature, consacré à la lecture de L'Espace d'un Cillement de Jacques Stephen Alexis. C'est dans ce roman que je lisais pour la première fois la figure de l'effacement de soi, de l'oubli du signe naturel, sans cesse déconstruit et reconstruit au plus près de l'intime, dans un dispositif narratif savant : c'est depuis des regards autres que ce dit d'Haïti – comme il y a un 'Dit d'Anne aux longs cils' dans le Romancero aux étoiles - répond à une interrogation pressante de l'auteur : jusqu'à quand, jusqu'à quel désastre hyperbolique pourra encore tenir Haïti avant de se retrouver réduit à ne plus être qu'un "îlot de sauvagerie à quelques heures de Miami", en perte d'identité, de repère, de représentation de soi et de souci de l'ancrage ? Les autres questions devenaient alors secondaires, et mes propres doutes passaient à l'arrière plan. C'était le début, là encore, d'une autre histoire qui se poursuit au gré des lectures, des interrogations ouvertes par les textes au fur et à mesure de leurs publications, et des circonstances qui entourent celles-ci.

C'est peu d'écrire alors que je dois beaucoup à Gérard Barthélémy, et qu'il me manque
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  Mise à jour le : 24/01/09