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Études haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  {« … ma rage de Négresse, sur les quais de Nantes, de Bordeaux et de la Rochelle »}

{Notre Librairie, n°158, avril-juin 2005}

 

 
 

Agnant, Marie-Célie, Le Livre d’Emma, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2004. 185 p.

Le roman de Marie-Célie Agnant , publié pour la première fois à Montréal en 2001, résonne d’une longue histoire, inaudible et innommable, et dont nous n’apprécions que les traces les plus récentes. De la Traite et des sociétés plantationnaires, nous possédons généralement des données techniques à portée économique et juridique. L’esclave africain n’est un être vivant que lorsqu’il s’agit du travail. Pour le reste, c’est un « meuble », dépouillé juridiquement de toute humanité. Parfois des témoignages, essentiellement extérieurs à la condition servile, interpellent l’imagination : condition misérable, sévices, révoltes, nous le savons. Mais ceci appartient à l’Histoire, qui parvient à si peu à dire la part du primordial : ce que la personne porte en elle de traces de ce qui a été estampé, ce qu’elle perçoit en elle d’échos de ce qui s’est dit, pendant si longtemps, et qui lui a été transmis, trop souvent à son insu. Cette chronique intérieure est à la fois tissée de trop plein et de manque. En Haïti, l’Indépendance triomphale semble avoir détourné un temps l’attention à cette entaille de l’intime, qui demeure si improbable dans l’ordre du discours. Car tel est bien l’enjeu : pour en conduire le récit, il faudrait parvenir à se dégager du tumulte intérieur, mais alors, tant les normes du récit constituent la culture de l’autre, il faudrait se compromettre, et accepter de se plier. C’est bien ce à quoi Emma, le personnage observé, se détourne, de toutes ses forces. Elle n’est pas un objet, sans identité reconnue, « la nouère du 122 ».
Emma, pour ne pas avoir donné d’explication au meurtre de sa fille Lola, est internée, dans l’attente du procès. Confronté à son refus de s’exprimer en français, le médecin chargé de l’examiner ne parvient pas à mener son expertise. Il recrute une interprète, Flore, elle-même originaire des îles, sans doute, et qui est la narratrice. Dès lors, s’engage un étrange circuit de la parole, qu’Emma détermine à partir de la place de chacun des trois, c’est-à-dire d’abord de sa couleur, résolument assimilée selon le mot de Jean-Luc Bonniol (
1) à un « maléfice » . Flore prend conscience du retentissement en elle de cette histoire, et décide progressivement, de ne pas se satisfaire de cette « distance » et de cette « neutralité », qui font de l’interprète un « instrument » au service d’un discours sur lequel il n’a aucune prise. Elle prend en charge alors une écoute patiente et impliquée, ce qui entraîne de sa part d’entendre le retentissement, dans sa propre intimité, de cette histoire terrible, qui est celle de la lignée dont Emma peu à peu, a retissé la toile. C’est la part du féminin qui alors prend le dessus : une part ravaudée par des histoire de doubles, de ratages successifs, d’identités assignées, de départs, d’enlèvement, d’avortements, d’enfants dévoreurs, de pères absents, de compagnons détachés, de refus des autres d’écouter cette histoire. L’université de Bordeaux a refusé la thèse d’Emma. La remontée se fait par paliers, dans lesquels les saisons, les âges, les médiateurs, les rêves, se chevauchent et parviennent à nommer l’effroi, l’enlèvement originaire, le hurlement de la mère sur la grève, quand s’éloigne le navire négrier, et cette matrice infecte : « C’est dans leurs cales que tout s’est écrit, dans les plis de la mer, dans le vent gorgé de sel et dans cette odeur de sang. Une odeur immonde, partout présente mais que l’on fait mine de ne plus reconnaître, enveloppe toujours l’île. »
On ne revient pas indemne de l’imaginaire haïtien, et Marie-Célie Agnant le déclare à sa façon, qui est la modulation, dans la très grande attention portée à l’énonciation, comme à la prise en charge radicale de cet imaginaire. On pourrait lire ainsi ce très beau roman comme une métaphore précisément des enjeux posés par la littérature des Haïtiens, au regard des autres littérature : une manière rageuse et délibérée de s’inscrire dans le champ de l’altérité, comme d’entendre sans rémission cette relation étroite entre le sucre et l’esclavage : « C’est vers le second millénaire avant J.C. quand en Inde les nomades Arya ou Aryens s’installèrent que les premières plantations de canne à sucre fondées sur l’esclavage des Nègres furent créées. » (
2)

1. Bonniol, Jean-Luc, La Couleur comme maléfice. Une illustration de la généalogie des Blancs et des Noirs, Paris, Albin Michel, Bibliothèque de synthèse, 1992

2. Montbrun, Christian, « La canne et le sucre de l’Asie au Maroc au XVIe siècle », in Eadie, Emile (sous la direction de), La Route du sucre du VIIIe au XVIIIe siècle, Ibis rouge éditions, Matoury, 2001, p.49

Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09