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J’ai
vécu avec Natanya et Gérard Étienne un moment bien particulier.
C’était à Sousse, en 2000, à l’occasion du congrès du Conseil
International des Études Francophones. Il se déroulait dans ce grand
complexe hôtelier de Port El-Kantaoui, une zone d’hôtels à perte
de vue qui mangent les plages autrefois désertes où je me rendais, enfant,
avec les cousins de mon père, passer les journées à pêcher la sole.
Nous avions bavardé, le soir, en marchant au bord de la mer. Parfois,
aussi, nous prenions un verre, en compagnie d’Émile Ollivier,
de Mongo Beti, de Rodney Saint-Éloi. En a parte, Gérard me racontait
sa démarche, et les origines de celle-ci, la découverte en lui de son
judaïsme, de son détachement des pratiques religieuses haïtiennes, sa
distance absolue avec le christianisme, particulièrement dans les formes
que prenait l’église catholique. Je lui répondais en évoquant
ma propre éducation, et mon ancrage mesuré à ce judaïsme auquel on me
renvoie, si souvent, en raison de mon nom, un ancrage mesuré malgré
les souvenirs très précis de cette éducation juive dans l’école
qui se trouvait rue Glatigny, une petite rue qui longe par derrière
la grande synagogue de Tunis. J’avais appris à lire dans la Bible,
et je garde encore trace de cette présence intense du texte. C’était
le sujet de nos conversations, que nous prolongions alors souvent dans
la question de l’hybridité. Je commençais à comprendre un peu
mieux ce qu’il en était de la vision haïtienne du monde, depuis
le Canada. Mais aussi, sans que cela fasse vraiment sens pour moi, ce
qu’il en était du destin juif de Gérard. Il me revenait d’interroger
la mienne, et Gérard Étienne me posait de nombreuses questions. La croyance,
ce qu’il en est de l’arrachement abrahamique originel, était
au cœur de ces conversations et de ces échanges, qui, peu à peu,
devaient nous amener à prendre langue. Pour Gérard, la Loi était au
centre de chaque accomplissement du quotidien, et de la lutte contre
le mal. J’avais déjà lu Le Nègre crucifié, et me préparais
à publier une longue étude consacrée à cette œuvre. Mais
Gérard, par ses intuitions, me proposa de faire retour sur tant de permanences
que je croyais éteintes.
À Sousse, je n’étais pas dans un lieu exotique : ma mère
y est née, et du côté de mon père, avaient habité de nombreux parents,
auxquels dans mon enfance, je rendais visite, le plus souvent possible.
Tous sont partis, mais j’ai retrouvé les lieux, et leurs pénombres,
les maisons, les petites rues du côté du Parc aux Oiseaux.
J’y emmenai Émile Ollivier à plusieurs reprises, et je venais
de consacrer une étude à Mille eaux, son récit d’enfance.
Ce parc s’appelait autrefois le Parc Charles Nicolle.
C’était un hommage au grand médecin et biologiste, qui, né à Rouen
en 1866, avait mené des recherches sur certaines maladies infectieuses,
en particulier, le typhus. Il avait travaillé à l’Institut Pasteur,
à Paris, puis à l’École de médecine, de Rouen, où il fut en butte
à de nombreuses tracasseries administratives. En 1902, il quitta la
Normandie et s’installa à Tunis, où il prit la direction de l’Institut
Pasteur. C’est là qu’il mit en évidence le rôle du pou dans
la transmission du typhus exanthématique. Malgré les oppositions, et
sa propre difficulté à communiquer – il fut très tôt atteint de
surdité -, ce fut un chercheur et un administrateur éminent. C’est
lui qui mit en avant le concept de maladies inapparentes, celles
dont les symptômes demeurent invisibles, et qui travaillent l’organisme
en silence, jusqu’à la fin. « Il y aura des maladies infectieuses
nouvelles », annonce-il en 1930. Il reçut le prix Nobel de Médecine
en 1928, et une chaire au Collège de France, en 1932. C’était
aussi un écrivain : auteur d’ouvrages qui présentaient les
résultats de ses recherches, il écrivit aussi des œuvres romanesques,
et philosophiques. Les biographes rappellent souvent qu’il conserva
toute son existence ce double attachement à la Normandie et à la Tunisie.
Il est enterré à l’intérieur de l’Institut Pasteur de Tunis.
Je pense qu’il correspondait dans une large mesure à cet idéal
de l’humanisme, laïc, empreint de démarche scientifique et résolument
moderne, que tentaient de prolonger mes arrières grands-mères, dans
l’éducation des filles.
Au centre de ce parc, proche du bord de mer, se trouvait un bassin,
orné de la statue représentant une petite fille, dansant, La Joie
dans le soleil. Le sculpteur, qui s’appelait Raphaël Peyre,
était âgé, pauvre et aveugle, dans ces années 1930. Une de mes arrières
grand-mères, qui dirigeait l’école maternelle, dans la Sousse
des années 1930 et qui le connaissait, avait ouvert une souscription
pour que la ville achetât une de ses œuvres. L’arrivée de
celle-ci dans le port de Sousse, entre 1930 et 1932, son transport et
son installation dans le parc furent l’occasion de réjouissances
populaires : fanfares, discours, foule. Le parc s’ornait
aussi d’une immense volière qui retenait de nombreuses perruches.
Après 1956, le parc changea de nom, et reçut d’autres volières.
Plus tard, encore, il fut fermé et gardé : le spectacle d’une
petite fille dansant nue au milieu d’un bassin déplaisait souverainement,
et le lieu commença à être dégradé.
J’avais longtemps cherché l’école, durant ce séjour. Je
l’avais trouvée, dans l’ancienne avenue Bouchet. On y conservait
encore le souvenir du jardin Montessori qui avait été créé, et
le directeur m’avait ouvert sa porte : j’étais entré
dans ces pièces aux plafonds élevés où ma mère avait passé les premières
années de sa vie, notamment la guerre. Je touchais les carrelages, j’entendais
le bruit de ses pas sur les dalles de marbre des escaliers. L’épouse
du directeur m’apprit que l’école allait être détruite.
Pendant ce voyage à Sousse, nous avons rencontré une cousine de mon
épouse qui avait fait ses premières études dans cette école, et se souvenait
très bien de mes arrières grands-mères. Je conserve dans mes archives
un article écrit par l’une d’elles, Germaine Choulant et
publié dans La Revue Méditerranéenne : « La Femme
musulmane ». Ouvert par une citation de Kropotkine, il déclare
participer à l’établissement des fondements du droit de la femme
en Tunisie. La première institutrice tunisienne commença ses études
dans cette école. Elle s’appelait Zohra Mestiri, et manifesta
toute sa vie une grande admiration pour les deux femmes. Mes deux arrières
grands-mères étaient arrivées à Sousse en 1922, quatre ans après avoir
adopté ma grand-mère, fruit d’amours fugitives entre une paysanne
de la région de Dinan, en Bretagne, et d’un jeune soldat, disparu
à Verdun, dont le nom est inconnu. Germaine Choulant était directrice
de l’école des filles et Yvonne Corbari, professeur de lettres
et d’histoire. Elles étaient passées par les écoles normales d’institutrices
et par l’école normale supérieure. « Elles avaient
été marquées par des enfances difficiles, misérables pour Germaine et
par les souffrances endurées pendant la guerre », m’écrit
ma mère. Germaine Choulant était originaire de Normandie, dans une famille
où l’on avait accueilli sans tendresse une cousine qui en 1870,
dans l’Alsace occupée, avait choisi de demeurer française. Toute
sa vie, on la surnomma la « Boche », mais aussi, elle parvint
à conserver l’empreinte alsacienne en elle et à transmettre à
sa fille le souvenir de cette province qu’il avait fallu quitter.
Lors de la soutenance de ma thèse, en 1999, j’invitai les amis
proches et ma famille dans une brasserie proche de la place de l’Odéon,
que sa fille aimait à fréquenter quand elle se rendait à Paris.
Dans la bibliothèque, il y aussi un très vieil exemplaire des Aventures
de Télémaque, de Fénelon, publié en 1870 à Milan. Le père d’Yvonne
Corbari, bucheron dans les forêts de Savoie, y avait appris à lire et
avait enseigné à sa fille à lire et à écrire dans le même livre, afin
qu’elle ne demeurât pas dans le même état social que lui. L’une
était communiste, mais non bolchévique, l’autre était « totalement
anarchiste. Elles portaient en elles la morale très stricte, presque
rigide, des normaliennes et de la laïcité ». Sur les photos qui
m’ont été remises, je les vois, la plupart du temps le visage
éclairé d’un grand sourire : elles semblent y recueillir
cette lumière du Sahel qui les avaient émerveillées, et que je reçois
encore. La dernière phrase de l’article dit leurs aspirations
: « Mettez le flambeau aux mains des femmes ». Pendant la
période du gouvernement de Vichy sur la Tunisie, elles avaient été dénoncées
et destituées. La bibliothèque avait été mise à sac, incendiée. Il demeure
quelques livres : un Kipling, dont les pages intérieures conservent
encore la trace cloutée d’une botte allemande, des œuvres
d’Anatole Le Braz, qu’elles connaissaient, Le jardin
de l’Infante, d’Albert Samain. Plus tard, on leur offrira
une édition du Silence de la mer, de Vercors, imprimée sur
un mauvais papier et aux pages agrafées.
Mes grands-tantes paternelles habitaient, elles, dans les rues situées
juste derrière le Parc aux Oiseaux. Je me réveillais tôt le matin, et
courais jouer avec les garnements qui se retrouvaient dans le parc jusque
vers midi. Très vite, nous recherchions l’ombre. Parfois, nos
jeux étaient bruyants, et la vieille Alegrine, alors, nous demandait
vertement de nous écarter de ses fenêtres. Parmi les enfants qui couraient
sous les ombres des arbres, il y avait parfois celle que je devais rencontrer,
beaucoup plus tard, par hasard, et dont je partage l’existence.
Une de ses tantes était notre voisine. Ma grand-tante m’envoyait
aussi faire les courses : j’allais chez le boucher, chez
le marchand de légumes, au four à pain, porter les plateaux de gratins
de pâtes, ou les poissons, ou bien les biscuits que nous mangions le
matin, ou au goûter, trempés dans la citronnade. Un matin, les bras
chargés, je fus agressé par un enfant plus grand que moi, et surtout
bien plus pauvre. Il me poussa dans un renfoncement, entre deux immeubles,
me donna quelques gifles, me frappa la main contre un mur pour me faire
lâcher la monnaie, et le temps que je réagisse, il avait déjà ramassé
les pièces et s’était enfui en courant.
Vers midi, j’abandonnais mes jeux et me rendais à la plage, en
compagnie de ma grand-tante, Louise. On se plongeait un moment dans
la mer, pour se rafraîchir, et avant que les autres membres de la famille
ne vinssent déjeuner, nous rentrions seuls, pour nous doucher, et que
je l’aide à préparer la grande table. On s’arrêtait presque
toujours à la carriole du marchand de granite, et, encore ruisselants
de la mer, nous laissions fondre dans la bouche la glace râpée parfumée
au citron 'beldi. C’était notre secret. Chaque fois que
je repense à ces moments, je revois le visage de Louise, ses grands
yeux intenses, son visage encore pailleté de gouttelettes de mer, et
j’entends dans son rire, le timbre de sa voix.
C’est chez Louise qu’un matin on m’apprit la mort
de ma grand-mère maternelle, dans un sanatorium, à Cambo-les-Bains :
elle avait épousé, avant la guerre, le fils d’un armateur d’origine
sicilienne, Carlo Rinauro. C’était un bel homme, grand, au port
altier. Malgré une famille fasciste, après le divorce mal ficelé d’avec
ma grand-mère qui ne s’en remettra jamais, il s’était engagé
dans l’armée Leclerc. On dit qu’il a été dénoncé, capturé
et passé par les armes. Il reposait dans un caveau de famille, dans
le cimetière de Sousse désormais désaffecté, et dont les tombes ont
été déplacées. Un de ses frères a fui aux États Unis immédiatement après
la fin de la guerre. Il a changé de nom. L’autre frère, Ives,
un être que j'ai connu très doux, s’était retrouvé enrôlé dans
l’armée italienne envoyée sur le front de l’est, dans les
plaines russes. Des 229 000 hommes engagés dans ce désastre, l’URSS
rendit plus tard 10 000 hommes, rescapés du système concentrationnaire.
Parmi eux, Ives, qui s’installa dans le fief sicilien familial,
à Bisacuino, non loin de Corleone, après avoir ramené sa mère
de Sousse. Nous l’avons retrouvé, lui aussi, dans les années 1990.
Il y avait aussi la synagogue, où la famille se rendait. Les cousines
s’y étaient mariées, et elle conservait le souvenir de mes courses
d’enfant. Autant à Tunis, j’étais un enfant silencieux et
solitaire, plongé dans les livres, les illustrés et les journaux, autant
à Sousse, je tentais toujours de filer, et de me perdre dans le petit
dédale des rues qui me menaient toujours vers le parc, immense encore
à mes yeux. La synagogue n’en était guère éloignée.
Je m’y rendis le samedi matin, après avoir proposé à Gérard et
à Natanya de m’y rejoindre.
Il y avait une douzaine de personnes très âgées, priant, regardant les
murs, le plafond, oscillant entre l’ennui de vivre et celui d’être
là, malgré tout, dans la solitude et l’abandon. Ils incarnaient
la disparition de cette histoire qui avait pourtant été la leur. Lorsque
j’entrai, on me proposa un talith, mais je me défilai. Un homme
s’approcha de moi, me demandant qui j’étais. « Tu ne
me reconnais pas ? C’était moi, le boucher. H’assilou
! Je suis seul, maintenant. Mes petits-enfants viennent parfois de loin
me rendre visite, mais tu vois, nous ne sommes plus très nombreux. Viens,
assieds toi à côté». C’est alors un autre commerçant qui s’est
approché, me demandant des nouvelles de mon grand-père, journaliste
au Petit-Matin, et depuis longtemps disparu. « J’ai
connu ta grand-mère, tu sais. Elle a travaillé dans une librairie, sur
l’avenue Kranz. On était tous amoureux d’elle. Comment va-t-elle ? ».
Et puis d’autres, encore, interrogeant, mais surtout m’accueillant
comme l’enfant prodigue, que je n’étais pas. Entre leurs
voix, j’entendais d’autres paroles, d’autres histoires
lointaines qui s’agitaient en moi, essayant de se mettre en mots,
souvent retombant dans un murmure lointain.
La porte s’ouvrit lentement, et Gérard entra. Je sentis un premier
mouvement chez mon voisin, qui pensait accueillir un touriste. Il remarqua
le calot et le talith, mais aussi qu’il tenait le livre à la main.
Gérard s’installa et immédiatement entra dans le rituel, suivant
dans son livre la cantilène. Tous les regards étaient tournés vers lui,
qui demeurait plongé dans la lecture, absorbé par la parole qui jaillissait
très claire de sa bouche. « Tu penses que ton ami veut venir lire
la Torah ? Est-ce qu’il sait lire au moins ? Mais on
peut rester à côté de lui et le guider. On n’a jamais vu un noir
lire la Torah. On n’a même jamais vu un noir dans le temple ».
Je me levai pour l’inviter. Gérard monta sur le chevet. L’officiant
voulut lui montrer où commencer la lecture, ce qui suscita un bref moment
d’humeur. « Mais je sais où on se trouve ! Il ne faut
pas troubler la lecture par des paroles de doute. Si je suis monté,
c’est que je sais ». Penaud, et quelque peu irrité, l’officiant
descendit. Il y eut un instant de silence, comme un froissement dans
l’air chaud de ce matin de juin. La voix de Gérard s’éleva
soudain, directement d’aplomb avec le texte, puissante, emplissant
la synagogue de sa ferveur, chantant la Torah comme ces vieilles personnes
ne l’avaient plus entendue depuis des lustres. Il menait la lecture,
comme un qui vient apporter aux hommes plus que le souvenir, mais bien
la présence irradiant les visages. Des larmes coulèrent sur les visages
de ces hommes. Personne ne désira lui succéder, et il termina l’office.
Il partagea ensuite le repas. Il raconta ses voyages, la vie dans la
communauté, là-bas, au pays des neiges. Quelqu’un lui dit avoir,
il y a très longtemps, rencontré le père de Natanya.
Je n’ai plus revu Gérard Étienne depuis ce jour. Nous avons été
en correspondance pendant quelques temps. Puis, en pointillé. Puis plus
rien, sauf de loin en loin, des nouvelles par qui l’avait rencontré,
Thomas Spear, notamment, depuis New-York. Pourtant, je revis intensément
les moments de cette rencontre, comme ce qui a permis justement de reprendre
pied dans une histoire assez malmenée, dans laquelle la question de
la filiation et celle de l’affiliation se trouvent imbriquées.
C’est depuis ces terres-là, qu’en grande partie,
le chemin a été ouvert vers Haïti, c’est-à-dire vers la découverte
de ma propre hybridité. Pourtant, le terme d’hybride, tant utilisé
par les tenants des études postcoloniales, ne convient pas tout à fait.
Il fait référence à une figure du double (l’hybride provient
de deux espèces différentes, affirme le dictionnaire). Dans le
double, il ya coexistence, alternance, recouvrement imparfait, de l’un
et de l’autre. Mais quand l’être tout entier est tissé de
l’autre, et de l’autre, et qu’il tente de chevaucher
au gré des rencontres les différentes postures, alors le terme est bien
limitatif. Ce n’est pas non plus une bigarrure, comme le manteau
d’arlequin, aux multiples losanges, qui émaillent un corps fané
et fatigué, qui se manifeste dans l’excession de soi.
Cela pourrait peut-être ressembler à l’entrecroisement, au composite,
comme ces matériaux produit par l’assemblage de matières qui ne
se mélangent pas justement, mais s’entretissent, remarquables
par la légèreté, la robustesse, mais aussi une grande plasticité aux
tensions. Gérard Étienne incarnait pour moi cette présence du composite
que nous sommes désormais, traversant des mondes dont chacun se figure
unique, mais dont nous choisissons la forme, en vérité, au gré des situations,
des rencontres et des échanges que nous pouvons entretenir avec les
uns et les autres. C’est depuis cette époque que j’ai acquis
la conviction que justement Haïti incarnait à la fois cette plasticité,
mais aussi cette fermeté, dans la posture du nègre campé, Haïti
Thomas. Mais aussi, comme la terre qui aura vu s’échouer
sur ses grèves toutes les histoires du monde…
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