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études haïtiennes

   

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  D’un pur silence inextinguible
Frankétienne, D’un pur silence inextinguible. Premier mouvement des métamorphoses de l’oiseau schizophone, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs/Ici & Ailleurs, 2004 (première publication : 1993)

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Reprenant le texte de la première partie de L’Oiseau schizophone, la spirale de Frankétienne, transforme de façon sensible le texte initial : la spirale se métamorphose. Nous n’assistons pas à un changement de cap, ni de degré : les analyses menées par Régis Antoine(1) et Philippe Bernard(2) conservent leur acuité.
Il ne s’agit pas pourtant de la même spirale : le texte est recomposé et diminué de ses éléments iconiques. La véritable différence tient plutôt au renouvellement de la posture du lecteur, renouvellement consubstantiel à la nature même du genre. Dès la couverture de l’édition de 1972 d’Ultravocal (Port-au-Prince), la spirale décale la place de l’auteur : « le montage des différents segments du texte est laissé au choix du lecteur qui dispose alors d’une absolue liberté constructive face à l’éventail infini des combinaisons ». Comme le montre Anne Douaire, si l’auteur anime le mouvement initial de la spirale, il « prend le risque d’une lecture effectivement anarchique, que son texte assume d’ailleurs parfaitement, chaque paragraphe étant un œuf de sens »(3) . D’Un Pur Silence inextinguible relance cette exigence, qui remet la spirale en circulation, comme elle ré engage son interprétation. Précieux mouvement : Franketienne rappelle, si besoin en était, que la littérature n’est ni un art, ni une activité professionnelle, ni un divertissement, mais une sommation qui fait obligation au réel de démêler les discours qui tentent de la réduire au silence.
Le thème de l’éclosion est omniprésent dans l’œuvre de Frankétienne. Haïti est embarrassée d’obstacles qui interdisent la parturition de l’histoire, le Kaselezo (4): « Des épines et des ronces s’enchevêtrent à nos voix épuisées de douleur. Le mécontentement populaire, le défi perpétuel, la bouche ouverte au vent de l’impuissance ». Cette naissance non promise, malgré l’Indépendance proclamée, est le signe d’une panne de l’histoire, en quelque sorte de sa déraison. Mais ce que découvre brutalement l’auteur, quand il effectue le pas de côté à partir duquel la spirale va trouver son essor, c’est bien que cette démence est tissée des fils de la raison, et qu’en elle, le langage s’évide de toute possibilité de faire sens, qu’il est immédiatement voué à la pourriture des « poubelles démocratiques ». Changer le signe et réinjecter de la raison, serait-ce une voie ? C’est celle qu’avait tracée Jacques Stephen Alexis : « dans le voyage des pierres rituelles vers le pays des lunes hérétiques, le ciseleur de métaphores sculpta le visage de la Belle Amour humaine ». Avec l’issue terrible que l’on sait.
Frankétienne choisit la voix périlleuse du marronnage dans les mots. Haïti, mais pas seulement est « Terre de folie et d’angoisse giboyeuse. Terre encombrée de signes indéchiffrables. Terre alourdie de symboles intarissables ». Il y a urgence à détourner le langage de son instrumentation comme vecteur du non-sens, le réduisant à cette syntaxe collective de raisonnement qui maltraite le réel, et voue à l’insensibilité de l’identité personnelle, à l’indifférence généralisée. Celle-ci installe la terreur, qui verrouille l’indécision, qui empêche toute révolte, sinon sous la forme de ces explosions brutales, qui transpercent le quotidien haïtien « de sentochures nauséabondes » : « Cannibalisme nocturne. Suicide artificiel du soleil gladiateur au virage des ténèbres. La tension du guerrier en un compte à rebours contre la dictature. Les humiliés de l’histoire ont la mémoire ensanglantée ».
La schizophonie est la forme requise à ce dire ensemble de la raison démente – qui évide les mots, et dont il faut parvenir à faire entendre, voir, ressentir dans son être, le caractère totalitaire - et de la folie, qui fait de toute résistance un tremplin vers l’affirmation de soi, contre l’assignation à une foule indifférenciée et démentifiée. La folie intérieure est devenue le seul espace où provoquer du sens, dans le confinement insulaire. Mais y habiter entraîne aussi à la solitude revendiquée : « Au crime d’écrire mes cris, je m’assassine de solitude. Vous n’imaginez pas ma texture à l’envers.(…) Le livre est un espace tragique où l’écrivain se suicide en public », « Je ne me réclame d’aucune tribu ». C’est par là, aussi, que les écrivains actuels d’Haïti se rencontrent, dans une solitude partagée, malgré des itinéraires distincts et des circulations différentes. C’est aussi un espace miraculeux, capable de s’évanouir au moindre défaut de la vigilance. « A chaque saison qui s’ajoute à mes âges quand mûrit la raison je crains que ne s’essouffle ma folie ». Il y a en effet danger à laisser ce raisonnable s’installer, et l’échec patent de la tutelle actuelle sur Haïti semble bien confirmer cette affirmation..

Yves Chemla

(1)Notre Librairie, n° 128, p.14
(2)Notre Librairie, n° 138-139, p.165
(3)http://pierre.campion2.free.fr/douaire.htm
(4) Titre d’une pièce de Frankétienne. Le mot évoque le moment de la perte des eaux qui prélude à l’accouchement.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09