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Agnant,
Marie-Célie, Le Livre d’Emma, La Roque d’Anthéron,
Vents d’ailleurs, 2004. 185 p.
Le roman de Marie-Célie Agnant , publié pour la première
fois à Montréal en 2001, résonne d’une longue
histoire, inaudible et innommable, et dont nous n’apprécions
que les traces les plus récentes. De la Traite et des sociétés
plantationnaires, nous possédons généralement des
données techniques à portée économique et
juridique. L’esclave africain n’est un être vivant
que lorsqu’il s’agit du travail. Pour le reste, c’est
un « meuble », dépouillé juridiquement de
toute humanité. Parfois des témoignages, essentiellement
extérieurs à la condition servile, interpellent l’imagination
: condition misérable, sévices, révoltes, nous
le savons. Mais ceci appartient à l’Histoire, qui parvient
à si peu à dire la part du primordial : ce que la personne
porte en elle de traces de ce qui a été estampé,
ce qu’elle perçoit en elle d’échos de ce qui
s’est dit, pendant si longtemps, et qui lui a été
transmis, trop souvent à son insu. Cette chronique intérieure
est à la fois tissée de trop plein et de manque. En Haïti,
l’Indépendance triomphale semble avoir détourné
un temps l’attention à cette entaille de l’intime,
qui demeure si improbable dans l’ordre du discours. Car tel est
bien l’enjeu : pour en conduire le récit, il faudrait parvenir
à se dégager du tumulte intérieur, mais alors,
tant les normes du récit constituent la culture de l’autre,
il faudrait se compromettre, et accepter de se plier. C’est bien
ce à quoi Emma, le personnage observé, se détourne,
de toutes ses forces. Elle n’est pas un objet, sans identité
reconnue, « la nouère du 122 ».
Emma, pour ne pas avoir donné d’explication au meurtre
de sa fille Lola, est internée, dans l’attente du procès.
Confronté à son refus de s’exprimer en français,
le médecin chargé de l’examiner ne parvient pas
à mener son expertise. Il recrute une interprète, Flore,
elle-même originaire des îles, sans doute, et qui est la
narratrice. Dès lors, s’engage un étrange circuit
de la parole, qu’Emma détermine à partir de la place
de chacun des trois, c’est-à-dire d’abord de sa couleur,
résolument assimilée selon le mot de Jean-Luc Bonniol
(1)
à un « maléfice » . Flore prend conscience
du retentissement en elle de cette histoire, et décide progressivement,
de ne pas se satisfaire de cette « distance » et de cette
« neutralité », qui font de l’interprète
un « instrument » au service d’un discours sur lequel
il n’a aucune prise. Elle prend en charge alors une écoute
patiente et impliquée, ce qui entraîne de sa part d’entendre
le retentissement, dans sa propre intimité, de cette histoire
terrible, qui est celle de la lignée dont Emma peu à peu,
a retissé la toile. C’est la part du féminin qui
alors prend le dessus : une part ravaudée par des histoire de
doubles, de ratages successifs, d’identités assignées,
de départs, d’enlèvement, d’avortements, d’enfants
dévoreurs, de pères absents, de compagnons détachés,
de refus des autres d’écouter cette histoire. L’université
de Bordeaux a refusé la thèse d’Emma. La remontée
se fait par paliers, dans lesquels les saisons, les âges, les
médiateurs, les rêves, se chevauchent et parviennent à
nommer l’effroi, l’enlèvement originaire, le hurlement
de la mère sur la grève, quand s’éloigne
le navire négrier, et cette matrice infecte : « C’est
dans leurs cales que tout s’est écrit, dans les plis de
la mer, dans le vent gorgé de sel et dans cette odeur de sang.
Une odeur immonde, partout présente mais que l’on fait
mine de ne plus reconnaître, enveloppe toujours l’île.
»
On ne revient pas indemne de l’imaginaire haïtien, et Marie-Célie
Agnant le déclare à sa façon, qui est la modulation,
dans la très grande attention portée à l’énonciation,
comme à la prise en charge radicale de cet imaginaire. On pourrait
lire ainsi ce très beau roman comme une métaphore précisément
des enjeux posés par la littérature des Haïtiens,
au regard des autres littérature : une manière rageuse
et délibérée de s’inscrire dans le champ
de l’altérité, comme d’entendre sans rémission
cette relation étroite entre le sucre et l’esclavage :
« C’est vers le second millénaire
avant J.C. quand en Inde les nomades Arya ou Aryens s’installèrent
que les premières plantations de canne à sucre fondées
sur l’esclavage des Nègres furent créées.
» (2)
1. Bonniol, Jean-Luc, La
Couleur comme maléfice. Une illustration de la généalogie
des Blancs et des Noirs, Paris, Albin Michel, Bibliothèque
de synthèse, 1992
2. Montbrun, Christian, «
La canne et le sucre de l’Asie au Maroc au XVIe siècle
», in Eadie, Emile (sous la direction de), La Route du sucre
du VIIIe au XVIIIe siècle, Ibis rouge éditions, Matoury,
2001, p.49
Yves Chemla
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