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  Variations sur African psycho, d'Alain Mabanckou (Paris, Le Serpent à Plumes éditions, 2003

Texte inédit

 

 
 

Il y a des hommes qui ont besoin de primer, de s'élever au-dessus des autres, à quelque prix que ce puisse être. Tout leur est égal, pourvu qu'ils soient en évidence sur des tréteaux de Charlatan ; sur un théâtre, un trône, un échafaud, ils seront toujours bien s'ils attirent les yeux.
Chamfort, Produits de la civilisation perfectionnée, 64


On aurait tort de penser qu'Alain Mabanckou adresse une histoire aux lecteurs d'African psycho. Il s'agit d'un discours, et qui plus est, d'un discours en morceaux. Tout ce qui s'y passe est d'abord affaire de langage, voire d'un rapport particulier au langage. African psycho est un discours par lequel un « Je » accède à la souveraineté de sa propre parole, mais en même temps cette parole est minée, et se déconstruit au fur et à mesure de sa profération. Il y a un décalage brutal entre le qualificatif du titre, qui marque le souci de la distance, voire sans doute ici de la distanciation, une mise en garde, l'hommage rendu par la raison littéraire à la parole insensée, et les premiers mots de ce discours : « J'ai décidé de tuer Germaine le 29 décembre. » Voilà le lecteur prévenu. La chaîne discursive va se construire dans et par une logique du sens qui est d'emblée disqualifiée, ou à tout le moins qualifiée de pathologique, encore que le terme de psycho renvoie moins à une détermination médicale qu'au discours du sens commun.

African psycho : ce serait le sens commun qui parlerait ici dans ce titre bizarre, en anglais, et quasiment intraduisible. Le discours de l'autre qualifie le discours de l'autre. On sait aussi qu'il y a un pré-texte à ce titre, un roman de Brett Easton Ellis : American psycho. Et Alain Mabanckou, qui habite désormais dans le monde étatsunien, mais qui écrit en français, joue habilement de cette posture. Il y a une universalité désormais de cette culture des Etats-Unis. Le personnage qui tient le discours s'en fait d'ailleurs l'écho. Dans la chaîne logique de la détermination de l'arme qui permettra à son meurtre d'entrer dans la catégorie des beaux-arts, il s'arrête à la tronçonneuse :
Pour effroyable qu'elle soit, elle me fait songer au cinéma, à Scareface, un film qu'on projeta durant six mois au Duo et que je vis dix-sept fois pendant les séances de la matinée, trente fois pendant celles de la soirée. Je le vis de la première scène à la dernière sans quitter l'écran des yeux un seule seconde. Je connais les dialogues par cœur.
Or le crime, ce n'est pas du cinéma...
1
Dans American psycho2, le personnage de Patrick Bateman accomplit de multiples assassinats, dans une logique qui est celle de l'accumulation, jouant sur la palette des armes et des mises en scène, les faisant varier, associant le sexe et le meurtre, à partir d'une situation sociale qui est celle de l'extrême richesse et de l'extrême désoeuvrement, à partir d'une réinterprétation de l'extrême violence des rapports sociaux et culturels décrits par la société états-unienne, et de ses serial killers. Mais les meurtres de Patrick sont ignorés, laissés dans le silence, voire même gommés, toute trace en est effacée, car les protagonistes partagent ce pressentiment que le meurtre dit la vérité de l'ordre social - il en fut sans doute de même dans le cas toujours problématique de Jack dit l'Éventreur dans le Londres victorien. Le roman décrit une société qui n'en est pas une, un archipel d'îles dissociées qui se pense comme élite, mais qui ne parvient pas à dépasser ses dérives narcissiques, ni la vacuité de ses désirs et de sa prétendue construction sociale : « les gens du monde ne sont pas plutôt attroupés, qu'ils se croient en société » nous rappelle Chamfort, ce que le roman montre à maintes reprises. Il n'y a pas de société autre que celle des intérêts financiers. Et elle génère l'ennui, le désoeuvrement, l'attente de la mort que ne vient troubler que la lutte pour le pouvoir. Tous les protagonistes masculins du roman sont vice-présidents de la même entreprise de gestion de portefeuilles. Ou bien ce que le roman donne à voir n'est que la vision hallucinée du personnage sur son propre impensé, dans une tension accumulée dont témoigne seulement le regard de sa secrétaire Jean sur l'agenda des meurtres désirés... Indécidabilité mais qui sert de prétexte au spectacle insoutenable du maniement du couteau, de la hache, du pistolet à clous, de la tronçonneuse utilisée comme une sagaie, du pistolet. Insoutenable ? C'est pourtant là le principal ressort du rapport au spectateur. Le meurtre et le spectacle du découpage des corps fascinent, il faut se rendre à l'évidence. Si le roman dit l'inconscient de la finance, son souci de la rivalité, sa logique carnassière et anthropophagique et de ce fait la dénonce comme maladie de l'âme, le spectateur, lui, s'engouffre dans cet inconscient et s'en repaît. La consommation de l'horreur est l'un des ressorts de l'esthétique post moderne.
Dans African psycho, cette logique est par endroit contredite terme à terme : le personnage travaille, il a un métier, plus que des occupations ; il s'est construit par l'expérience ; il est réputé d'une grande laideur ; il a construit sa maison, son atelier ; il a un modèle unique, Angoualima. Il veut accomplir des meurtres et par là obtenir une existence sociale, et n'y parvient pas, alors que tout était relativement facile pour Patrick Bateman. Ses discours sont avant tout ceux de ses échecs sur ce terrain. Si le premier échoue à dire et à témoigner, et à être entendu et à être cru, le second ne parvient pas à accomplir. Opposition simple et facilitatrice de la compréhension : le personnage de Grégoire Nakobomayo serait une caricature, l'histoire qu'il raconte dans son discours, une farce, après la tragédie. Ce serait alors le roman de la dépossession de ses propres actes que nous donnerait Alain Mabanckou, une métaphore de l'impuissance grotesque. Approche cependant incomplète : le meurtre de Germaine est néanmoins accompli, raconté même, et cela constitue un enjeu que l'on ne saurait négliger. Le montage des figures dans African psycho paraît autrement complexe.


La première figure apparente est celle qui a été relevée, cette disjonction entre le titre qui dénonce l'œuvre comme roman et le discours du personnage. Cette disjonction attire l'œil sur le processus même de la lecture. La pratique la plus banale de celle-ci, lorsqu'elle touche une œuvre littéraire - et c'est immédiatement le cas ici - est de se produire sur le mode de la rencontre. C'est toujours une participation du lecteur à l'existence à la fois temporaire et définitive d'un être dont l'existence ne peut jamais être ni avérée ni niée qui est exigée, et nous ne pouvons parvenir à le comprendre qu'à la faveur d'un acte d'adhésion totale qui suspend du moins provisoirement tout jugement, comme le rappelait Jean Rousset. Or d'emblée, cette œuvre nous fait franchir un seuil interdit : elle prétend nous donner à entendre un discours pathologique, psychopathe selon les termes du sens commun, un discours de rupture. « J'ai décidé de tuer Germaine le 29 décembre. » Nous voilà mis en garde, l'adhésion ne sera pas sans malaise, et quelque chose comme de l'aberration s'empare de cette lecture. Le discours de Grégoire est immédiatement qualifié de déraisonnable, et en même temps il se présente lui-même comme un besoin éperdu de clarté. De la confrontation entre ces deux postures, l'une désignée et assignée, l'autre revendiquée, c'est bien de l'absurde qui se déplie pour le lecteur.
C'est d'abord contre ce caractère absurde de l'existence que Grégoire prend cette parole qui lui est sans cesse coupée par les circonstances, par son Grand Maître, par ceux qui parlent à sa place. Il est « un enfant ramassé », il n'a donc qu'un statut légèrement supérieur à celui des déchets, qui, eux, restent sur place et sont répandus dans la « ville de merde ». Son éducation est en partie assurée par des familles d'accueil, dont l'une retient particulièrement son attention. S'il est vrai que l'éducation vise à conformer la raison de l'enfance à la raison publique relativement au savoir, à la loi, la religion, et le sens commun, du moins dans la conception qu'en revendique cette famille, alors il faut bien retenir que ce moment est celui de l'aberration la plus brutale, la plus dénuée de sens au regard de qui revendique être Grégoire.
Ces quatre sujets se combattent. Le savoir est d'abord dégradé en tests : « On me piégeait pour mesurer le degré de mon intelligence » (20). La mansuétude du maître est alors méprisée. La loi, ensuite, n'est pas respectée à l'intérieur de la famille, et le père implore parfois le fils aîné « les genoux par terre » (23), ce fils qui fouette Grégoire quand ils sont seuls. Après la fuite de Grégoire, rien ne sera tenté pour le retrouver : « Dans ces milieux de riches du centre-ville, on ne badine pas avec la discrétion... » (27). Le sacré est lui aussi dégradé : « Ma famille adoptive m'apprit la tolérance. (...) ...on ne discutait pas la volonté de Dieu, surtout lorsqu'elle était écrite noir sur blanc dans le Livre saint. » (21). Quant au sens commun, les vêtements chauds imposés à Grégoire demeurent l'image même de son défaut. Ainsi, croyant former - avec bonne conscience - la raison de Grégoire, la famille d'accueil le prépare plutôt à distinguer l'absurdité des opinions, des jugements et des conduites consacrées par l'autorité, et donc à lui en inspirer le mépris. La conclusion du personnage a alors l'allure d'une conséquence logique : « Je pris conscience que je devais me façonner moi-même en foulant les règles de la société » (27). Les institutions sociales exigent qu'on les respecte, et pourtant elles n'inspirent que le mépris et l'horreur de la part de Grégoire.
D'autres logiques vont se construire. Grégoire reprend à son compte finalement les règles inculquées, mais il les déplace sur le plan de la socialité : « Je faisais les commissions pour les vieux clochards qui me gratifiaient de quelques sous. On me jugeait serviable, obéissant. » (26). De même, alors qu'il était la risée des gamins de la rue avec sa tête rasée, cette fois « les bandes d'enfants ramassés, un peu plus âgés que moi, m'adoptèrent pour mon intrépidité et mon sang-froid. (...) Peu à peu, je m'imposais parmi les enfants ramassés comme un leader. » (27). Une sorte de contre-culture est montée, puis rapidement qualifiée. Grégoire établit le lien entre ce qu'il a appris dans les familles d'accueil et ce qu'il apprend dans la rue. Il y a chez Grégoire un appétit de culture livresque, à la fois héroïque et bizarre. Il conteste à la littérature son pouvoir de fiction, il exige d'elle qu'elle soit strictement référentielle. A propos des bande dessinées, et particulièrement de Blek le Roc, et de ses compagnons, c'est le piège réaliste qui le fascine, et lorsque celui-ci est démenti, alors tout est terminé : « Je croyais que ces personnages étaient réels et vivaient quelque part où ils consacraient leur existence à défendre la liberté, l'aventure et l'héroïsme. J'ai commencé à les détester le jour où j'ai réalisé que c'était un être humain qui les dessinait en France, qui les faisait courir à travers le monde et que leurs aventures n'étaient que le fruit de l'imagination... » (28). La fiction est alors réduite à une absence que seule la vie réelle pourrait parvenir à combler. Il n'y a pas d'échappatoire dans l'imaginaire des autres, car il est une autre forme de la possession contre laquelle justement Grégoire fait acte de rébellion. De là, pourtant, Grégoire aborde la littérature : Guy des Cars, mais aussi Proust, Genet, Céline, Rousseau, « et bien d'autres auteurs de cette trempe » (29). D'une certaine façon, ce récit des enfances de Grégoire trace le profil presque positif d'une construction mentale et psychologique au milieu de tous les périls. Et pourtant, il se réclame comme un assassin en puissance, un de ces êtres qui rangent l'assassinat comme un art de la mise en scène de soi. Dans cette quête du sublime au centre même de la douleur d'exister, il le pose lui-même, « l'éducation éclectique dans les familles d'accueil et celle que j'ai reçue de la rue ont façonné en moi une culture qui ressemble un peu à de la mayonnaise mal tournée. » (31). Est-ce vraiment certain ? La culture n'a-t-elle pas à voir avec la vulgarité ? le dessein de toute culture n'est-il pas aussi le souci de sa vulgarisation ? Grégoire y répond, peut-être sans en déclarer qu'il en a conscience. La signification est partout dans son monde.
Le paysage urbain est qualifié par le discours commun sur le mode du mépris qui confine lui aussi à l'absurde : la désignation des lieux, tout d'abord. Ainsi le quartier dans lequel il habite, Celui-qui-boit-de-l'eau-est-un-idiot, le cimetière des Morts-qui-n'ont-pas-droit-au-sommeil, les noms des bars : Boire fait bander, Buvez, ceci est mon sang, Verre cassé-Verre remboursé, Ici c'est chez vous, Bois et paye demain, Pas de problème on verra après, Même le président boit. Celui que fréquente Grégoire porte la référence directe au Livre : Buvez, ceci est mon sang. Les noms de lieu sont saturés de signification, soit sur le mode de l'humour, soit parfois sur le plan du politique : ainsi le nom de l'orchestre des Frères, C'est-toujours-les-mêmes-qui-bouffent-dans-ce-pays-de-merde.
Mais cette saturation de la signification ouvre également celle de l'absurde, qui est cette disjonction entre la déraison du monde et le besoin de clarté. Ce qui est nommé ne parvient pas à être fixé sans la prolifération quelque peu loufoque des désignations. Cette prolifération pose aussi l'impossibilité de tenir ensemble, de réunir dans une seule perspective l'état de fait. Le monde est une pure surface sur laquelle cohabitent des formes et des forces antithétiques, qui se succèdent et par lesquelles passe le discours de Grégoire, comme dans cette ville non nommée, l'individu :il n'est pas citoyen, passe d'un quartier à l'autre, voire d'un pays à l'autre, le client d'une prostituée à l'autre, et la prostituée, d'un client à l'autre. Le monde pour Grégoire est glissement, dérive dans un espace mesuré et circonscrit. Il n'y a pas moyen de faire sens, de voir se lever une signification autre qu'incertaine, parcellaire. L'état du monde est de ne pas être placé sous le regard d'un signifiant dernier et repérable.
Un passage saisissant rassemble cette perception du désastre. Il fait nuit, Grégoire, ivre, tente de commettre un meurtre, et précédant sa victime, il se perd dans le labyrinthe de son quartier que pourtant il prétend connaître :
Dans la rue Têtes-de-Nègres, la population défèque partout, de jour comme de nuit, surtout dans le ruisseau qui coupe la ville en deux et que notre actuel maire, pour gagner haut les mains les élections, deux ans plus tôt, avait baptisé avec tambours et maracas la « Seine ». Il avait expliqué aux habitants que la vraie Seine, en France, coupe aussi la ville de Paris en deux : d'un côté il y a la rive gauche, de l'autre, la rive droite. Je ne vous dis pas l'art qu'il a de convaincre, notre maire, de galvaniser les foules comme dans nos églises animistes. Il nous avait fait comprendre que c'était plus qu'un honneur pour nous de nous identifier à cette ville de rêve, de sorte que nous nous sentirions comme à Paris, et ce n'était pas donné à n'importe quel pays du tiers-monde de posséder un cours d'eau qui coupe une de ses agglomérations en deux. (96)
Le savoir, la culture, la loi, l'autorité politique et sociale, l'autorité sacrée, enfin, sont ravagés par cette déclaration. Ce monde est définitivement plongé dans l'excrément. Comment, alors, lui redonner sens, tant il est vrai que l'absence de sens entraîne l'effondrement de l'être, tant il est vrai que la qualification du monde est mensongère et que sa propre identité se réduit à un pur jeu de conscience ?

Grégoire, mais il n'est pas le seul, élabore une théodicée négative, un envers exact du monde courant de la foi, et qui s'appuie quand même sur « les lectures du Livre saint qu'on m'a imposées pendant ma jeunesse. Ces choses-là, on croit se rebeller contre, mais quelques stigmates demeurent à jamais. Tant pis... » (31). Le signifiant dernier sera Angoualima, le meurtrier, celui qui proclame en boucle : «Je chie sur la société ».
Angoualima est d'abord une figure qui s'oppose presque terme à terme à la figure christique : c'est une figure paternelle, dont Grégoire tente de se proclamer le Fils spirituel. Mais il ne saurait avoir de disciples, autre que ses doigts, au nombre de douze. Loin de l'espérance de la résurrection, il est celui qui donne la mort. Il n'est pas crucifié par les mécréants, mais se suicide en s'enfermant dans un cercle. Enfin, s'il est devenu pur esprit, c'est aussi un portrait concret, presque réaliste que donne Grégoire de cette puissance des ténèbres : « voilà que le Grand maître m'est apparu, Impérial, Divin, Colossal, Puissant Sublime, égal à lui-même, assis sur le monticule de terre, les jambes jointes, et j'ai vu ses douze doigts, et j'ai vu sa tête bombée à l'arrière, et j'ai vu ses sourcils broussailleux, et j'ai vu sa barbichette de vieux bouc, et j'ai vu son bec de lièvre, et j'ai vu ses balafres sur le visage, mais j'ai tout de suite baissé le regard... » (113). Son Ascension, enfin, précède un Jugement dernier qui prend la forme d'un vulgaire procès : l'important est de disposer de bons avocats.
Figure démoniaque sans doute, mais pas seulement, Angoualima présente encore les attributs du modèle craint et révéré. Il est l'objet de discours : Angoualima est à la fois celui qui agit et celui dont on parle, souvent de façon erronée. A cet égard, la scène de télévision où le personnage devient un mythe vaut totalement comme mise en scène de toutes les angoisses les plus primitives. Les caméras sont braquées sur le témoin, le journaliste devient le moteur du récit insensé offert aux téléspectateurs médusés. Angoualima est transformé en une sorte de Demogorgon, un Janus, dont le portrait d'un réalisme appuyé renvoie la description dans une logique de l'absurde qui se décline sans limite, comme la demande d'histoire faite par l'enfant : « Et alors... Croyez moi ». Mais le seul élément sur lequel parvient à s'accrocher la croyance est bien le meurtre et la décapitation des faux témoins, le dépôt de leur tête ornée d'un cigare cubain, comme un esprit de la mort sur la côte sauvage. Angoualima est bien une figure du double, partout ici même, et qui court sans cesse le risque de devenir un simulacre de présence. C'est ainsi que, se faisant passer pour lui, Grégoire parvient à faire taire une émission de radio. Mais c'est aussi de cette façon là, en devenant le simulacre de ce maître qui n'accorde pas les attributs de sa maîtrise que Grégoire abdique à sa propre existence. Toute figure se dédouble et conduit au constat de l'absurde.


L'absurde conduit au revers négatif, présenté comme le véritable avers de la société, et ce négatif pousse à la haine. La tolérance qu'affiche Grégoire n'est qu'une haine temporairement surmontée. Pour renaître à soi et au monde, il faut se séparer de ce monde, s'en retrancher et exercer sa haine. Mais quand la figure de référence est déjà porteuse de haine, sur qui, sur quoi exercer cette passion qui prend l'allure d'une véritable mission ? De quelles impuretés purifier le monde ?
La première, celle qui est immédiatement placée sous le regard s'attache au mal social, et son caractère pervers. Maître Fernandes Quiroga est cet objet. Il concentre sur lui la haine contre le prédateur social : il est à la fois notaire et agent immobilier. Grégoire construit un argumentaire qui permet de justifier cette haine : sa réussite sociale, d'abord, marquée par la possession d'une Mercedes ; la jalousie, ensuite, puisque Grégoire est aussi fou de désir de la maîtresse de Quiroga, jeune femme qui ne lui accorde même pas un regard , et qui sous celui de Grégoire est transformée en photographie érotique facilitatrice de masturbation : « je n'étais qu'un immondice incapable de charme » (36) ; l'appât du gain, enfin, puisque Quiroga doit détenir de l'argent chez lui.
Mais cette haine est impure. La haine véritable ne se cherche pas de raison. La haine est d'abord haine d'être là, dans ce monde excrémentiel, où l'affirmation majeure est celle de déverser sur lui ses propres excréments. Haine d'être soi-même un immondice : exercer sa haine c'est tenter d'effacer la honte d'être là, jeté au monde sans raison. Là d'où parle Grégoire, c'est l'isolement, la solitude, la maison construite soi-même, un ermitage secret, dans lequel seule Germaine sera parvenue à pénétrer. Le personnage revendique une autarcie mesurée, où la mesure est celle de l'échange commercial. Rien au delà, rien en deçà. Depuis la dérision de son discours, et la dérision qui s'empare du monde dans son discours, la haine que cultive Grégoire est bien celle du féminin, et dans ce féminin, la part liquide que seul le feu peut permettre de réduire. La première femme est la mère :
J'ai toujours imaginé la femme qui m'avait mis au monde en train de courir avec des pagnes imbibés de liquide amniotique. Je ne sais pas pourquoi je m'accroche à cette image morbide, mais je pense que si je pouvais tuer toutes les femmes de la Terre, je commencerais par ma mère, pour peu qu'on me la montre, même maintenant. Je lui arracherais son coeur de roc que je ferais cuire dans le fourneau de mon atelier et je le mangerais avec des patates douces en me léchant les doigts devant le reste de son corps en putréfaction...(19)
Dans le projet de meurtre de Germaine, il y aura aussi découpage, cuisson et dévoration.
Le sexe féminin est l'objet d'une attention particulière. En même temps, il n'est pas nommé, sa détermination n'est pas achevée. Un même mot détermine le sexe, masculin ou féminin : cette chose-là. Il est impossible de le nommer, il n'est qu'un désigné épicène, ne différenciant que par la référence à la situation et au contexte ; le sexe est dans la parole. Si la désignation des lieux est menée sur le mode de la prolifération de signification, le lieu cardinal du corps, lui, est repéré sur le mode de la restriction, voire de la stérilité. Celui des femmes n'est approché que par la crainte et le dégoût. Il faut le dessécher, lui retirer sa liquidité, comme le fait Angoualima après les viols qu'il commet, notamment des épouses des coopérants Blancs : « sa chose-là était aussi grosse que les biceps des pêcheurs du fleuve Mayi. Il laissait toujours vingt-cinq cigares cubains allumés dans la chose-là de la femme violée. » (56). Et la comparaison avec les biceps de pêcheurs renforce cette proximité et cette répulsion du liquide. Il n'y a d'ailleurs que des Blancs, suffisamment dégénérés pour se rapprocher sans crainte de cette liquéfaction : « Vous vous rendez compte que ces fous-là [les Blancs] veulent tout faire, y compris, mon Dieu, mettre leur bouche dans la chose-là de la femme alors qu'ils sont conscients que c'est une autoroute que tout le monde emprunte à deux cent-vingt kilomètres à l'heure, à condition seulement d'agiter en l'air un gros billet de banque avec plusieurs zéros derrière pour le péage ! » (128). En fait, c'est bien ce rapport au liquide qui atteint Grégoire lui-même, ou plus précisément au sec : lors de la tentative de viol de l'infirmière, il y a semble-t-il défaut de ce liquide, à la fois attirant et repoussant. L'infirmière est allongée nue, sans connaissance, mais il ne voit pas sa chose-là, qui n'est ni nommée, ni aperçue : « Merde alors, je ne comprenais pas que je ne pusse plus, comme un homme normal, bander à la vue de sa poitrine nantie de deux énormes pastèques, de son ventre plat, de son nombril à peine visible et de ses cuisses longues et fermes » (100). On retrouve ici le même parcours du corps que celui qui concerne la jeune maîtresse de Quiroga. Même fétichisation des parties du corps, et donc même effet... La femme allongée devant lui n'est à peine plus qu'un simulacre de femme, à peine un fantasme.
Toutes les femmes ne sont alors que des « putes » étrangères, venues de l'autre bord du fleuve : les femmes concentrent en elles la haine de l'étranger, la peur de la sexualité, la peur face à l'amour comme co-présence et risque de déperdition. Les femmes basculent du côté du mal. Leur corps n'est que « carrosserie », « marchandise » qu'il faut obtenir « bon marché », leur sexe n'est que l'objet d'un combat qui ne peut se manifester comme victorieux : dans un chapitre où la parole se délivre de toute retenue, notamment syntaxique, et se dévide comme un grande coulée extatique, à peine ponctuée, une sorte de flux analytique que ne peut tarir que la rencontre avec la figure du père qui coupe littéralement cette parole, ce sexe est évoqué à partir de la posture du simulacre. Grégoire n'est pas un être, face aux femmes, mais une manière d'être :
« il y a eu soudain cette envie (...) de comprendre ce que ressentait le Grand Maître Angoualima quand il violait ses victimes avec sa chose-là classée XXXL et leur plantait ses vingt-cinq cigares cubains à cet endroit stratégique de la femme qui restait pendant des mois béant parce que mon idole bousillait tous les caoutchoucs naturels qui permettent à la chose-là de la femme de reprendre un air serein, un visage innocent, un visage de celle qui n'a jamais rien fait de grave, un visage de celle qui n'a jamais trompé quelqu'un, un visage de celle qui vous fait croire qu'elle ne fait ça qu'avec vous... » (108)

Et c'est en même temps au nom de la haine de la (dis)simulation que le discours est tenu : brouillage généralisé. La chose-là des femmes est d'abord ce qu'elle doit être, une béance révélatrice du mal inhérent. Un des premiers scénarios pour la mort de Germaine est de la transformer en pure béance asséchée : « j'aurais rougi la lame du coutelas à plus de mille degré grâce au fourneau de mon atelier. Il serait ensuite plus aisé de l'entailler depuis l'espace qui sépare son anus de sa chose-là jusqu'à l'abdomen en lui maintenant les jambes bien écartées à l'aide des cordelettes... » (129). Le sexe des femme est envisagé comme marqué au fer et nié.
Le marquage et la caractérisation constituent une constante : ces femmes-là sont de là-bas, l'autre côté du fleuve. Elles font ça mieux que les autres d'ici, elles coûtent moins cher - elles cassent même les tarifs - et donc le mal est encore plus aigu. Il faut purifier l'impur, nettoyer le quartier, détruire, même si pour cela, il faut commencer par se vider soi-même, ce qui participe de cette souillure : « J'abordais une fille de joie et me soulageais comme quelqu'un qui n'avait pas touché à une femme depuis des siècles. Après m'être libéré, pris par le remord d'avoir gâché ma sécrétion, je dévisageais la péripatéticienne avec haine et retenais l'empressement qui m'animait de lui broyer les carotides avec ces mains qui avaient enfin grossi, mais sans une référence criminelle crédible » (52). Il faut occuper la place laissée vacante par Angoualima, accepter de se laisser symboliquement maltraiter par sa figure. Mais cette tension vers une force est aussi une forme du déni de soi, et Grégoire ne supporte même plus son propre reflet dans le miroir, après ses manifestations auto érotiques qui ne dispensent même plus de plaisir. Il brise l'image, et faire couler le sang, à commencer par le sien (53).
Pour approcher la victime à sacrifier, il faut attirer et séduire, même si pour cela, se démentir. La simulation devient alors l'instrument de cette séduction. Mais la séduction est aussi réversible : pour séduire, il faut être séduit, et quand Grégoire croit attirer Germaine, c'est bien elle qui parvient à s'installer chez lui, à pénétrer le cercle de l'intime. Le discours de Grégoire opère la disjonction entre la parole de Germaine, sa posture apparente envers elle, et un espace intérieur meurtrier et donc ouvert à sa propre étrangeté :
Moi je ris toujours au fond de moi quand j'entends des individus s'avancer les yeux fermés sur un terrain qu'ils ne connaissent pas. J'ai constaté que des gens comme nous sont d'ordinaires gentils parce qu'il leur est facile de concilier les extrêmes des sentiments humains. Ils peuvent devenir monstrueux mais aussi manifester une douceur qui en étonnerait plus d'un. Je suis comme ça. A me voir, on me prendrait pour un ouvrier comme un autre, pour un homme de tous les jours, vivant de la sueur de son front, payant ses impôts sans broncher, respectant les personnes âgées, faisant ses courses chez le Libanais du coin, jetant même des pièces de monnaie dans les écuelles des mendiants des rues de Celui-qui-boit-de-l'eau est un idiot. Je crois en notre République, même si je ne vote pas. je crois aussi au papier-monnaie, au Père-Noël, à la filiation de l'homme avec le singe et tout le bazar... (125)
La réalité sera semble-t-il bien différente : « Elle était à la tête d'un petit réseau de prostitution, et toi, elle ne te l'a jamais dit. Elle cachait son autre visage en jouant l'aguicheuse dans le restaurant En plein air » (190). L'autre visage est toujours possible, dans un autre espace, dans d'autres lieux, et Grégoire ne le relève pas. Il est attiré dans le piège tendu par son propre miroir. L'autre est miroitement multiface, et le regard sur lui doit sans cesse se décaler. Mais pris par la gestion de sa propre angoisse panoptique, elle-même sans cesse en mouvement, Grégoire devient incapable d'opérer ces déboîtements qui rendraient possibles de telles interrogations : il ne raconte qu'une seule histoire, et ne parvient pas à tenir tous les fils qui décrivent des logiques du sens complexes qui lui échappent sans cesse. Alors que toute histoire est prise dans un tissu de situations dynamiques où la part de l'autre n'est pas la moins présente.
Dans un mouvement paradoxal, cette part de l'autre fait irruption dans le discours de Grégoire, et en même temps lui échappe à mesure qu'elle est articulée. Le monde, encore une fois, est une surface continue que le regard balaie sans parvenir à s'accrocher à toutes les aspérités. Il faut faire choix, et raconter en est déjà un. Ensuite, ce qui est raconté laisse dans le silence ce qui ne l'est pas, mais qui ne s'arrête pas d'être là, de manière insistante et presque tue.
La haine du père connaît aussi la marque du simulacre. Avant de reconnaître Angoualima comme une figure revendiquée, la figure du père est d'abord celle d'un jeu sexuel enfantin. Il y a un ersatz de scène primitive qui est rejoué, où Grégoire doit occuper la position de la mère, une position qui est déjà celle de l'objet du viol. Mais le retournement est saisissant : le bâton du violeur est retourné, le violeur est violé doublement. L'œil narcissique est crevé, le chiffon n'essuie pas le sperme, mais c'est quand même un « liquide gluant » qui sort de l'œil crevé (26). Dans ce retournement violent, Grégoire ne parvient pas à la jouissance, son accomplissement est dans la fuite. On l'a relevé précédemment, quand il se place lui-même dans la posture du violeur, il se révèle impuissant : « Je n'étais donc qu'un bon à rien, et me retins de me broyer les testicules » (101).
C'est aussi que la figure du père se déclare résolument castratrice et vouée à l'éloignement, à la contre nature, au paradoxe. Certains termes utilisés par Angoualima lors de l'entretien qui suit l'échec du viol et de l'assassinat de la « femme en blanc » appuient ce déni : Grégoire est un enfant dont les « vagissements » perturbent le repos d'Angoualima. Il n'est qu'un « minable », un « imbécile », et définitivement un « pas encore né » qui court le risque de se faire trancher la gorge par les doigts surnuméraires de ce père déceptif, si jamais il lui venait la fantaisie de revenir à la vie. Puissance redoutable, en partie protectrice, Angoualima est doué d'attributs remarquables qui excèdent ceux du politique et du culturel : « mon idole était plus célèbre que notre président de la République et nos musiciens réunis. C'était pourtant l'année du Parti unique où l'on voyait les portraits du chef de l'Etat à toutes les intersections du pays » (57). Angoualima fait également lien avec les traditions populaires : il est invisible à volonté, son visage ne sera révélé qu'après sa mort. Il est partout, sur terre, sous terre, dans l'eau et dans les airs. Il occupe la place vacante de l'autorité divine : il n'existe que par ses manifestations, il est objet de discours. Ainsi, lorsqu'il vient à se dénoncer - pour recevoir la prime -, il n'est pas cru, par les membres du bureau pour la Capture Immédiate d'Angoualima (CIA), il est pris pour un clochard : les dieux, en effet, prennent souvent l'apparence des gueux ; malheurs aux hommes qui ne savent pas les reconnaître ! La théodicée négative dont il est le sujet est à l'échelle des deux pays, séparés par une frontière illégitime. Il est le signe lui-même anxieux d'une anxiété qui a gagné tous les habitants. Le sentiment de l'absurde, ainsi, n'appartient pas en propre à Grégoire : «chaque homme de la rue pouvait être Angoualima » (58). Le simulacre est généralisé. La reproductibilité du modèle devient indéfiniment possible, dès lors que ce modèle passe dans le langage.
Le droit d'aînesse de Grégoire est enfin remis en cause, puisqu'Angoualima reconnaîtra un autre pour l'accomplissement du meurtre de Germaine. De toute part, le rejet marque Grégoire : il est renvoyé à l'abandon, qui confine à la haine de soi. Il ne peut s'accomplir par la haine des autres, son projet est renvoyé aux limbes, devient ce qu'il est, un pur effet de discours. Il ne lui reste plus qu'à s'asseoir sur la tombe et pleurer celui qui n'a pas voulu être son père, et qui n'est rien de plus qu'une évanescence, une idole, dont la direction de conscience ne peut plus être que déceptive : « continue à frapper comme un con sur les carrosseries des voitures accidentées de cette ville » (190). La figure qui est engagée ici est bien celle de la haine de soi.
Elle s'attache d'abord au corps : Grégoire tombe, fait des faux pas, laisse tomber les objets. Ses mains sont des battoirs, et ne parviennent à s'emparer des choses ni à les retenir. Il ne peut que frapper. Sa tête, enfin, rectangulaire, mais marquée aussi de l'indice de la fragilité adjoint les caractéristique de l'œuf et de la muraille, dans une opposition à laquelle nous a habitué le discours de Grégoire. « J'aime que mon crâne soit dégarni comme un œuf. Je sais que cela met en évidence sa forme macrocéphale » (168). Le crâne d'œuf est aussi ce qui pour lui caractérise le savant qui n'a qu'une approche théorique de la réalité, et se l'attribuer, fonctionne sans doute comme un lapsus, puisque Grégoire n'a qu'une approche extérieure du crime, lui aussi : « La plupart du temps, ce sont des crânes d'œuf n'ayant aucune pratique criminelle, qui nous assomment de récitations qu'ils ont apprises dans les livres écrits par des gens aussi menteurs qu'eux ! » (14). Voilà l'auditeur-lecteur de Grégoire prévenu : le discours sur la pratique criminelle est discours de discours, discours sur un discours, psittacisme. L'autorité du savoir est ainsi complètement ruinée, et Grégoire parvient à faire taire en elle ce qui manque à prendre en charge le réel, mais qui s'affirmant, n'affirme rien d'autre que sa propre autorité : l'invité de l'émission de radio que Grégoire-Angoualima fait taire est « professeur de criminologie à la Haute Université Moi-je-sais-tout-parce-que-vous-ne-comprenez-rien » (71). Le tort majeur de cet universitaire est de ramener cette autorité à ses études françaises, à sa lecture de traités qui ne prennent en compte qu'une réalité éloignée, et de valider son discours par une mécanique et une rhétorique auto référentielles (73).
Cette tête se montre aussi comme l'enceinte d'une citadelle heurtée par la pression du monde, assiégée et elle même martelée : « Je suis habitué depuis ma jeunesse à me coltiner une tête rasée. Je passe ma main de temps à autre, et je constate ces sinuosités profondes, comme si Dieu m'avait affecté ce crâne après un dur labeur à l'aide d'un marteau... » (168). Il est le marteleur martelé, le décabosseur cabossé. Il marque ainsi son extériorité radicale à l'égard de toute forme d'assemblée et de socialité : « Je me vautrais dans ma solitude et en tirais une satisfaction que je n'aurais échangée pour rien au monde. Tout ce qui se passait dehors m'importait peu » (50). C'est reconnaître ainsi que le seul espace qu'il lui soit possible d'investir est l'espace de l'intérieur, barricadé, mais aussi fragile : l'être se perçoit dans le discours comme frêle, absence à soi, vicariance en attente de force : « Je savais que je n'étais plus moi-même. Que je n'étais plus qu'une coquille vide, un être ordinaire qui cultivait son jardin en marge de la société » (51). La seule façon d'occuper le monde est d'en détruire les impuretés, et de le faire par référence au grand nettoyeur, Angoualima.

Grégoire est ainsi peu à peu enfermé dans une parole dont la seule sortie est la manifestation physique de la haine.

Parole contradictoire, voire paradoxale : ainsi celle qui se déploie autour de son apparence. Le crâne présente les caractéristique de l'antilogie, rempart de coquille d'œuf. La qualification générale du personnage fonctionne sur le même mode : il est laid, et se reconnaît comme tel, notamment lors de la rencontre avec Germaine. Mais en même temps, la laideur n'est qu'un attribut relatif, qu'il suffit de retourner : « je ne vis pas ma laideur comme un désespoir. Je me suis accommodé d'elle au point que je me voue un amour profond et considère même que ce sont les autres qui sont laids » (93). La seule question ici est bien celle de la valeur : « La beauté est une valeur, et les valeurs n'ont de force que celle qu'on leur accorde » (93). La force de la valeur tient à la stabilité du corps social, à son projet commun. Or tout le discours de Grégoire décrit justement l'absence de société, une fragmentation du corps social en individus dispersés, en difficulté de porter une parole commune, sinon un projet commun : la ville est marquée par des frontières, le territoire est coupé, le voisinage inconnu. La valeur échappe donc sans cesse à un projet commun. Elle est prise dans la même consumation du discours, pure loquèle3 qui confine au silence. Grégoire rassemble en lui les deux figures mythiques : Narcisse enfermé dans sa propre image, qui constitue le seul modèle de valeur ; et sa propre amoureuse, Echo, condamnée par les dieux à ne jamais parler la première. Il n'est en même temps ni l'un ni l'autre, mais jamais lui, toujours et sans relâche manière d'être, manière de dire, manière de voir. Grégoire est une figure du neutre. Finalement, son régime sexuel renforce cette absence de caractérisation : il est impuissant au moment de passer à l'acte du viol, et lorsque il termine les préparatifs du meurtre de Germaine, il est comme une jeune fille qui voit se produire l'avènement de sa féminité : « Tout à l'heure, il y a eu du sang qui fuyait de mes narines. C'est la première fois que cela m'arrive » (166). C'est toute l'apparence physique qui se transforme alors à ce moment : un autre corps, un autre visage, une autre apparence, que lui renvoie le miroir. « Le visage d'Angoualima est apparu à la place du mien. » (168). Il devient momentanément autre à lui-même. Pur fantasme. Grégoire n'est rien, mais un rien qui ne se donne, un vide qui ne se déclare pas : le commencement de son discours est sa fin, une béance incommensurable et irréparable, un de ces trous noirs, une panne qui retourne toute dépense d'énergie en destruction d'intensité, en impossible refiliation, et qui détourne toute sexualité en fascination du vide. Mais aussi qui lui accorde un poids qui s'accroît à mesure qu'il se penche sur ce néant : ce n'est pas la moindre qualité de ce discours tenu et lâché en même temps par un enfant illégitime : il prend en charge la netteté de la notation réaliste qui défie l'opacité du monde, mais les mots se referment sur eux mêmes. Cette langue dénuée de toute fin devient pure labilité. La parole est là pour dire le moi, mais prise dans sa propre consumation, elle mine les certitudes du moi. La parole de Grégoire est totalement enfermée dans le paradoxe :
C'est comme si le vide des mots vides, s'était rendu en quelque manière visible, donnait lieu au vide d'un lieu vide et produisait l'éclaircie. Moments prodigieux, sans prodiges, l'équivalent spectral du silence et peut-être de la mort, celle-ci n'étant que la pure visibilité de ce qui échappe à toute saisie donc à toute vue, silence, parole et mort un instant réconciliés (compromis) dans le chant.4


Cette parole de Grégoire s'enroule autour de logiques qui procèdent de manière latérale. C'est un effet de langage : le désir de haine peut être rejoint et recouvert par la honte, et il se confond dans la honte et dans la mauvaise conscience, même si souvent elle se pose aussi comme affirmation. La parole de Grégoire est entièrement tournée vers la dénégation. Ainsi lorsqu'il affirme son incapacité à tuer Quiroga et l'infirmière. Il se perd dans la « parole vaine » du bavard : pure loquacité dénuée de toute fin qui se consume en elle même, sans soucis de sa fin. « Meurtre » n'est ainsi qu'un mot : « Tuer, un verbe que j'adule depuis ma majorité. Tous les petits coups que j'exécutais, au fond, c'était pour conjuguer plus tard ce verbe sous sa forme la plus immédiate et la plus aboutie » (51). Mais conjuguer n'est pas accomplir.
Ce caractère paradoxal du réel a le visage de la double contrainte, qui est folie et non sens, incohérence. Or il faut relever ici que le discours de Grégoire est aussi celui qui fait de cette incohérence le principe de sa propre cohérence. Il affirme ainsi sa maîtrise du réel, même si cette maîtrise est affectée des traits du bizarre. Une image loufoque, elle encore, semble traduire cette prise en charge de l'effort à construire son parcours jusqu'à la source de tout discours, la tombe du Grand Maître. Même des machines, Grégoire parvient à s'approprier le fonctionnement paradoxal et irrationnel :
« j'ai réussi à allumer la carcasse de cette Peugeot 404 que m'avait laissé l'ancien douanier devenu placier, je vous assure que son véhicule freinait quand on voulait accélérer et accélérait au moment ou on voulait freiner, heureusement que je m'y connaissais et arrivais à déjouer les caprices de cette guimbarde en lui faisant croire que j'allais freiner alors qu'en réalité j'accélérais, et que j'allais accélérer alors que je voulais freiner, et c'est comme ça que je m'en étais tiré » (111).
Il y a du non sens à vouloir donner sens à ce qui n'en a pas. Mais cette absence procède d'un regard extérieur, et c'est en parcourant les deux logiques en même temps, que se donne à entendre une proposition féconde : une variation sur le langage, une histoire. Le discours de Grégoire devient ainsi acte de résistance, mené au nom du parti pris de la solitude. Et il parle. A qui, en fait, s'adresse-t-il ? Qui peut bien être ce « vous », si ce « je » lui-même se déploie dans la détresse d'une conscience trouée ? Revendiquant sans relâche sa solitude quelque peu enragée, Grégoire s'adresse néanmoins à une présence qu'il rend en même temps volontaire et récalcitrante, qui est là, qui ne peut répondre autrement que par le jeu ici mené d'écrire, d'accompagner en rebond cette parole qui se défait à mesure qu'elle se déploie. Discours tout entier tourné vers l'autre, African psycho tente de lui donner la mesure justement de ce discours, la rage d'avoir à rendre compte de l'absurde et d'y donner forme et force, ici encore, tout en étant retenu par des forces incontrôlables au seuil des actes meurtriers, les revendiquant comme possibles, mais dans l'ordre de la parole. Le lecteur n'est que le double de cette présence opaque, qui le représente à la fois de face et latéralement, à distance et gardant ses distances. C'est cette distance pourtant qui entrouvre l'espace littéraire comme possible et qui confère au lecteur sa posture, qui est celle du plaisir. Car le lecteur est d'abord celui qui prend plaisir à la lecture, et cette prise a le visage de la dépossession : l'auteur est chassé du texte, il est cette absence qui fonde la littérature, comme Grégoire, qui se voit interdire l'accomplissement des actes les plus répugnants. Ceux-ci, il ne faut le perdre de vue, ne sont que des récits de récits : le crime est l'oeuvre de l'autre, et Grégoire n'est est que le médiateur de l'histoire, la concédant comme histoire. Ce dont ce « vous » est le destinataire, c'est le récit accompli de ce qui n'a pas été réalisé par le narrateur. Ce qui n'a pas été réalisé, l'a été par d'autres, et cette réalisation a bien pour point aveugle la fascination qu'exerce sur le lecteur d'une part, le récit des préparatifs de cette réalisation, d'autre part cette réalisation, mais par d'autres. Grégoire installe son auditeur en face d'un théâtre d'ombres, prend la parole comme une promesse d'horreur, mais il déçoit son attente. Il n'y aura pas de témoignage du crime autre que relayé.
Le seul crime accompli et avoué demeure l'éborgnement du frère, ce presque semblable, qui contredit l'humanitarisme dérisoire des parents, en exerçant sa malignité sur Grégoire. Mais Grégoire refuse, et résiste. En premier lieu par la ruse. Ce couple paraît figurer la relation tendue entre le lecteur et le narrateur, la véritable violence dont s'empare la littérature quand elle résiste au désir le plus immédiat de ses consommateurs.


Il faut ici en convenir : en Grégoire s'incarne la figure de la création littéraire, et d'abord par la solitude qui lui est inhérente :
« Je n'ai pas perdu mes habitudes de loup solitaire. Je barricade encore le portail en bambou de ma parcelle et regarde trois ou quatre fois dans la rue. Je ne laisse pas un client entrer dans ma concession avec sa voiture accidentée. Je m'en charge moi-même. Une fois réparée, je la lui livre à son domicile. Ainsi, ma tour d'ivoire est-elle préservée des regards indiscrets. Je sais que mes voisins, que je ne tiens d'ailleurs pas à connaître, doivent me maudire lorsque je frappe contre la ferraille, parfois tard dans la nuit.» (50)
Grégoire, cousin de Samsa, le personnage de la Métamorphose, est être de protestation contre la filiation impossible et redoutée. Objet de mépris, voire de répulsion, il résiste sans cesse à l'obligation d'avoir à dire, mais aussi à faire. Quelque chose en lui - appelons cette chose-là, folie - résiste à la déraison du monde, s'accroche à lui donner forme, depuis la conquête de cet espace intérieur, par où les mots se fraient un chemin, par où s'affirme son humanité, et sans doute aussi une forme paradoxale d'humanisme, si tant est que l'humanisme puisse être qualifié par ces quelques traits : dignité et perfectibilité des hommes, espoirs temporels et spirituels, valorisation du savoir, prise en charge des ressources et des impasses des langages, prise en compte de l'histoire et de la question de l'origine, de l'énigme que constitue toute production esthétique. Le discours de Grégoire est sans cesse travaillé par ce questionnement infini, fût-ce sur le mode du négatif.
Grégoire occupe la position de l'auteur, celui qui barricade sa solitude dans le surplomb pour parvenir à rapporter ces histoires de meurtre et de haine, qui constituent le fonds indistinct des littératures d'Afrique, auteur qui court sans cesse le risque majeur de perdre le sens de les rapporter : le roman africain de ces dernières années, de Kourouma à Monenembo, de Mongo Beti à Kossi Effoui, rend compte avec acuité des souffrances, de la difficulté non pas de vivre mais bien de survivre en conservant à tout prix son intégrité. Mais à force de dénonciation, à force de donner cette représentation de l'horreur d'abord à ceux qui en oublient qu'ils en sont la cause, directe et indirecte, les Occidentaux, les Blancs, -ceux qui acceptent trop facilement de confondre les instruments de la perversion et l'objet même du désir - l'auteur se rend compte que le glissement vers un exotisme de l'horreur guette tout écrivain.
Et c'est bien la critique de cette misère là que nous tend Alain Mabanckou. C'est par là que le loufoque rencontre la tragédie : la littérature de l'horreur bascule dans un jeu pervers où le lecteur en demande se voit actuellement répondre si facilement par un écrivain qui semble s'emparer des codes de la surenchère, dans une sorte de « et alors...croyez moi » généralisé. Il faut ruser avec ce jeu, dès lors que la littérature est reçue encore comme exigence de vérité, et sortir la littérature de ses impasses : le roman colonial, le roman des décolonisations, le roman post-colonial, celui des indépendances, celui des partis uniques, celui des guerres tribales, celui des enfants dans la guerre... Ce n'est qu'en renonçant à cette typification, qui renforce le sentiment de l'exotisme qu'elle entrera de plein pied dans la république internationale des lettres. Sinon, ce que nous déclare Grégoire, et Mabanckou avec lui, il ne reste qu'un « baratin de tous les jours » (147) : quelque chose comme l'histoire d'un accident grave, vers le rond-point Kassaï - le centre de la production diamantifère du Zaïre, autour duquel tournent tant d'intérêts bien concrets -, qui voit une voiture roulant à tombeau ouvert et tamponnant « un camion en stationnement dans la rue Mongo-Beti », qui évoque cette figure essentielle des lettres d'Afrique. Le tout agrémenté d'histoires de sorcellerie et d'apparitions. Il faut sortir de cette répétition, et d'abord commencer par décevoir les lecteurs consommateurs, sans pour autant ne pas les dévisager et les agripper en exigeant d'eux qu'ils écoutent ces discours qui disent que les sociétés sont plongées dans les déjections, et leurs habitants dans la déréliction, et que ceci, n'est pas sujet à jouissance. Il faut pointer l'obscénité du regard qui se confond avec l'obscène, ce cauchemar quotidien qui ravage l'Afrique de l'Ouest et des Grands lacs, et qui est sans doute l'indifférence aux conditions réelles de la mise en place de la modernité. L'Afrique ne peut que mimer ce que font les autres, avec plus ou moins de surenchère dans l'horreur, et c'est cette surenchère là qui devient l'objet même de la représentation littéraire, de son basculement dans la répétition.

African psycho est composé de quatre actes et présente des constructions variées : narration, dialogues, critique de discours, argumentaires, récit de mythe et de légendes, de flux de conscience, de rêve, d'initiation etc. La palette de formes ici rassemblées traduit la disjonction du personnage avec le centre de son histoire, ce qu'il doit parvenir à construire. Il décabosse des tôles froissées, il répare en frappant. Son instrument est le marteau, son énergie, le feu. Alors qu'il se dit anthropophage. Le discours du psychopathe se donne à la fois comme transparent et comme opaque : il se dénonce. Le psychopathe réinvente la réalité, pour que l'auteur parvienne à en donner le sens : la culture de mort généralisée, le mépris des femmes, la différenciation radicale et la proximité cinglante. Il y a une économie de la désolation dans le livre de Mabanckou, une neutralisation généralisée de l'objet de la représentation. C'est bien là qu'il faut attirer le regard, et non chercher à donner seulement le spectacle de soi-même.
Et en déjouant la stéréotypie communes des littératures reconnues, en important dans le champ littéraire des objets de référence étrangers à l'institution, en rapprochant ces objets de façon à provoquer la dissonance par le collage, c'est bien vers une situation de crise que Mabanckou déplace la création littéraire. Là peut s'accomplir un travail crucial, au marteau et au chalumeau.

Yves Chemla

1 African psycho, p.134
2 Ellis, Bret Easton, American Psycho, roman traduit de l'américain par Alain Defossé, Paris, Robert Laffont, 2000
3 « Ce mot, emprunté à Ignace de Loyola, désigne le flux de paroles à travers lequel le sujet argumente inlassablement dans sa tête les effets d'une blessure au les consaquences d'une conduite ». Barthes, Roland, Fragments d'un désir amoureux, Paris, Seuil, 1077, p.191
4 Blanchot, Maurice, L'Amitié, « La parole vaine », Paris, Gallimard, 1971, p. 148

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09