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Sur l'écriture de Hyam Yared

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  La lettre du père

Inédit

 

 
 

Il existe une relation forte entre le sentiment d’abandon et la quête de la mémoire.  
 
 

 L’abandonné est certain qu’il a été laissé là, déposé en cachette, et, sans répit, il recherche le visage qui s’est détourné, et qui l’a laissé à la merci du monde, et d’abord à celle des autres. Il lui faut alors parvenir à se dégager de cette double emprise : celle qui s’est évanouie dans la nuit, celle qui tisse son quotidien d’apparences et de reflets dans lesquels l’abandonné sait qu’il ne peut se reconnaître, et qui pourrait même l’immobiliser et le statufier dans l’oubli de qui il est. L’abandon sature l’existence, empêche de penser, et de parler de façon fluide : toujours un hoquet, celui d’une douleur qui revient, tapie dans un coin de l’armoire de la mémoire, et que le personnage met du temps à comprendre qu’elle le tient, parce que ça bégaie en lui. Car il est pris dans une tempête : soit il capitule, et décide d’advenir comme l’au-delà de cette absence, et alors l’abandon ne fait plus sens, alors que forcément, il a eu lieu et pour des raisons désormais perdues, devenant sans importance, et c’est tout le destin qui est lentement gagné par cette insignifiance qui transforme l’être en futilité ; soit demeure la certitude de la gravité de cet état, mais alors, il faut entretenir la douleur, la laisser balancer entre le latent et le manifeste, s’en faire peut-être aussi une bannière. C’est par là que la transmission est assimilée à la mémoire, et que celle-ci court le risque de se confondre avec l’histoire. Les mythes anciens saturent notre imaginaire d’enfants abandonnés, puis adoptés par des êtres aimants, enfants qui, quand même, finissent par payer un lourd tribut, en tuant leurs parents ou ceux qui les ont adoptés. À l’échelle des nations, le paradoxe n’en est pas moins douloureux. Dans un entretien avec Georgia Makhlouf, voici ce qu’affirme Hyam Yared, à propos de la narratrice de Tout est halluciné : « le Liban, comme Justine, souffre d’une plaie d’abandon. Pour le comprendre, il faudrait remonter l’histoire des premiers balbutiements de cette nation mise au monde par un père ottoman et une mère-patrie, la France, auxquels se sont ralliés plus tard une bonne fourchette de parents adoptifs. Depuis, chaque communauté a le sentiment d’avoir été abandonnée, les chrétiens par la France, les musulmans par les Ottomans et plus tard par tous les autres parents adoptifs qui ont défilé ». C’est ici que se met en place le nœud avec la mémoire, car il y a de l’irrationnel à se la raconter ainsi cette séquence. Car peut-être aussi, ce que l’intéressé nomme abandon, ne l’est pas tout à fait, et que l’histoire s’est déboîtée à mesure qu’on se l’est racontée, à soi-même, puisque personne finalement ne la connaissait vraiment. On a colmaté un vide.
Mais le vide, à colmater, ce n’est pas possible. On se raconte des histoires, on fait du roman. On fabrique des montages narratifs, on sature les histoires : L'Armoire des Ombres (Paris, Sabine Wespieser, 2006), Sous la Tonnelle (Paris, Sabine Wespieser, 2009) et La Malédiction (Paris, Éditions des Équateurs 2012) : Hyam Yared met en place un large spectre de modalités narratives qui tente d’entourer le vide . Mais on ne comble pas un trou noir, c’est lui qui nous liquéfie. Il faut au contraire garder ses distances, ne pas s’approcher du point de non-retour, car il ne sert à rien de chercher à le contempler : il n’est pas observable, et c’est bien depuis ce constat qu’il faut faire le deuil de la mécanique rassurante de la compréhension. Les narratrices des romans de Hyam Yared se tiennent souvent dans une posture de quant à soi, de naïveté – on les dit, elles se disent, souvent, « cruches » - à distance de l’événement vécu, mais en apparence, seulement. Justine, dans Tout est halluciné, bégaie. Peu à peu, elles apprennent à discerner, à soupeser, à évaluer ce qu’elles perçoivent. Ce n’est pas assimilable à de la compréhension, encore moins à une révélation. Il faut traverser les reflets pour que ce qui est raconté ne soit plus considéré comme insignifiant. C’est l’écriture qui devient la trace : la narratrice écrit, mais remonte aussi à elle un texte qui lève en partie l’énigme. Ainsi, dans L’Armoire des ombres, le prisme akkadien de terre cuite, dont les signes sont effacés par sa disparition, mais dont la transmission de main en main devient le lieu même de la construction du sens.
Dans Tout est halluciné, il y a la lettre du père. Elle ne dit rien de nouveau de ce que Justine ne sait pas au moment où elle la lit. Texte testamentaire, il dit à son insu l’impossible mémoire. Sa fuite du Liban pour Le Caire, il la qualifie de façon plus problématique qu’assurée : « Partir le plus loin possible d’un pays anthropophage où la conscience collective n’existe que par le prisme de la guerre, la destruction, l’anéantissement de ma volonté de désengagement ». Or toute la lettre signifie le contraire : un engagement dans la foi, et dans la lutte pour la reconstruction de Byzance. Ce pourrait être loufoque, si pour Justine ce n’était tragédie. Mais cette mémoire apparente est aussi pour la narratrice un autre reflet. Ce qui lui importe, et que son cheminement à elle rend possible, est bien de parvenir à retrouver le visage de sa mère, enfin nommée. Et à la différence de ce héros grec si masculin, qui détourne le regard pour vaincre le monstre, elle a vu, elle, la Gorgone. Mais elle n’en a nulle mémoire. Elle a seulement cheminé sur sa propre voie pour guérir de son amnésie, et se défaire des voiles jetés sur son visage, pour la protéger, mais de quoi ? Dans la lettre adressée à sa fille, le père réglait ses comptes avec son propre père. Il alimentait la douleur, et cherchait à la transmettre à sa fille, désormais libérée et détachée de lui. À elle désormais de se fabriquer un destin, car aussi, elle sait que la Gorgone n’a pas disparu, et que le pays du retour est né d’une pétrification qui ne veut pas dire son nom.

 

  Mise à jour le : 25/10/2018      
   

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