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Côté Sud

   

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date et lieu de parution

 
  Vivre avec ses doubles

Des Goûts et des Couleurs, 2.11.2007

 

 
 

Emmanuel Goujon :
Alex et son double, Vents d'ailleurs, La Roque d'Anthéron, 2007
"Les Déchaînés", in Dernières nouvelles du colonialisme, Vents d'ailleurs, La Roque d'Anthéron, 2006
Espérance et autres nouvelles du génocide rwandais, Hatier International, Monde noir , 2002
Depuis le 11 septembre, Gallimard, Continents noirs, 2001


Dans la solitude revendiquée par les nantis, l'indifférence à l'égard des êtres meurtris se dévoile comme la forme courante – et vulgaire - de l'inhumanité. Associer les éducateurs et les travailleurs sociaux français à la mise en œuvre de cette imposture, sous le prétexte que la misère du monde ne saurait être réparée dans et par un seul pays, est la marque d'un délabrement des consciences, qui affirment par là leur renoncement assumé à la présence de l'autre, et à la vertu libératrice des grands récits révolutionnaires. Ou bien peut-être assument-elles, ces consciences, que ce ne furent là que fictions démobilisatrices. C'est tout comme : une trahison. Et le silence des intellectuels, des penseurs, des quelques universitaires qui font véritablement leur travail d'éducateurs et d'enseignants, de ces commis de l'État qui n'assimilent pas leur charge civile à la prédation en eaux boueuses, témoigne lui aussi de ce dessaisissement. Quelques voix s'élèvent, quelques groupes se mobilisent, quelques réseaux s'activent. Mais les charters continuent de prendre leur envol, malgré une réprobation mesurée. Les enquêtes d'opinions continuent d'affirmer que ces pratiques correspondent à la volonté générale.
Pourtant, ces peuples éviscérés par la misère et par les guerres, ces travailleurs jetables marginalisés dans les marches du confort et de la richesse, ces enfants démentifiés, réduits à l'état de chiots, et tous ces êtres qui louent le service de leur corps, eux aussi ont un visage. Ils sont porteurs de voix qu'avec un peu d'attention, chacun peut parvenir à entendre, dans leurs diversités, comme dans leur acrimonie. Une des tâches des journalistes et des écrivains est alors de les relayer, sans se les approprier. Il faut parvenir à déplacer le regard du lecteur, et rendre perceptible le double registre (la voix de l'auteur, celle de ceux qu'il relaye) par quoi le texte fait sens. On le sait : le narrateur ne doit jamais paraître plus intelligent que ses personnages : il les jugerait, ce qui annihilerait cet effort de la littérature de se tenir au plus près de ce qui n'est pas elle. Mais en même temps, il les fait pénétrer dans un espace où ce qui était occulte devient un peu plus visible, un peu plus lisible, un peu plus déshonorant. Les littératures qui nous arrivent d'ailleurs, depuis ces lieux de défaites, ou bien, plus simplement, depuis des espaces éditoriaux moins rassis, interpellent les consciences effondrées. Il convient sans doute d'y prêter un peu plus attention.

Emmanuel Goujon est journaliste. Il est aussi écrivain, essayiste, nouvelliste et romancier. Son œuvre commence, elle présente certaines marques de cette colère qui atteint ceux qui sont en contact direct avec l'horreur : Cabinda, Érythrée, Mexique, Guatemala, Rwanda, Congo, Côte d'Ivoire, Sierra Leone, Libéria, Somalie… dessinent un spectre de la souffrance des démunis. Ce sont des États qu'il arpente au plus près des soubresauts qui les agitent, témoignant pour des agences de presse de l'avancée des combats et de la mort. Il a déjà tenté de faire entendre, dans un essai complexe, qui traduit depuis un angle de vue défini et depuis ce Sud dédaigné, ce que pouvait être le retentissement des attentats commis en 2001 sur le sol états-unien, à partir de la multiplicité de récits, et de l'effervescence dissonante des messages en circulation. Cela nous a donné Depuis le 11 septembre , présenté comme le récit d'une conscience qui se dégage de ce qui lui paraît être un aveuglement général. Il a résisté à cette sloganisation de la solidarité, la prétention des bonnes âmes européennes à revendiquer une américanité de conformisme, alors que la mort continuait son travail sur le sol africain. Personne en Europe ne revendique pour autant son africanité. "Moi, je ne suis pas américain, et si je l'étais je crois que je serais plutôt mexicain ou cubain. D'abord parce que je ne suis ni blanc, ni anglo-saxon, ni protestant. Ensuite parce que l'Amérique, après tout, ce n'est pas seulement les États-Unis. Enfin, parce que je ne me reconnais pas dans cette société holiste, toujours à la frange du fascisme que constitue aujourd'hui la société américaine". Ce caractère tranché lui a valu quelques inimitiés, dont certaines contributions sur l'internet se font l'écho.


Dans cet effort semble-t-il constant, pour faire entendre ce qui nous vient d'ailleurs, il s'est tourné vers la fiction, dans des nouvelles, dont les plis donnent à entendre ces voix sacrifiées et laissées pour compte. Ce sont là, déjà, de courtes œuvres abouties, répondant à des projets d'ensemble, nécessaires et aussi sacrificiels d'un retrait individuel ressenti comme insupportable. Mais aussi, très vite, il a touché du doigt les limites de ces récits : la littérature ne saurait se confondre, ni avec l'histoire, ni avec l'expression d'un point de vue. Il lui faut repousser les limites, porter dans la langue, dans la fiction, dans la construction, l'horizon de cet angle, et donner à entendre le désordre des consciences, la vitalité de la démesure, la perception de sa propre folie. Alex et son double, publié par Vents d'ailleurs vient désormais traduire cette avancée.
Cette fois, le récit s'inscrit dans une esthétique identifiée, celle du roman picaresque, qui installe une scénographie à même de dire le désastre, depuis un point de vue qui est radicalement celui de la fiction : Alex ne meurt pas, malgré son très grand âge, et le Paradis, inquiet, mais seulement en apparence, lui dépêche un enquêteur, qui n'est autre que le fantôme d'Alexandre Dumas. C'est en fait un accompagnateur, un guide d'outre monde, heureux autant que peut l'être un spectre, de cette "virée" sur terre, dans les bars, les restaurants, les lupanars, dans une Afrique autant désirée que méconnue, dans la confrontation entre le monde qu'il a connu et la modernité effrénée qu'il tente de maîtriser. Pendant vingt ans, ils voyagent ensemble, célébrant cette vertu essentielle dans nos temps de rencontres rapides : l'amitié. Dumas est un "ami comme Alex en avait toujours rêvé, d'autant que déjà mort, Dumas au moins ne l'abandonnerait pas". La logique est imparable. Ces deux personnages comme tous ceux des romans picaresques, vivent en marge des sociétés qu'ils traversent, côtoient des déclassés, connaissent des aventures extravagantes. Le procédé est décapant, et témoigne de la vitalité retrouvée par la littérature.
C'est un roman truculent, et débonnaire : on y boit comme rarement on boit dans les œuvres littéraires. Dumas déploie sa science culinaire à maintes reprises. On y assomme allègrement les individus sans scrupules, dont le ridicule est à la mesure des ambitions. C'est aussi la revanche des déclassés. Les prostituées y sont représentées comme des êtres en lutte pour la revendication de leur dignité. Les plus pauvres, les enfants, y sont traités avec une grande élégance de ton, même si leur sort est de survivre par tous les moyens. Quant à Alex et Dumas, ils poursuivent sans cesse leur conversation, sur le sexe, la nourriture, le devenir des mondes, la quête de soi dans la présence de l'autre. Très progressivement, au fur et à mesure de l'avancée d'Alex vers sa propre fin, Dumas devient visible au monde, gagne épaisseur, et, bien entendu, virilité. Il me semble que l'on ne pouvait rendre aussi justement un témoignage de reconnaissance au genre romanesque, et à ce qu'il porte en lui d'humanité, et de cruauté à l'égard de l'indifférence.
C'est également un roman grave. La description y rend compte des tourments endurés par les peuples du Sud, qu'elle ne présente pas sur le mode de la victimisation, mais bien sur celui de cette conquête ininterrompue de la dignité, par la débrouillardise, et dans l'âpreté de la lutte violente. C'est en regard de ce dessein narratif que l'indifférence à leur égard prend un relief aigu. On y perçoit une parenté étroite avec cet autre roman magnifique dans lequel se nouent l'amitié, le politique, le ciel de la culture et le sentiment haletant de l'urgence, La Piste des sortilèges, de Gary Victor. Certes, chez Emmanuel Goujon, ce sont les romans de Dumas qui peuplent la nuit des personnages, ainsi que le mythe que tente d'écrire Alex, comme point aveugle du livre, et non la récriture des mythes populaires des Caraïbes 1.

C'est, enfin, un roman sur l'écriture, et sur les enjeux posés par le roman quand il revendique de dire l'histoire. La présence de Dumas ajuste sans cesse la perspective critique, justement à partir d'un déplacement systématique, qui fait que ce ne sont pas les seuls grands récits qui importent, mais bien aussi l'attention au détail, aux faits considérés comme de peu d'importance, à partir desquels tout un monde laissé dans l'ombre survient sur la page. Ce roman fait affleurer à sa surface un frisson métaphysique : que faire de cette présence commune du mal et quoi en dire, surtout quand on est accompagné d'un envoyé du Paradis ? C'est surtout un singulier hommage rendu à la littérature, quand elle se dégage du formalisme de la pensée, et métamorphose la colère en œuvre digne d'être partagée.


Note :


1.À cet égard, on relève une erreur dans les références historiques, que l'on ne saurait passer sous silence, sans risquer la déconsidération. Delgrès n'est pas mort dans un cachot breton. Cette atteinte à une icône de la Guadeloupe fait courir le risque d'une relance dans les déconsidérations mutuelles entre les deux îles des Antilles française. Goujon se fera écharper vif. Mais il a le cuir suffisamment épais pour résister aux attaques qui ne manqueront pas. Il a sans doute tout simplement croisé les destins des deux lutteurs, Delgrès et Toussaint-Louverture.

Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09