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  Mambou Aimée Gnali, Beto na Beto. Le poids de la tribu, préface d'Henri Lopes, Paris, Gallimard, collection Continents noirs, 115 p.

{Notre Librairie, n°144}

 

 
 

La volonté d'apprendre comme le désir de savoir ouvrent à l'innovation sociale. Mais cette disposition et cette prise de conscience en modifiant le rapport de chacun au réel, à sa représentation et à sa construction, se heurtent la plupart du temps, on le sait, à des résistances dont les enjeux ne sont pas, loin s'en faut, directement perceptibles. Le récit d'Aimée Gnali interroge avec une grande attention la crise radicale qu'entraîne ce conflit. Conflit politique, certes, mais aussi peut être plus fondamentalement encore conflit existentiel, tant il est vrai que notre rapport au monde est d'abord un rapport qui se tisse entre les autres et nous.
C'est pourquoi, d'emblée, ce récit s'offre comme un remarquable témoignage du décrochage historique de l'articulation entre la tradition et la modernité qui aura suivi les soleils des indépendances dans la République Démocratique du Congo. Dans une langue précise, qui se maintient toujours sur le fil de l'émotion, elle raconte sa relation difficile et traversée de silences, mais exceptionnelle, avec quelqu'un qui aurait pu être un acteur de poids dans la construction du pays : Lazare Matsocota, Mat comme l'appelaient ses proches, dont il a assuré la formation intellectuelle, contre l'emprise de l'ignorance. A l'instar de Kourouma, mais dans un registre non épique, Aimée Gnali rappelle combien " le sous-développement, la corruption, l'impudence avec laquelle sont employés les mots authenticité, socialisme, lutte et développement, cet ensemble de mensonges et de ressentiments, qui révoltent, ont des causes profondes et nombreuses". Deux d'entre elles retiennent particulièrement son attention : le tribalisme et son corrélât, la négation des savoirs et des apprentissages.
Au point de départ du récit, il y a la rencontre avec Mat, et une promenade dans le parc de Sceaux, près de la résidence universitaire d'Antony, dans une solitude partagée. Nous sommes en 1960, en hiver. Dans quelques mois, le Congo déclarera son Indépendance. Une charge importante pèse sur les protagonistes, sans doute à leur insu : tous les deux appartiennent à une des premières générations d'étudiants congolais, futurs cadres de la nation. Mat et Haïdara, le compagnon d'Aimée, discutent sans cesse de politique, s'appuyant sur les maîtres à penser de l'époque : Marx et Lénine notamment. Mais au centre de ces échanges, il y a comme une sorte de vide : Mat s'est séparée de ses maîtresses, Aimée ne parvient à s'affirmer qu'à la marge : " Mon inculture politique me disqualifiait d'office. En dépit de la considération que me valait mon exploit de première bachelière de l'Afrique Équatoriale Française (A.E.F.), je n'étais donc que la petite amie d'Haïdara ". Alors qu'une nation va naître dont ils sont partie prenante, les protagonistes vivent déjà la déchirure et l'isolement. La contradiction est trop marquée. Et il faut à Aimée se retirer en maison de repos pour parvenir à reprendre pied dans ce monde, où, comme elle a pu le constater depuis son entrée au Lycée Savorgnan-de-Brazza, les femmes se voient accorder une place réduite.
La majeure partie du récit, ponctué par ce mouvement de rencontre et de retrait, va se déployer alors entre le retour d'Aimée, son intégration dans la Fédération des Étudiants d'Afrique Noire en France et février 1965, date de l'assassinat de Mat. Ce dernier sera pendant ces années le mentor de la narratrice. D'abord un guide : il lui permet d'accéder à des fonctions importantes au sein de la fédération. Il sera ensuite son formateur : chaque réunion est préparée, puis analysée point par point. Pour disposer d'outils intellectuels permettant d'affronter le dogmatisme de tel dirigeant, il lui lira à haute voix les textes fondamentaux de l'action politique, textes qu'ils commenteront ensemble. Le personnage de Mat en prend un relief particulier, et le beau parleur, séduisant et séducteur, un peu cabotin, se révèle autre, mais dans la discrétion de l'intelligence : " comme beaucoup de Congolais, et sans doute aussi de non-Congolais, j'avais toujours vu en Mat un dilettante. (...) Je découvrais un mentor exigeant. A mon endroit. Mais aussi pour lui-même. Il lisait tout. Bien que ses préoccupations fussent essentiellement politiques, il s'intéressait au roman comme aux journaux ou à la poésie ". C'est par la parole, que retranscrit l'auteur avec autant de précision et de proximité qu'il est possible de le faire dans l'écriture et avec une césure de 50 années, que cet enseignement s'accomplit. Henri Lopes, lui aussi, fut à cette époque un proche de Mat, et c'est par son intermédiaire qu'Aimée Gnali rappelle la force de cette parole. L'éloge est marquant : " Je ne crois pas que le Congo ait produit depuis un seul orateur de cette étoffe ", affirme Lopes.
Mat sera aussi l'amant d'Aimée : un amant à la fois si proche, par la complicité et l'accord, mais brusquement si éloigné par les considérations familiales et traditionnelles. Les jeux complexes du " tribalisme conjugal " interdisent leur mariage, pourtant souhaité par Mat. La dialectique de l'ouverture et de la fermeture est irrémédiablement close sur le constat : " Tu es dans la tribu ou tu ne l'es pas. Beto na beto. C'est entre nous. Nous sommes entre nous. Nous vivons entre nous. Même après la mort. Nous restons entre nous. " Remettre en question ne fût-ce que sur le plan de la vie individuelle un tel principe revient à dénier aux modes traditionnels de la circulation de la parole leur caractère définitif. Cela revient surtout, sur le plan politique, à critiquer sévèrement le mode de transmission du pouvoir.
Mat fut enfin le repère intellectuel à partir duquel la narratrice décrit la dévalorisation du projet politique qui se mit en place après l'élection de Youlou et de ses successeurs, notamment le déplacement du projet éducatif vers un embrigadement généralisé des forces vives de la nation : " Négligeant les collèges populaires destinés à leur rattrapage en dehors des classes officielles, [les jeunes désœuvrés] s'investirent en masse dans la milice, plus gratifiante pour eux ". La terreur put ainsi être imposée par ceux qui en furent les victimes : " Les Congolais avaient capitulé avant même de combattre ". La nouvelle situation fut alors propice à l'exécution de ceux dont la parole libre - c'est-à-dire irrécupérable par le slogan - devenait une menace pour le pouvoir. La mécanique sanglante de la tragédie fut alors enclenchée.
On le voit, le livre d'Aimé Gnali interroge au plus près l'articulation à la fois essentielle mais combien fragile entre l'existentiel et le politique. La finesse des analyses - notamment sur les complexes relations de parenté, comme sur la fonction du mythe fondateur de Matsoua -, l'émotion discrète, qui transparaît à chaque arrivée de Mat dans la narration et surtout le dialogue, ce " tremblement du cœur qui sous-tend le texte", selon la belle expression d'Henri Lopes dans sa préface, font de ce récit plus qu'un témoignage historique. Il s'agit bien plutôt de l'invitation faite au lecteur à partager l'intimité d'une conscience.
Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09